L'oracle de Belline

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Trois semaines se sont écoulées depuis que j’ai posé mes valises sur le continent nord américain. Petit à petit, je prends mes marques dans les couloirs de l’université avec l’aide d’Alexis. Chaque jour, je retrouve la bande après les cours dans le restaurant où bosse Lucas. En principe, nous terminons la soirée chez les uns ou chez les autres. J'apprécie le rythme de mes journées. Mon emploi du temps est condensé. Les cours variés et passionnants me conviennent parfaitement. Une grande première pour moi, je bois les mots de mes professeurs et m’applique dans chaque matière dispensée. Les objectifs pédagogiques ont suscité mon intérêt et m’ont conforté dans mon choix d’orientation. J’ai une préférence pour les ateliers pratiques jumelés à une formation théorique alliant profondeur et réflexion critique. Une façon pour moi de ne pas cogiter sur les événements de cet été.

Du lundi au vendredi, j’ai la tête dans le guidon de huit heures trente à quinze heures trente. Aussi, j’exploite les moindres pauses et m'évapore dans les allées de la bibliothèque. Manu serait aux anges, les rayonnages débordent de revues et livres en tout genre. Les responsables du secteur n’ont rien négligé en allouant un espace aux mangas et aux bandes dessinées. Pas facile de combler le vide laissé par ton absence, alors je me pose dans un des sofas et je plonge dans ton univers, j’ai relu toute la collection des Tintins. Étrange, je réalise que mon destin se confond à celui du héros d’Hergé. Encore un mystère de la vie.

Cette nuit, je me suis réveillé, en nage. L’air me manquait. Des images effrayantes submergeaient mes pensées. Je revois ses doigts autour de ton cou. Il serre, t'arrache ton dernier souffle. Moi, je regarde sans pouvoir intervenir. Putain de cauchemars qui remontent à la surface, ils ne me foutront jamais la paix. Dois-je leur donner du sens ou juste les laisser filer comme je le fais depuis mon enfance ? Comment pourrait-il t’atteindre ? Le balafré croupit derrière les barreaux pour vingt ans. Aucune raison qu’il n’obtienne de remise de peine. Comment pourrait-il retrouver ta trace ? Ton père ? Je ne pense pas qu’il soit assez con pour lui en parler. Il a retenu la leçon, du moins je l’espère. S’il veut sauver ses fesses, il a plutôt intérêt à se tenir à carreaux. Et si Marco avait des complices à l’extérieur ? Et s’il commanditait sa vengeance de sa cellule ? Mais dans ce cas-là, je serai sa cible prioritaire. À moins qu’il soit au courant pour nous deux. Et s’il se servait de toi pour m’atteindre, pour me faire souffrir en s’en prenant à ce que j’aime ? Je tremble à cette idée aussi saugrenue soit-elle. Je donne trop d’importance à cette terreur nocturne, je me fais des films. Tout se bouscule, retour à la case départ. Cette affaire hantera-t-elle à jamais ma vie ?

L’eau froide coule sur mes mains, je les referme pour la garder en réserve. Je m’asperge le visage, j’ai besoin d’un coup de fouet ce matin. Le miroir me renvoie mon reflet, flou. Je passe mes doigts sur la buée pour effacer les dernières traces de ma nuit agitée. J’arrange mes mèches en bataille et constate que mes cheveux ont poussé. Ce nouveau style me plait, comme cette barbe naissante de trois jours. Aurais-je la patience de l’entretenir ? Ce petit air de bad boys élégant me fait sourire et me renvoie à mon été dans tes bras. Manu, tu me saisis par la taille, je peux sentir ta peau contre la mienne. Une chaleur se diffuse dans tout mon être, mes pensées s’égarent et mes mains voudraient satisfaire le feu qui remonte le long de mes reins. Perdu dans mes fantasmes, j’ai envie de me laisser aller en songeant à tes doigts glissant sur moi. Je crois que je suis en manque de tes baisers, de tes lèvres, je voudrais crier pour me soulager. Mais une toute autre voix me ramène rue Boisbriand, il faut que je finisse de me préparer Harry m’attend.

Une bonne odeur de tartines grillées guide mes pas. Depuis mon arrivée, nous partageons nos petits déjeuners, aussi hors de question de ne pas être présent pour ce rituel et de le faire poireauter plus longtemps. Nous avons établi ce rendez-vous matinal où nous nous croisons pour apprendre à nous connaître. Nous apprécions d’utiliser cet espace commun pour discuter. Harry reste toujours discret sur son passé aussi de mon côté je m’étale. Il m’écoute avec attention, dans ces murs, je me sens en sécurité. De ce que j’ai pu comprendre, il regrette certains de ces choix. Pourtant l’homme plongé le nez dans son journal est très différent de l’image qu’il laisse entrevoir au reste du monde.

À peine ai-je posé mes fesses sur ma chaise qu’il me dit :

— Je pensais que tu pourrais proposer à tes amis de venir de temps en temps.

— Ce soir, c’est possible ? demandé-je aussitôt.

— Pas de soucis. En plus vous serez tranquilles, je ne serai pas dans les parages.

— Je ne veux pas te chasser.

—T'inquiète pas pour ça, je suis de garde cette nuit au poste, me dit-il en me tendant une tartine beurrée de sirop d’érable et de poursuivre, Petit, tu es ici chez toi.

Je souris, ce diminutif me réchauffe instantanément le cœur.

— C’est peut-être maladroit, se ravise-t-il.

— Non, au contraire.

Je le regarde se diriger vers le salon, il farfouille dans une des bibliothèques. J’en profite pour ranger les restes du petit déjeuner et nous servir une seconde tasse de café. Il réapparaît avec un quarante cinq tours dans les mains et me le tend. Je l’interroge du regard.

— Je l’ai retrouvé sur les étagères, coincé entre des bouquins. Je sais que tu écoutes beaucoup de musique aussi je me suis dis que je pourrais te partager mon univers. Mon fils me l’a offert lors de notre dernier Noël ensemble.

Touché par l’attention, mes yeux se voilent. Je chasse la fine pellicule de poussière de la pochette : Hallelujah de Leonard Cohen.

— La platine est dans la table basse, ajoute t-il dans un même souffle, et toi qui est fan de bandes dessinées, je te conseille de l’écouter en lisant l'œuvre de Philippe Girard.

Je sens l’émotion le gagner à son tour.

— Excellent, je l’emprunterai à la bibliothèque, dis-je curieux d’en apprendre un peu plus. Je file, je vais finir pas être en retard en cours. À demain pour le petit déjeuner.

— Avec plaisir mon P’tit Zach.

J’attrape mon sac de cours posé au pied du porte manteau. Les températures ont dégringolé. À Bordeaux, même si le vent de l’océan peut paraître froid en cette période de l’année, rien à voir avec le ressenti d’ici depuis deux jours. J’enfile mon bonnet. Marie Rose et sa fille me l’ont offert lors du week-end dernier. Nous nous sommes rendus chez le grand-père Emmett qui vit aux abords du Parc provincial Algonquin. L’endroit est fabuleux. Ces trois jours en pleine nature ont été une chouette escapade en famille. J’ouvre la porte, le vent glacial vient me claquer la bise, une façon charmante de commencer la journée. Je remonte la fermeture de ma parka et décide de me rendre à pied à l’université. Je remonte la grande rue Sainte-Catherine. L’air frais allège mes pensées, j’ai besoin de m’aérer l’esprit.

**

— Ah Zach, te voilà enfin, me dit Léa en s’accrochant à mon bras.

— Pourquoi ? Je suis pile à l’heure, précisé-je en consultant mon téléphone.

— Toi, tu as oublié.

Je réfléchis un instant, quand je réalise d’un coup que l’horaire est anecdotique, le plus important, c’est la date.

— Ah ça y est tu te rappelles, ajoute-t-elle devant ma tête d’ahuri.

— Comment ai-je fait mon compte ? Je suis désolé.

— Tu rêvassais sûrement à ton prince charmant.

Elle ne pense pas s’y bien dire.

— Tu as trouvé ?

— Tu me prends pour qui ? me dit-elle en me bousculant. Tu sais que tu peux compter sur moi. Ne te voyant pas arriver, je suis allée à la boutique à l'ouverture. Il ne restait qu'un seul exemplaire.

— Tu as géré, merci, murmuré-je en déposant un baiser sur sa joue.

Léa me devance et entre dans la salle de conférence. Depuis le premier jour de cours, nous occupons la même place côte à côte. D'après ma voisine, notre rencontre était inscrite dans les astres. Au moment où je me suis assis, elle a tiré la neuvième carte de l'Oracle de Belline. Pour elle, il n’y avait plus aucun doute, je devenais son ami fidèle et attentionné qui l’accompagnera pour les années à venir. Même si j’ai pu me montrer sceptique sur la technique d’approche, j’ai trouvé en cette jeune femme, une oreille attentive. Nous formons un binôme performant. Notre complémentarité est synonyme d’efficacité. Le soir de la rentrée, en une heure seulement, nous avions établi notre cadre de fonctionnement. Vingt-quatre heures plus tard, nous le donnions à notre prof d’analyse, scotché. Dans la foulée, j'ai présenté Léa aux amis d’Alexis et elle a fait l’unanimité.

— Au fait, ce soir Harry nous laisse sa maison, chuchoté-je au moment où le professeur d'histoire du journalisme fait son apparition.

— Parfait, la surprise sera d'autant plus grande.

— Tu penses qu’il ne se doute de rien ? Et s’il n’aimait pas les surprises ?

— Rose et Alexis m'ont garanti que tout irait bien, m’affirme-t-elle.

— J’espère qu'ils ne se trompent pas.

— Écoute, j'ai tiré les cartes, elles nous sont favorables.

La journée défile à grande vitesse, les cours s’enchaînent et nous terminons par notre premier devoir surveillé à réaliser en quarante cinq minutes : écrire une interview avec un personnage réel ou fictif dans un des trois domaines proposés : un sportif, un politicien ou un médecin. Après mûre réflexion, le choix s'impose : un capitaine de volley. J’ai observé Manu tant de fois à l'œuvre, que cela devrait être aisé. Les mots défilent, les idées fusent. Au fur et à mesure, j’ai l’impression de sentir sa présence à mes côtés comme s’il répondait à chacune de mes questions avec pertinence. Nous l'avons fait si souvent, rien d'étonnant. Le seul moment où nous avons bafouillé et perdu notre spontanéité, ce fut quand nos cœurs se sont mis à parler.

Je rends ma copie juste dans les temps, Léa me rejoint et m’interroge aussitôt sur mon sujet d'étude.

— Je ne suis même pas étonnée, me dit-elle en posant son index sur mon torse. Qui d'autre que Manu parmi un panel de possibles.

— Te fous pas de moi, il y avait surtout de quoi alimenter une interview sans contrefaçon.

— Tu m'étonnes, dit-elle avec un clin d’œil.

— Et toi avec qui as-tu conversé ?

— Ben mon chat, me répond Léa en se bidonnant.

— Joli et dans quelle catégorie ?

— Politicien, bien sûr, il nous ferait avaler n’importe quelle souris, dit-elle le plus sérieusement du monde.

Je la regarde et hésite à ajouter quoi que ce soit. Après tout, elle tenait là une proposition originale.

— Je suis sûr qu’ils vont apprécier la démarche. Après il faut que le contenu soit tout aussi vif, te connaissant je n’en doute pas une seconde.

— Trêve de bavardages. Les gars nous attendent sur la terrasse où bosse Lucas.

— Tu as entièrement raison, ne les faisons pas poireauter plus longtemps.

Nous partons bras dessus dessous, emmitouflés dans nos doudounes, nous ressemblons à des bonhommes de neige. Le ciel bleu cède sa place au un florilège de nuages.

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