Sur place (Lucas)
Harry prend le volant, Jérémie s'assoit à l'avant. Je m'installe à l'arrière, mes idées embrumées dans un voile opaque. Il est quatre heures du matin, les rues sont calmes, l’inspecteur n’a pas besoin de faire hurler les sirènes pour se frayer un chemin. Dans le dédale qui nous mène à l'autoroute, nous croisons les travailleurs de l’ombre. Dans la froideur de décembre, ses courageux débutent leurs journées sans encombre.
À l'avant, le silence prend beaucoup trop de place et me glace. Mes doigts, eux, passent et repassent inlassablement sur l'écran de mon téléphone. Je fais défiler les photos prises lors de notre visite chez mon père. Comment peut-on passer d'un hier joyeux à un présent douloureux en un claquement de doigts ? Comment ne pas se sentir orphelin quand la veille nous étions ce couple de sereins, inséparables, rentrant à Montréal main dans la main ?
Nous sommes trois dans la voiture et étrangement je me sens seul, perdu dans mes pensées. Elles m’oppressent. Je pensais cette sensation d'impuissance, évanouie. Les événements de la soirée viennent de les faire remonter à la surface. Je me revois malmené, maltraité, tiraillé par les harceleurs de mon adolescence. Imaginer Zach, en prise avec une bande de voyous sans scrupules, me terrorise.
- Lucas, je ne peux rien te promettre et je ne le ferai pas, me dit Jérémie en se retournant.
- J’en ai conscience, je ne veux pas penser au pire.
- Mais tu n’y arrives pas, soupire-t-il.
Jérémie connait mon histoire sur le bout des doigts et inversement. Il ne le montre pas mais je sais qu'au fond de lui, s’il arrivait quelque chose à Zach, il s'en voudrait pour toujours.
- Est-ce que tu as le moindre souvenir d’un détail qu'il t’aurait donné au cours de vos conversations ?
- Non, ce week-end chez mon père, nous avons coupé, il voulait avant tout rester loin de ce merdier.
- Il aurait mieux fait, intervient Harry désolé.
- Nous avons appris à le connaître et nous savons que c'est impossible.
- Oui, répondent-ils à l’unisson.
Nous quittons les grands axes pour emprunter les réseaux secondaires avant de nous enfoncer dans les bois. Je m'attends à tout instant à voir surgir un animal sauvage attiré par les lumières de nos phares. Il n’en est rien, ici aussi le coin semble avoir été déserté, pas de traces de vie et ce constat est d'autant plus douloureux. Si Zach, blessé, avait réussi à fuir ses kidnappeurs et errer sans la moindre idée d’où il peut se trouver. Le tableau de bord affiche moins quinze et la neige reprend de plus belle. Dans cette nature si sauvage, loin de toute civilisation, son corps ne tiendrait pas plus d’une nuit.
- Lucas ne va pas imaginer le pire, Zach ne se laissera pas faire, me dit Jérémie en pianotant sur son téléphone.
- C'est bien ça le problème, il aura voulu leur tenir tête pour les envoyer bouler, soufflé-je en passant ma main sur la fenêtre pour chasser la buée.
- Peut-être que surpris, il ne sera pas aventuré à les défier, le rapport de force n'était pas à son avantage.
Au loin des gyrophares nous accueillent, les collègues de l’inspecteur nous font signe de nous garer. Des balises ont été posées, les plots encadrent la scène pour ne pas souiller les éventuelles traces laissées par les malfaiteurs. Je suffoque en apercevant une couverture au sol. Aucun son ne sort de ma bouche, un nuage de fumée s'échappe de mes narines, pour me confirmer que je respire encore. Jérémie se met entre mon corps et le tableau qui s’étale devant nous.
- Ce n'est pas Zach, murmure-t-il pour tenter de me rassurer.
Je tente de libérer mes mots coincés dans ma gorge, en lieu et place un simple hoquet s'échappe. J’ai envie de vomir, je ne me sens pas bien du tout.
- Harry, rejoins-moi, l’interpelle l’homme accroupi proche de la masse immobile.
L'inspecteur se rapproche du légiste, d’où nous sommes nous n’entendons rien. Des frissons dévalent le long de mon dos, à mille lieues de ceux ressentis quand les lèvres de Zach parcourent mon corps du bout de sa langue. Mes jambes tremblent, de froid, de peur, je ne sais plus. J’observe les deux hommes en grande conversation. Je voudrais pouvoir franchir cette barrière pour m'assurer que ce n'est pas mon prince endormi sur un lit de neige.
- Jérémie, tu peux venir, l'appelle Harry.
- Lucas, attends ici s'il te plaît, m'intime Jérémie avant de passer sous le ruban.
Au tour de mon ami de se mêler au groupe d'enquêteurs. Dans d'autres circonstances, je serai fier de l’homme qu'il est devenu, de l'assurance dont il fait preuve, du sang froid qui l'habite. À côté, je semble bien minable. Mes jambes cèdent et je me retrouve collé contre un tronc, sans voix. Le tapis de neige a amorti ma chute. Une nuit cauchemardesque appelle une nouvelle nuit d'horreur, l’accident de mon enfance me revient en pleine face.
- Lucas, tout va bien ? me crie une voix au loin.
L’intonation de mon père se mêle à celle de Jérémie, suis-je en train de cauchemarder ou d'être au centre d’une réalité insupportable. Ces mots rassurants que l’on distille pour permettre au vivant de se relever. Mon désarroi se mêle à mon silence. La tête dans les genoux, je dissimule les larmes qui inondent mon âme. Une main se pose sur mon épaule, accompagnée d'une tonalité chaude.
- Ce n’est pas Zach, chuchote Jérémie pour ne pas m’effrayer.
Je hoquette, cherche de l'air, frigorifié, je tente de me raccrocher à cette affirmation. Je suis soulagé enfin comment se sentir soulagé quand la vie d’un homme vient d'être arrachée.
- Pe pe peter ? expulsé-je en reprenant une bouffée d’oxygène.
- Non plus, lâche Jérémie. Par contre, il y a dû avoir un désaccord entre les gars de la bande, parce qu’il y en a un qui a été éliminé.
- Tu tu tu penses que Zach aurait pu le tuer, baragouiné-je tant bien que mal.
- Si c'était le cas, c’est que sa vie était en danger et qu’il n’aurait pas eu le choix. Je retourne voir Harry, nous allons passer au peigne fin le moindre centimètre. Va au chaud dans la voiture nous attendre.
- Je pourrais peut-être être utile, demandé-je en me redressant. Une paire d’yeux de plus au cas où.
- C'est bon Jérémie, lance Harry.
En passant près du corps dissimulé sous une couverture, je ne peux m’empêcher d'avoir une pensée pour les êtres chers qui ont partagé un morceau de sa vie et à qui on va apprendre qu’ils n'auront plus que des souvenirs pour construire la leur. Je ne sais pas quelle est son histoire, les ignominies qu’il a accroché à son tableau, une certitude m’envahit, si mes amis n'avaient pas été là pour me soutenir au plus bas de mon adolescence j'aurai peut-être fini à sa place. Nos choix ne sont pas toujours les bons, nos parcours les plus cabossables et personne ne peut dire qu’il ne choisira pas la mauvaise voie.
- Lucas, avance, me conseille Jérémie en posant une main sur mon épaule qui me fait tressaillir.
Nous pénétrons dans le camion. Tout est en ordre. Les malfrats, méticuleux, ont effacé avec minutie la moindre preuve, si on excepte le corps gisant dans la neige.
- Jérémie, pourquoi avoir laissé un cadavre derrière eux ?
- C'est ce que nous nous demandons aussi avec Harry et Max, me répond-il songeur.
- Un message, tu penses ?
- Ouais pas convaincu.
- Un avertissement pour nous faire comprendre que si nous cherchons à les retrouver, Zach pourrait être le prochain.
- Je ne saurai te répondre.
- Pourquoi ils l’ont emmené plutôt que de s'en débarrasser ?
- Encore une question sans réponse.
- Sûrement ont-ils été dérangés et ils ont dû déguerpir pour ne pas se faire choper, suggère Harry.
- Tu penses qu’ils ont besoin de Zach ? insisté-je.
- Si c'est le cas, pourquoi ? s’emporte Jérémie.
Trop de questions qui ne trouvent pour réponse que la bise glaciale qui se faufile dans mon blouson. Je remonte ma fermeture éclair pour cacher ce que mes lèvres voudraient cracher. Le constat est toujours le même, des gens perdent la vie pour permettre à d'autres d’engraisser leur compte en banque. Mettre un visage sur un fantôme me permettra-t-il d’aider Zach ? Pourquoi vouloir savoir quel est l’homme caché sous ce drap ?
- Il n’y avait rien sur son corps ou dans ses vêtements qui pourraient donner un semblant de réponses ou un simple indice auquel nous pourrions nous raccrocher ? demandé-je sans conviction. L’avez-vous identifié ?
- Pas encore, nous cherchons dans les fichiers, précise Harry.
- Puis-je le voir ?
- Tu es sûr de vouloir ?
Jérémie hésite avant d’interroger du regard Harry. Max s'approche pour me préparer.
- La première fois que j'ai posé mes yeux sur une victime pour ma toute première autopsie, j’ai vomi alors ne sois pas surpris si de ton côté tu ne peux pas te retenir.
Le légiste soulève le drap, le visage apparaît. Je me retourne juste à temps pour régurgiter mon dernier repas. La victime doit avoir une vingtaine d'années. Les traces d’un hématome poche le dessous de son œil, stigmates d'une lutte aux poings. Les tâches de sang s’étalent sur son blouson et ne laissent planer aucun doute. Le gars a été abattu à bout portant, d’une balle en plein cœur. S'attendait-il seulement à être dans le collimateur ? Où fait-il partie de ses erreurs que l’on met au crédit des dix pourcent de perte ? Quelles que soient les circonstances, il n'a pas eu le droit à la parole.
Harry fouille le corps et dépose sur la couverture un sachet de comprimés, un paquet de cigarettes et une pochette d'allumettes. Max retire les gants du cadavre, sur sa main droite entrelacée entre l’index et le majeur, un serpent à deux têtes. Le même constat fait son chemin dans nos caboches. Rien de bon ne sortira de cette affaire si nous ne mettons pas rapidement la main sur Zach. Il faut mettre tous nos cerveaux en action pour trouver la moindre piste. L’inspecteur prend des photos et les envoie à l'équipe de journalistes et distribue des missions précises. Le légiste relève toutes les empreintes pour ne rien laisser au hasard. Des traces de pas ont été repérées et sont aussitôt sécurisées pour ne pas les détruire en les piétinant. Le corps est embarqué.
- Les garçons prenaient ma voiture pour rentrer à l’appartement, suggére Harry, je me rends à la morgue avec Max, une fois sur place si nous trouvons des informations, nous vous tiendrons au courant.
Jérémie attrape les clés.
- Une dernière chose, précise Harry avant que nous ne démarrions, je compte sur vous pour attendre mon retour, ne prenez aucune initiative avant ça.
Nous acquiesçons sans broncher de la tête comme deux enfants sages qui ne veulent pas désobéir à leur père.

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