Enlèvement

9 minutes de lecture

 Le lendemain, alors que la récréation débutait, le documentaliste n'était toujours pas revenu. Mais par chance, Mme Bryanne, la professeure de SVT, était là et elle accueillit Mazarine avec plaisir. La femme avait beau ne pas être sa professeure cette année, elle était toujours partante pour inviter la jeune fille brune dans sa classe et discuter avec elle.

 Sauf qu'aujourd'hui, elles n'allèrent pas dans la salle de cours. Mme Bryanne convia plutôt sa jeune élève dans son laboratoire, afin qu'elle l'aide à régler une catastrophe.

 En effet, elle avait acheté des boîtes de vers de farine afin que ses élèves les dissèquent. Mais le vendeur lui avait donné des larves de mouches. Et le matin, lorsqu'elle était arrivée, elles s'étaient toutes transformées. Heureusement qu'elles étaient dans une boîte fermée, car sinon, il y aurait eu fort à parier qu'elle se seraient répandues dans tout le collège ! Mais certaines avaient tout de même réussi à s'échapper, malgré le couvercle.

 Lorsque Mazarine arriva dans le laboratoire, la professeure de sciences naturelles était fort occupée à mettre la boîte de plastique qui contenait les sujets d'expérience dans un sac poubelle. A côté, sa collègue, Mme Derande, était venue mais pas pour l'aider. Elle était surtout occupée à s'étrangler de rire pendant que sa collègue bataillait avec les insectes. Quand Mme Bryanne vit Mazarine, elle dit à celle-ci :

 Ah, te voilà ! Regarde, je sais pas ce que le type m'a refilé, mais c'est en train de partir de tous les côtés... Si tu pouvais mettre ces gants, tu pourrais peut-être m'aider à mettre un autre sac poubelle autour de la boîte... Je peux pas la jeter comme ça, elle est toute dégoûtante...

 La jeune fille brune n'osa pas refuser. Elle enfila les gants et s'empressa d'aider sa professeure. Prudente, Mme Derande s'éclipsa. Contrairement à sa collègue et à son élève, les insectes ne la passionnaient pas. Enfin, les deux courageuses arrivèrent à vaincre les petites mouches diaboliques. Mme Bryanne, en remerciant son élève, l'accompagna jusque dans la cour de récréation. Quand elle fut partie, l'élite de la classe, sans doute à court de sujet de conversation, s'approcha de Mazarine.

 - Pourquoi tu sors de chez Bryanne ? demanda Xavier d'un ton présomptueux.

 La jeune fille brune ne le supportait pas. Xavier était un de ces avortons dont on s'aperçoit au premier coup d'oeil qu'ils n'ont rien dans le ventre, mais qui vous embêtent tout de même. Comme des moucherons qui vous volent autour alors que vous les chassez. Aux yeux de la jeune fille, il évoquait surtout un rat, avec son teint blafard et ses minuscules yeux enfoncés d'un bleu délavé. Pour une mystérieuse raison, le jeune homme possédait aussi un début de calvitie qui commençait manifestement dès treize ans.

 - Tu es bien curieux, toi ! s'exclama l'interpellée, cherchant un moyen d'écarter la horde.

 - Laisse moi deviner, ricana Théa. Tu fayottais ?

 - Non, mais de toutes façons, je ne vois pas pourquoi vous devriez savoir ce que je fais. En quoi ça vous regarde, hein ?

 Achille s'approcha, et la toisa de toute sa hauteur. Il lâcha finalement d'un ton méprisant :

 - Tu fais vraiment pitié, toi...

 Après cette conclusion, les vedettes ne lui accordèrent plus d'intention et allèrent s'intéresser à Rob, qui avait dégainé son téléphone portable. Ce qui, au passage, était interdit. Mais de toutes façons, pour les élèves, les règles étaient faites pour être transgressées. D'ailleurs, les téléphones n'auraient sûrement pas eu autant de succès que s'ils n'avaient pas été interdits.

 Par chance, l'élite de la classe - ni quiconque d'autre, d'ailleurs - ne s'intéressa plus à elle jusqu'à la fin de la journée. Mais en sortant à cinq heures, la violoniste y pensait toujours. Lorsqu'elle se plaignait de ce genre d'élève à ses parents, ils lui répondaient juste de prendre son mal en patience et de leur mettre une claque.

 « Merci papa et maman, ronchonnait-elle alors, vos conseils contradictoires vont beaucoup m'aider. »

 Ils se mettaient alors à s'énerver, à lui dire de ne pas les écouter, de ne pas leur répondre, et elle allait sur l'appui de sa fenêtre pour rêvasser et pour échapper à tous ces conseils soporifiques, rabâchés depuis le CM2.

 Elle avait beau ne jamais les regarder quand ils s'approchaient et ne jamais leur répondre à chaque fois qu'ils lui parlaient, Achille, Priscilla et les autres continuaient quand même à l'embêter en lui posant des questions tellement stupides qu'elle en restait bouche bée.

 Alors qu'elle se demandait quel morceau de musique elle jouerait une fois de retour chez elle, et qu'elle hésitait entre Herbstlied et la Berceuse, la jeune fille entendit des cris. Elle reconnut la voix d'Achille. Il semblait que celui-ci l'interpelait. Face à ce genre de provocation, une seule réponse était valable :

 - Fiche-moi la paix, Achille ! s'égosilla-t-elle sans même prendre la peine de se retourner.

 - Bon sang, aide-moi !

 Lasse, Mazarine se retourna et s'apprêtait à lui hurler sa façon de penser, quand elle se figea.

 Deux hommes s'échinaient à enfoncer le jeune homme dans une voiture. Ce qui n'était d'ailleurs pas sans effort vu les gesticulations du garçon, qui poussait des cris évoquant davantage ceux d'un cochon d'Inde plutôt que ceux d'une star connue dans tout son collège. Le conducteur tourna subitement son visage sur Mazarine. Son visage masqué par une cagoule noire ne laissait voir que ses yeux... Mais quels yeux !

 Le regard de l'étrange inconnu était limpide, incroyablement pur, brillant de mille feux, presque irréel. Comme s'il s'agissait de cristal, ou plutôt, non... De diamants. Ils avaient quelque chose de beau et terrible à la fois, comme s'ils avaient vu tout. Tout, que cela soit vivant, mort, disparu ou à venir. Tout, des mers aux océans, en passant par les grottes, les volcans, les montagnes. Tout, de l'alpha à l'oméga.

 Le contact visuel dura, au grand maximum, quelques secondes. Mais ces quelques secondes furent plus éloquentes que des heures passées en la compagnie de cette personne, à écouter ses histoires, ses secrets et ses légendes. Mazarine en était persuadée.

 Mais ces quelques secondes furent aussi et surtout effroyables. La jeune fille avait la ferme conviction qu'elle ne serait pas plus épouvantée que si l'homme masqué l'avait menacée avec un fusil. Elle tenta de crier, de bouger, ne serait-ce qu'un doigt. En vain. Elle avait l'impression de s'être pétrifiée. Et ce ne fut que lorsque la voiture disparut qu'elle put bouger, sonnée, transie, afin d'aller s'effondrer sur le banc de l'arrêt de bus.

 Il arriva justement, bifurqua au coin de la rue et s'arrêta pour la récupérer. Elle s'y engouffra, chancelante, pour s'effondrer sur la première banquette de vide. Elle resta là sans bouger quelques secondes, le temps de calmer les battements de son coeur et d'éclaircir ses pensées. Elle ignorait ce qui, de l'enlèvement d'Achille ou du regard archangélique, l'avait le plus éprouvée.

 Le véhicule arriva enfin au parc. Elle sortit, comme une somnambule, tétanisée à tel point qu'elle ne faisait aucunement attention à ce qu'il y avait autour d'elle. Elle manqua de passer sous les roues d'une voiture qui la klaxonna, et un vélo dû faire un crochet pour l'éviter. Elle ne compta même pas le nombre de pieds qu'elle écrasa. En temps normal, elle aurait été extrêmement gênée et n'aurait certainement pas manqué de se répandre en excuse. Là, elle était dépassée par les précédents événements au point que l'idée ne l'effleurait même pas.

 Ce fut donc dans cet étrange état que Mazarine se dirigea vers le banc où, cette fois, Virginie était arrivée la première. En voyant son amie se diriger vers elle, la danseuse sourit de toutes ses dents. Sourire qui s'effrita quelque peu pour laisser place à une réelle inquiétude en voyant l'état de la violoniste.

 - Zaza, que t'arrive-t-il ?

 - Des... des événements tellement surprenants que j'arrive à peine à y croire, articula-t-elle, la bouche sèche.

 Virginie prit la main glacée de son amie.

 - Veux-tu me les raconter ? demanda-t-elle doucement.

 La violoniste s'exécuta, narrant ses mésaventures, et s'attardant sur le regard étincelant de l'étrange conducteur. Virginie ne l'interrompit pas. Mais lorsqu'elle lui expliqua qu'elle n'avait pas bougé pour aider Achille, la danseuse sauta sur ses pieds :

 - Mazarine, tu pouvais pas faire quelque chose, au lieu de rester là à admirer le regard de ce type zinzin ?

 - Non ! rétorqua celle-ci. Je ne pouvais pas. Je t'assure, j'étais hypnotisée ! Si, au même moment, quelqu'un m'avait demandé mon prénom, j'aurais été incapable de répondre, ou même de m'en souvenir. Et je suis sûre que toi non plus !

 - Bien sûr, répondit la danseuse, narquoise. Bientôt, tu vas me dire que l'homme était une gorgone. Pourquoi pas ?

 - Mais Virginie, puisque je te dis que...

 - Au moins, tu n'as pas bougé le petit doigt parce que cet imbécile était méchant avec toi ?

 - Virginie, arrête ! Tu me prends pour qui ?

 Soudain, sa voix se brisa. Sentant que son amie était sincère, la danseuse se calma aussitôt.

 - Je suis désolée, Zaza, murmura-t-elle. C'est juste que ce que tu racontes est tellement... extravagant... C'est si bizarre !

 - Ne t'en fais pas. Je suis juste fatiguée. En attendant, il faut faire quelque chose.

 - Cela va être compliqué. Que veux-tu faire ? Si tu leur raconte ça, les policiers vont juste te prendre, au mieux, pour une menteuse. A mon avis, ils risquent même de te croire complètement allumée.

 Mazarine soupira.

 - Oui. Maintenant que tu le dis, je me rends comptes qu'on ne peut pas faire grand chose. On ne sait évidemment pas qui a fait l'enlèvement, et puis qui va s'intéresser à mon témoignage ? Décidément, la meilleur chose à faire serait de rentrer chez nous. Il commence à se faire tard, tu ne trouves pas ?

 La danseuse se redressa soudain, le regard rivé fixement sur un point.

 - Attends, y'a un truc, sur le banc en face.

 Les deux filles s'approchèrent. Il s'agissait d'un sac à main en fourrure. Elles n'en avaient jamais vu d'aussi beau, et il était peu probable qu'on l'ait laissé volontairement là, sur ce banc crasseux.

 - On devrait le ramener aux objets perdus, à la mairie, proposa Mazarine, en passant une main délicate sur la fourrure soyeuse de l'objet.

 - Oui, acquiesça Virginie en l'admirant. Ou alors, on trouvera peut-être le nom du propriétaire dans son sac. Ou son numéro de téléphone.

 Elle ouvrit d'un geste décidé le sac. Un poudrier, un paquet de mouchoir, un tube de baume protecteur, un petit porte-monnaie, un minuscule stylo doré, un petit bloc-note parfumé, des lunettes de soleil, une paire de gant de fourrure et un portefeuille en jaillirent.

 Mazarine saisit celui-ci. Du cuir craquant qui le composait, s'échappait un parfum doucereux, un de ces senteurs suaves dont se parfument parfois les personnes âgées. Elle l'ouvrit, et une carte de visite s'en envola. Elle la saisit au vol, et toutes deux se penchèrent dessus.

 - Mademoiselle Brunhild Wotan, Le Gîte de Mûschika, 7 allée des Hespérides, 06 500 Menton ! lut d'une traite Virginie.

 Les deux amies se regardèrent en silence pendant quelques minutes. Puis la danseuse blonde reprit enfin la parole :

 - Tiens, c'est amusant... Nous sommes voisines. J'habite au cinq. Pourtant, je n'y ai jamais vu personne. Mes parents, mon frère et moi pensions même que c'était inhabitable. Tu vois, c'est le genre de maison qui devait sûrement être ravissante dans le temps, mais qui depuis n'a été ni habitée ni entretenue, et qui tombe en ruine. Elle ne doit plus coûter grand chose, maintenant. Et on s'est toujours demandé pourquoi elle s'appelait comme ça. C'est vraiment un nom bizarre.

 - Mûshika, dans la religion hindouiste, était un rat, la monture de Ganesh. C'est vrai que c'est bizarre... Et vu le sac, je dirai que la propriétaire n'est pas le genre à habiter des maisons de ce genre, mais plutôt des palaces.

 - C'est peut-être une excentrique. Parfois, les riches aiment bien avoir des maisons en ruine.

 - N'empêche, il y a quelque chose d'étrange.

 - Quoi donc ? demanda Virginie, curieuse.

 - Il n'y a pas de clef.

 - Ah, oui ! C'est vrai, je n'avais pas remarqué. Bah, elle a sûrement mis ses clefs dans sa poche. Sinon, elle s'en serait rendu compte et serait revenue. Elle aurait eu le temps, cela fait longtemps que je n'aie vu personne, ici.

 - Ce n'est pas très logique...

 - Oh, ne t'en fais pas pour si peu...

 - Eh bien, répondit Mazarine, je crois que nous savons ce que nous ferons le weekend prochain.

 Virginie eut un air coupable.

 - Je ne peux pas aller rendre le sac, avoua-t-elle. Je passe le weekend prochain chez mes grands parents, à côté de Marseille, avec Paul et mes cousins. A mon avis, il vaudra mieux que tu y ailles toute seule. Tu me raconteras lundi.

 - Bien. Tu pars demain soir ? Demain, c'est vendredi.

 - En effet. Donc demain, on ne se voit pas, je pars dès que je sors de l'école de danse.

 - Eh bien... Bonne fin de semaine.

 - Oui, bonne semaine.

Annotations

Vous aimez lire Petite Feuille De Thé ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0