Convalescence - partie 1
Par intermittence, il ouvrait les yeux. Le plus souvent, c’est une odeur écoeurante de sang et de chair pourrie qui lui montait à la gorge et qui le réveillait. Parfois, des hurlements le sortaient de sa torpeur. Il voyait un pauvre type se tortiller, tenu par des mains fermes, allongé sur une table et le chirurgien qui maniait une scie. Bien souvent il peinait à comprendre les visions dignes de l’enfer qui le saisissaient puis il retombait dans une sorte de trou noir. A aucun moment, il n’aurait su dire si on était le jour ou la nuit, seule une soif inextinguible et une douleur atroce lui garantissaient qu’il était encore vivant.
Le dernière fois qu’il ouvrit les yeux, il se retrouva dans ce qui semblait être une grange avant d’avoir été investie par ne nombreux blessés, allongés dans la paille. La majorité était silencieuse mais parfois l’un d’entre eux semblait torturé par une douleur épouvantable qui lui arrachait des gémissements. Les hommes étaient sales, leurs uniformes maculés de sang et de terre. Aucun d’eux n’avait sa coiffe ni ses armes. Gontran les détailla les uns après les autres et réalisa soudain que sur la douzaine d’hommes présents dix avait un membre manquant. Deux avait perdu un bras, un autre avait deux moignons enrubannés à la place des jambes et les neuf autres n’avait plus qu’une jambe. Son sang reflua en l’espace d’une seconde dans tout son corps et il tenta de s’appuyer sur un coude pour faire un point sur son intégrité physique. Il ne put tenir qu’un instant tant ses côtes cassées lui faisaient mal mais cela suffit pour qu’il constate qu’il avait encore ses deux bras et ses deux jambes. Lui qui ne croyait pas en Dieu eut envie de remercier le ciel pour un tel miracle. Cette émotion l’épuisa tellement qu’il retomba dans un sommeil de plomb.
La douleur l’éveilla à nouveau. Il sentait qu’on le portait. Il fut pris de panique à l’idée qu’on allait lui couper la jambe qui le faisait tant souffrir. Il vit que l’homme aux moignons avait disparu. Mort pendant la nuit, on l’avait déjà remplacé par un autre blessé grave. Des jours et des nuits se succédèrent sans que le jeune homme ne put les compter. Puis un matin, alors qu’il était resté plusieurs heures conscient, Gontran fut transporté jusque dans une charrette couverte. On le posa à plat sur le sol de planches et commença pour lui un voyage interminable. Brinquebalé toute la journée et une partie de la nuit, il échoua dans une caserne. On l’installa dans une grande salle avec d’autres militaires convalescents et il resta là plusieurs semaines.
Il apprécia particulièrement de ne plus avoir froid car cela soulagea ses douleurs aux côtes. Couché sous deux lourdes couvertures de laine, il pouvait se détendre. Sa jambe quant à elle cicatrisait doucement mais dès qu’il esquissait le moindre mouvement il revivait le passage de la baïonnette à travers ses chairs. Écrasé d’ennui, impatient, il ne souhaitait que remonter à cheval le sabre à la main et dès qu’on lui adressait la parole il grognait. Il avait pourtant été heureux d’apprendre que la bataille d’Austerlitz avait été gagnée avec brio par l’Empereur. Ce fût son seul plaisir pendant ces longues semaines de calvaire où il lui semblait qu’il vivait dans les appartements de Satan. Pourtant un matin, un médecin vint lui asséner le coup de grâce en lui apprenant qu’il devait partir pour Paris où il devait finir sa convalescence aux Invalides.
- Pourquoi ne pas rester ici jusqu’à ce que j’aille mieux? Je pourrais ensuite retrouver mon régiment ou ce qu’il en reste. Je veux retourner me battre.
- Jeune homme, pour vous, tout ce cirque est terminé. Réjouissez-vous, vous ne remarcherez probablement jamais correctement mais au moins vous ne retournerez pas sur ce théâtre de boucherie.
Littéralement assommé par la nouvelle, Gontran dû s’asseoir sur la première chaise qu’il trouva. Il y resta longtemps, essayant de comprendre ce que voulait dire la sentence du médecin. Il ne parvenait pas à imaginer sa vie sans l’armée, les camarades, les cavalcades sous les canons. Ses rêves de richesse et de gloire semblaient le narguer en s’éloignant de lui. Il erra toute la journée dans les couloirs sans vraiment pouvoir fixer son attention.
Le lendemain, il s’éveilla brusquement, comme bien souvent depuis sa blessure, agité par un cauchemar. Son coeur battait la chamade, sa bouche était sèche mais pas le moindre souvenir de ce qui l’avait mis dans cet état. Alors les évènements de la veille lui revinrent en mémoire et une bouffée de colère lui monta à la gorge.
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