Albert Londres

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La semaine file sur les chapeaux de roue, enfin elle plus que moi. Mes déplacements se font à la vitesse d’un escargot, d’ailleurs Noah avec sa délicatesse légendaire s’amuse à me chronométrer tous les matins. D'après ses dires, l’analyse de mes performances pourrait lui être utile pour ses recherches. Je me demande encore s’il se fout pas de moi. Depuis hier, j’ai un doute. Sur un carnet, j’ai vu tout un tas de chiffres accompagnés de croquis et de graphiques. Du coup de bonne grâce, je me plie à son expérience. Si je peux être utile à quelque chose, pas raison de l’en priver. Alors j’essaie et résultat mon temps s’est amélioré de cinq minutes en moins de sept jours. Encore ce matin ma progression de la sortie du métro à ma salle de cours a été un vrai succès, acclamé par mes potes. Mes supporters m'ont offert une médaille en chocolat. Pas si mal.

Léo, lui, pour me taquiner m’a proposé la trottinette électrique de son petit frère. Quand j’ai vu le bolide, j’ai décliné la proposition, un pied en vrac me suffit. Je ne serai pas contre le fait de perdre ma pantoufle de verre aux marches de l’escalator. Cendrillon a vu sa vie changer en égarant son soulier. Pourquoi ne pourrai-je pas connaître la même destinée ? Arrête de rêver Zach, tu n’es pas un Disney. Pour ce qui est de la venue du prince charmant, je devrais patienter un peu, beaucoup, à jamais. Faudrait-il qu’il soit au courant de mon état ? Manu ne manquerait pas l’occasion de se moquer de ma maladresse légendaire. J’imagine sans difficulté sa tête. Je verrai ses lèvres se chevaucher et il éclatera de rire. Je râlerai, le bousculerai et finirai par me jeter dans ses bras pour le chatouiller.

Encore un moment que nous ne partagerons pas. Sans s’en rendre compte, Manu continue à influencer ma vie. J’ai fini par ouvrir le fameux message et la photo qui l’accompagnait. En le découvrant, mon cœur s’est instantanément réchauffé. Il n’a pas été aussi efficace pour estomper la douleur de mon doigt de pied. Les picotements me réveillent plus d’une fois par nuit. Pour l'instant, pas le temps de rêver à mon beau prince irlandais chevauchant au bord de l’eau. Ma chaussure s’est hélas transformée en sabot, un chausson avec du plomb qui me cloue au sol.

Il est dix heures, les températures chutent et je me gèle le bout des orteils. Rose avec enthousiasme et son talent de couturière m’a confectionné une paire de chaussettes avec des licornes. J’ai bien essayé de la convaincre qu’il ne fallait pas qu’elle se donne autant de mal. Face à son regard insistant, je n’ai pas pu lui refuser de les porter. Le thermomètre affiche moins quinze, aussi, le ridicule ne me fait plus peur. Ma démarche chaloupée est un pur bonheur. Mon déhanché ferait pâlir plus d’un danseur. Je suis fin prêt pour la marche des canards. Charlotte et Caroline en ont profité pour m’inscrire à la session de cours de salsa cubaine après les fêtes de noël. Elles m’ont assuré que mon style méritait d’être mis en valeur. Pris au dépourvu, j’ai accepté, difficile de refuser un cadeau. En consultant les messages sur le groupe, je réalise que je ne serai pas seul, Lucas m’accompagnera. Je ne suis pas convaincu qu’il joue le jeu aussi facilement. Noah et Léo ont ajouté qu'ils seraient heureux de nous voir évoluer sur la piste, ils ne voulaient pour rien au monde manquer nos premiers pas. Ils auraient mieux fait de s’abstenir, un nouveau texto : “les garçons préparez-vous, il y avait encore de la place aussi on vous a inscrits”. “Hâte de voir ça” j’ajoute dans la foulée. “ Alors nous aussi on veut participer” répondent Alexis et Maëva d’une même voix ou texto devrais-je dire. “Et ne m’oubliez-pas” enchaîne Rose avec un chapelet de petits cœurs. “Oula, le début d’année va être caliente” envoie Charlotte avec un smiley clin d’oeil qui tire la langue.

Je range mon téléphone et tente d’augmenter mon allure, le documentaliste doit s’impatienter. Depuis deux jours, j’entreprends des recherches pour mon prochain devoir. Franchement le thème tiré au sort ne me fait pas fantasmer. Si j’ai bien compris les consignes, nous devons être capables de réunir des informations quel que soit le thème proposé. Puis, nous devons pondre un article de sept mille mots assez convaincant pour avoir le droit de choisir notre prochain sujet d’étude. Je ne pouvais pas plus mal tomber, qu’est-ce que j’y connais en bleuets du Lac St Jean ? Nous n’avons bien sûr pas le droit de faire des investigations auprès des moteurs de recherche. Nos seuls moyens d’explorations sont les articles, les livres et les prospections faites à droite à gauche. J'appellerai Grandma, elle s’y connait en plantes en tout genre, celle-ci est peut-être classifiée dans son carnet.

Devant la bibliothèque universitaire, je me casse le nez sur la porte close. Pas possible. Sur un petit écriteau est précisé qu’ils font des travaux et profitent du week-end pour créer le moins de désagrément aux usagers. Pour l’heure, le plus embêté, c’est ma pomme. Le jeune à l’accueil aurait pu prévenir que le programme avait été modifié. Avant de l’accuser et de le traiter de tous les noms d’oiseaux, je consulte mes mails. Je me retrouve bien con en constatant que l’imbécile de première n’est autre que le prince Zach. Il m’avait envoyé un message d’informations. Bon en attendant, j’ai deux heures à perdre. À l’époque du lycée, je savais très précisément comment utiliser mon temps. Je chopais une cigarette et me rendais au fond de la cour dans l’espace arboré pour rejoindre Manu. Assis à ses pieds, appuyés contre ses genoux, il me lisait un passage du bouquin qu’il avait entamé. Je me laissais porter par le son de sa voix. Souvenir, souvenir quand tu nous tiens. Tous ces moments de complicité me manquent, nous pouvions passer des heures à discuter comme passer des après-midi à ne rien dire. Nous écoutions de la musique. Ici peu à peu, un groupe restreint se tisse autour de moi, tous sont exceptionnels et me prodiguent de douces attentions, mais rien à voir avec ce que nous partagions.

Je remonte en direction du restaurant où nous avons établi notre QG en espérant trouver un autre étudiant en pause. Je consulte les emplois du temps des scientifiques qui gravitent autour de moi et constate qu’il y a peu de chance que je les aperçoive avant quinze heures. Léa, de son côté, est déjà partie rendre visite à ses parents profitant de l'absence de notre professeur d’histoire. Comme je m’y attendais, des tas d’étudiants inconnus rodent dans les parages. Je décide de m’installer sur une des tables en retrait quand Jacques le patron vient à ma rencontre.

— Zach, je suis surpris de te voir ici aussitôt.

— Oui, j’avais un rendez-vous mais il vient d’être annulé. Aussi, je me suis dis que je serais aussi bien ici pour bosser.

— Qu’est-ce que je te sers ?

— Un chocolat chaud, s’il te plait.

— Et ton pied, ça va comment ? Pas trop galère ? me demande-t-il en me tendant un tabouret pour que je puisse le surélever.

— On va dire que ça suit son cours. J’ai le droit d’aller nager aussi je ne vais pas m'en priver.

Jacques disparaît pour prendre les commandes d’un groupe d'étudiants assis à l’autre bout de la pièce. Je sors mon ordinateur portable, le pose sur la table et relis mes notes. Monsieur Donnadieu, notre professeur d’histoire du journalisme a su capter mon attention dès la première heure. Il nous présente chaque événement, chaque personnage avec précision sans pour autant nous assommer de phrases éloquentes et pompeuses. Depuis qu’il nous a parlé d’Albert Londres que l’on définit comme le père du journalisme d’investigation français, je lis tous les documents que j’ai pu trouver. Un prix porte son nom et couronne depuis mille neuf cent quatre vingt treize les meilleurs « Grands Reporters » francophones. Soixante dix ans auparavant cette reconnaissance, il s’est rendu en Guyane où il a visité le bagne des Îles du Salut, à Cayenne et Saint-Laurent-du-Maroni. Le document que je parcours retrace, au fil de ses mots, les horreurs de ce qu’il a pu voir. Ses reportages ont suscité de vives réactions dans l’opinion mais aussi au sein des autorités. L’homme curieux et rétif a observé le monde et transmis ses impressions glanées jour après jour au cœur du quotidien des plus miséreux comme par devoir. Au travers de tous ses reportages, il a interrogé les marges du monde, dialoguant avec les petits. Je suis touché par ses écrits luttant contre les injustices, les absurdités et les incohérences du pouvoir. S’il était encore en vie, il trouverait un vivier dans lequel il pourrait puiser à l’infini.

Pour gagner du temps, je crée des fiches mnémotechnique de révision et choisis des mots clés qui me ramèneront à l’essentiel au cours de mes examens. Concentré sur le choix de ceux-ci, je ne réalise pas tout de suite la scène qui se joue à quelques pas de moi. Je regarde par-dessus mon écran. Une porte claque. Un courant d’air. Un mauvais souvenir me revient en pleine tête.

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