Abécédaire envolé

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Finalement, j'ai tout balancé à la corbeille. Peter vient de débarquer dans le bureau de Monsieur Asselin sans y être invité. L'instinct de survie, un besoin irrépressible de dissimuler nos avancées, un mélange de tout, je ne sais pas trop. La porte s’est ouverte, j'ai tourné la tête et mon index a appuyé sur ok, tout ce que j'avais mis par écrit avec mes trois pairs, envolé, disparu dans les limbes d'un ordinateur sans fond. Sans sauvegarde préalable, l'abécédaire vient de s’évanouir. Le retrouver, passer des heures à mettre les mains sur mes données, hors de questions, j’ai bien mieux à faire. Après tout, nous avons récolté assez d’éléments pour avancer. En bon journaliste, ma mémoire interne devrait combler les espaces vides.

  • Qu’est-ce que tu viens faire ici ? lance en premier Max, surpris.
  • J’ai besoin de votre aide et je savais que j’en trouverai dans le coin. J’ai suivi Zach à la sortie de son cours, répond sèchement Peter.
  • Et ça fait longtemps que tu écoutes à la porte ? balance Harry en colère, ton père t’a pas appris que ça ne se faisait pas quand on était bien élevé.
  • Ouais il a mieux à faire en ce moment et de ce que j’ai perçu je préfère mettre en garde Zach.
  • De quoi ? Précise, insisté-je.
  • Tu as entendu notre conversation ? s’indigne Hugo.
  • J’ai vaguement compris les grandes lignes et franchement vous devriez arrêter de fourrer votre nez dans les affaires des autres, ajoute Peter en défiant l’inspecteur du regard.
  • Tu as besoin de notre aide ou tu viens juste déposer un message ? s’agace l’inspecteur.
  • Si vous considérez que la vie d'un homme a plus de valeur qu'une autre, peut-être que la seconde option est la meilleure.
  • Putain, s'emporte le légiste, arrête de balancer des phrases à droite à gauche, sois tu déballes , sois tu te casses. On a bien mieux à faire.

La tension monte d’un cran dans la pièce. Je comprends l'agacement de mes trois partenaires. Le sujet traité n’est pas seulement un coup d'éclat d’une petite bande de dealer de quartier. Nous sommes au cœur d’un trafic international où les instigateurs ne s'embarrassent pas des éléments gênants dont je fais partie. Peter a le visage marqué, les yeux cernés. Il tire nerveusement sur les manches de son blouson pour cacher ses avant bras. En l'observant se déplacer, je constate qu’il boite. Il est évident qu'il ne vient pas en provocateur comme la première fois où nous nous sommes croisés ou comme le cherche merde le soir de son anniversaire.

  • Peter, assis-toi, proposé-je en lui tendant un siège. Tu as l’air épuisé.
  • Ouais peut-être bien.
  • Tu ne donnes plus de signe de vie depuis deux semaines. Une raison ? tenté-je en lui tendant ma tasse de café.
  • Compliqué, souffle-t-il.
  • Nous avons tous des histoires compliquées, soupiré-je.
  • Zach, tu as soulevé le tapis et la merde que tu as découverte va te péter à la gueule.
  • J’ai commencé et je ne m'arrêterai pas, la vérité doit être faite.
  • Tu es barge, tu ne sais pas de quoi ils sont capables.
  • De qui tu parles à la fin ? m’agacé-je.

Les mains de Peter se mettent à trembler, renversant le contenu de la tasse sur le parquet. Max m’envoie un paquet de mouchoirs pour éponger le sol. Monsieur Hasselin ne quitte pas du regard l'étudiant. Harry, de son côté, est sorti inspecter les couloirs pour s’assurer que personne n’est tapi dans le noir. Il se méfie et monte le gué devant la porte.

  • Je vais aller lui chercher une deuxième tasse, propose Max en prenant celle de Peter.
  • Si c'est pour mes empreintes, tu n’as qu'à me les demander, le provoque-t-il.
  • Calme-toi jeune homme, tempère Hugo, chacun fait ce qu’il a à faire.
  • Ouais vous êtes comme eux manipulateur et menteur.
  • Détends-toi Peter, ajouté-je en saisissant sa main qu’il retire aussitôt.
  • Ne me touche pas, putain dégage tes pattes de là, s’excite-t-il en me poussant au sol.

Sa nervosité est palpable. Son agitation pourrait s’expliquer par une prise de stupéfiants. Je me relève, son regard plonge dans le mien, ses pupilles sont dilatées. Ses mains s’agitent. Rien de bon ne va sortir de cet entretien. Il titue et s'étale face contre terre, son corps s’agite dans tous les sens, des convulsions.

  • Hugo, vient m’aider, crié-je, il faut à tout prix le maintenir avant qu’il ne se blesse tout seul.

Alerté par l'agitation, Harry entre à son tour dans la pièce. Inquiet de nous voir lutter au sol avec Peter, les apparences peuvent être parfois trompeuses quand elles sont sorties du contexte, l’inspecteur sort son arme.

  • Laisse tomber les formules d’usage et appelle plutôt les pompiers, suggère son ami, il fait une crise d’épilepsie.

La crise décuple sa force, le bougre se débat tel un animal prit au piège. Nous essayons de le maintenir en position latérale de secours, pour qu’il ne s'étouffe pas avec sa bave. Ses pieds distribuent les coups, atteignent les parties sensibles de mon professeur. La surprise et la douleur passées, il reprend place à mes côtés. Au tour de Max de revenir dans le bureau, surpris par la scène qui se joue, il tente d'apporter son aide. Il retire sa cravate pour nouer ses chevilles et maintenir ainsi ses jambes.

Je ne sais pas combien de temps va réellement durer la crise. J'espère qu'une chose, que l'issue finale ne sera pas fatale. Malgré l’ambiance, les coups distribués par ce corps hors de contrôle, les comptes rendus de ma mère me reviennent en mémoire. Max me regarde, a-t-il songé aux mêmes théories ?

  • Zach essaye de relever sa manche, lance-t-il.
  • Il ne faudrait pas essayer de bloquer sa mâchoire avant tout pour qu’il n’avale pas sa langue.
  • Je m’en occupe, propose Hugo.

Je me place à califourchon sur ce pantin désarticulé par la crise, saisit son bras droit. Cet impressionnant, vu son poids, difficile d’imaginer qu'il puisse avoir tant de force. Je saisis son poignet et remonte le blouson.

  • Putain, Harry, les secours arrivent bientôt ? balancé-je en découvrant des traces de piqûres sur ses bras.
  • Une overdose ? me demande aussitôt Hugo, inquiet.
  • En tout cas les effets y ressemblent, ajoute Max. Il faudrait vérifier dans son dossier médical s'il est sujet au crise d’épilepsie.
  • Harry, rends-toi à l'infirmerie et demande à Patricia de te confier son dossier. Confidentiel ou pas, précise-lui ce qu’il en est.
  • Tu penses à la même chose que moi ? interrogé-je Max.
  • Si c'est le cas, alors nous aurons un élément de plus à charge. Je dois retourner au bureau, voir le compte rendu de l’autopsie de Dylan.
  • Je pourrais t’accompagner ?
  • Et tes cours ?
  • Vas-y, réponds sans que je m’y attende mon professeur. L'enquête a besoin d’éléments complémentaires et un journaliste d’investigation a des priorités.

Les pompiers se présentent, la crise s'atténue. Nous lâchons son corps privé de toutes réactions. Le calme provisoire avant une seconde tempête. Les hommes le transfèrent sur un brancard et attachent ses mains et ses pieds de façon à maîtriser une seconde transe. Ainsi, Peter ne pourrait pas se blesser. Son visage est émacié. Même s’il peut être un connard, il me fait de la peine. Comment a-t-il pu en arriver là ? Est-ce que seulement il y a une explication ? Est-il tombé dans un piège ? A-t-on voulu le faire taire ?

Alors que je me pose des questions sans réponse, que j'émets des possibles impossibles, un son m'interpelle. Le bip qui s'ensuit ne présage rien de bon ni le commentaire qui l’accompagne.

  • Chef, il est en défibrilation.

Les secours n'ont pas eu le temps de sortir du bureau que l’état de santé s'aggrave. Les lignes du monitoring sont anarchiques . Le pompier qui tend le défibrillateur fait preuve d’un grand sang froid, il n'est guère plus vieux que moi. La première tentative s'avère infructueuse, le corps de l'étudiant se soulève sous la décharge et retombe sur le brancard, une poupée de chiffon. Une seconde, une troisième remplissent la pièce d'un air glacial. La porte claque, Harry rentre en trombe avec le dossier médical. Je me sens mal, Peter est bien trop jeune.

Bip bip bip, trois petits ricochets résonnent en écho avec mes pensées noires. Même faible, je les perçois, les battements de cœur même minimes me redonnent un infime espoir.

  • Stabilisé Chef, annonce le bleu.
  • Ok, nous l'emmenons, confirme son aîné qui le congratule d’un signe de la tête.
  • Dans quel hôpital ? questionne Harry en tendant les papiers qu’il a plu glaner auprès de l'infirmière de l’université.
  • Je peux l’accompagner ? tenté-je aussitôt en entendant le nom de l’établissement.
  • Grimpe, me propose le novice après avoir eu l’aval de son supérieur.
  • Je fais un crochet par mon bureau et te rejoins sur place, me lance Max avant que les portes ne se ferment.

Les sirènes hurlent en ce décembre glacial, le camion se fraie un chemin entre les murs de neige. Je sais où nous nous rendons et je ne pourrais plus retarder la discussion avec Oliver. J’attrape mon téléphone pour envoyer un message : “Lucas, j'aurai besoin de tes bras ce soir”.

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