Visite chez Brunhild Wotan

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 Samedi, à 14 heures, Mazarine sortit de chez elle et marcha jusqu'à l'arrêt de bus. Environ une demi-heure plus tard, la jeune fille brune était en route pour la station du Parc des Oliviers. De là, elle irait à pied jusqu'au Gîte de Mûshika, au 7 Allée des Hespérides. Elle n'avait pas caché à ses parents le but de sa visite, ni l'origine de l'élégant sac. Ceux-ci avaient évidemment approuvé son projet, et lui avaient seulement demandé de ne pas rentrer trop tard.

 En s'affalant contre la vitre, Mazarine se remémora la veille. Les élèves de sa classe avaient été surpris de ne pas voir la vedette de la classe à huit heures. En effet, Achille n'avait jamais jusque là été absent. Non pas qu'il ait été horrifié à l'idée de manquer un cours, mais il ne pouvait pas prendre le risque que quelqu'un prenne son titre de demi-dieu de la quatrième D.

 Globalement, personne n'avait été inquiet. Après tout, si le jeune homme voulait s'octroyer un jour de vacance, libre à lui. Et s'il ne prévenait pas le collège, cela augmenterait sa popularité parmi les élèves ainsi que sa réputation de rebelle. Seule Priscilla, qui était au quatre cents coups à l'idée que son bien-aimé ne la trompe, s'était angoissée.

 Mazarine cessa de s'inquiéter à propos des élèves de sa classe, et se mit à songer à sa future rencontre. Curieuse, elle se demanda à quoi ressemblait Brunhild Wotan.

 "Déjà, elle n'est pas mariée, car il est écrit « Mademoiselle » sur la carte de visite. Ensuite, il y a deux détails étranges : un, elle a un sac qui a coûté sûrement cher, et elle habite dans une maison à deux doigts de s'écrouler. Peut être que c'est un cadeau de quelqu'un plus riche. Une chose est sûre : le sac était neuf. Ensuite, ses clefs m'embêtent toujours. Pourquoi avoir un sac magnifique et ne pas y mettre ses clefs ? Oubli ? Vol ?"

 Et à quoi ressemblait Brunhild Wotan ?

 "Ce n'est pas un nom banal, songea Mazarine en s'adossant contre la vitre du bus, et en passant nonchalamment sa main dans les cheveux, se servant du reflet de la vitre comme d'un miroir. Mais en tout cas, ça sonne nordique... Brunhild, je crois, était une guerrière. Et Wotan, le dieu des dieux... Enfin, je me souviens plus. Quant à ma dame, et si c'était une jeune princesse venant d'un lointain pays nordique, qui fuyait un mariage forcé ?"

 Ou alors, c'était peut-être une militante du réchauffement climatique qui avait assisté à la fonte des icebergs en première loges, et qui avait déménagé à Menton pour sensibiliser la population française.

 Dans tous les cas, le nom de la reine des Walkyries, ces guerrières divines qui, dans la mythologie celtique, décidaient du sort des batailles, ne pouvait certainement pas désigner n'importe qui.

 Elle sortit à l'arrêt du bus où elle s'arrêtait généralement pour aller au parc. Mais cette fois-ci, ce n'était pas là-bas qu'elle partait. Elle se dirigea d'un pas qui se voulait ferme vers l'Allée des Hespérides. Elle s'arrêta un instant devant la maison actuellement vide des Janvier, puis se campa devant Le Gîte de Mûshika.

 La jeune violoniste tira sur la chaîne rouillée reliée à une cloche en guère meilleur état. Cela fit un insupportable crissement de vélo rouillé, mais elle n'eut pas de réponse. Elle soupira, et décida de toquer au portail. Elle chercha un endroit pas trop rouillé, et approcha la main. Dès qu'elle effleura la plaque de fer, celle-ci tomba par terre dans un grand fracas de fin du monde.

 Mazarine resta là, pataude, sans savoir où se mettre. Le bruit résonnait encore à ses oreilles, et elle était tellement surprise qu'elle se sentait prête à pleurer.

 Alertée par le fracas apocalyptique, une personne, sans doute Brunhild Wotan, ouvrit la porte d'entrée et se précipita dans le jardin. Il s'agissait d'une vieille dame portant une robe aux couleurs fades et des lunettes de soleil flamboyantes. Quand elle arriva, elle vit la catastrophe et au milieu, la fautive, rouge de honte, qui ne savait plus où se mettre.

 A ce moment-là, il se passa quelque chose d'extraordinaire aux yeux de Mazarine, mais de tellement furtif qu'elle n'en fut pas certaine : la bouche de la vieille dame se tordit dans une expression de colère, de rage, et ses poings se serrèrent. Puis, une fraction de seconde plus tard, elle desserra les mains et ses traits se détendirent. Cela fut tellement rapide et surprenant que c'en était presque inquiétant. Et la nouvelle arrivante salua d'une voix mélodieuse :

 - Bonjour, jeune fille. Je m'appelle Brunhild, Brunhild Wotan. Je suis désolée pour mon portail. Vois-tu, cela fait un bon bout de temps que je me dis : « Voyons, Hild, tu dois faire réparer cette porte ! » et que je ne le fais pas. J'espère que tu n'as pas eu trop peur. Comment t'appelles-tu ?

 - B-b-bonjour, Mlle Wotan. Je m'appelle Mazarine Fournier.

 - Appelle moi Brunhild, ou plutôt Hild. Veux-tu que nous discutions à l'intérieur ?

 - Heu, ben...

 - Allez, viens ! Cela sera beaucoup plus confortable, et puis je viens de faire du thé et de sortir les biscuits du four.

 Coupant net les faibles protestations de Mazarine, elle l'empoigna avec une force insoupçonnée jusque dans le salon.

 « Bon sang, se dit la violoniste, elle a une poigne herculéenne ! »

 Après avoir installée son invitée dans un fauteuil, Brunhild lança :

 - J'arrive, Mathilde, je vais nous chercher les biscuits et le thé !

 - Mazarine, corrigea la jeune fille à mi-voix.

 Elle aurait bien ajouté aussi que ce n'était pas la peine pour les biscuits et qu'elle n'en avait pas pour longtemps. Mais cela n'aurait servi à rien : la généreuse dame était déjà partie. Tant pis. De toutes façons, elle n'était pas contre un goûter... Elle profita de l'absence de son hôte pour observer la pièce où elle se trouvait.

 Il y avait à la fois quantité de mobilier, et rien qui ne la renseignait sur la personnalité de Hild. La pièce, dont les murs étaient peints d'une horrible couleur rose vaporeuse, était chargée de meuble massifs en bois sculptés, où reposaient maints objets tels que des vases exposants des fleurs, des pots pourris, des sculptures d'une rare laideur ou de minuscules lampes recouvertes de fichus vaporeux. Elles ne faisaient guère de lumière, mais étaient néanmoins indispensables ; les fenêtres étaient fermées et les volets clos. Dans un coin, il y avait une cheminée, actuellement inutile vu la chaleur de l'automne, dernier souvenir de l'été.

 Sinon, c'était tout. Pas de photos, pas de livres. Pas de télévision. Pas d'instrument de musique non plus, ou de trace d'animaux. En bref, rien qui ne l'informait sur des caractéristiques de son hôte, sur ses goûts où sur sa famille.

 Jetant des regards un peu partout, Mazarine remarqua un objet posé sur une commode dans un coin sombre, et qui ne cadrait pas du tout avec le décors. Il était sombre, déformé, sale, laid. Curieuse, elle s'approcha, le toucha du bout des doigts et pâlit : elle avait déjà vu cet objet, et des centaines de fois ! Ses pensées se confirmèrent quand elle retourna l'objet, et vit, écrit à l'intérieur, un nom qu'elle ne connaissait que trop bien, et qu'elle détestait.

 Un craquement soudain dans un coin de la pièce la fit sursauter. Elle se hâta de déposer l'objet sur la commode, à la place où il était, et de retourner à sa place. C'était une bonne chose : Hild arrivait. Mazarine n'avait aucune envie de lui parler de sa trouvaille. Etrangement, la vieille dame portait toujours ses lunettes de soleil, ce qui ne laissait pas voir grand chose de ses émotions.

 « Elle a peut-être des problèmes avec ses yeux », songea pensivement Mazarine.

 - J'ai apporté le thé, fit son hôte. En veux-tu une tasse ?

 Après s'être servie, Mlle Wotan demanda :

 - Qu'es-tu donc venue faire ici ?

 - Je suis venue, répondit la violoniste, en se rappelant instantanément le but de sa visite, vous ramener ceci.

 Elle dégaina le sac en fourrure et le tendit à Brunhild. Celle-ci s'en empara avec une expression d'extase, comme si elle n'avait jamais rien vu d'aussi beau.

 - Ma petite, murmura-t-elle, je te remercie. Tu ne peux pas savoir comme je suis heureuse, mais alors heureuse de le revoir. Je te remercie !

 Le sac avait-il une valeur sentimentale ? Il était certes beau, mais la réaction de la vieille dame était un peu exagérée aux yeux de la jeune fille. Elle aurait bien demandé en quoi la réapparition du sac la satisfaisait autant, mais elle n'osait pas le faire. Peut-être était-ce pour une raison personnelle. A la place, elle préféra parler d'un autre sujet qui l'intriguait :

 - Vous n'avez pas eu trop de mal pour rentrer, avant-hier soir ? Je n'ai pas vu de clef, dans le sac.

 Certes, cette question n'était pas vraiment plus délicate que celle à propos de la valeur du sac. Mais, quoi qu'en dise Virginie, ce détail embêtait beaucoup la jeune fille. Il en était sans doute de même pour Mlle Wotan, car celle-ci sursauta soudain, se raidit, pâlit, rougit, puis marmonna :

 - Non, non, ne t'en fais pas pour ça. Et puis, ajouta-t-elle avec un petit rire sec et forcé, ce n'est pas la peine ! Regarde, montra-t-elle en désignant par la fenêtre le portail toujours par terre dans l'allée, je n'ai même pas besoin de clef ! Pour rentrer ici, c'est inutile !

 - En effet, répondit lentement la jeune fille brune, pensive.

 - Apprécies-tu mon sac en fourrure, Mazarine ? Je le trouve très beau, et...

 Au cours de l'heure qui suivit, les deux amies discutèrent beaucoup, comme si elles se connaissaient depuis toujours. Elles parlèrent du collège de Mazarine, de sa famille, de ses goûts... Quand la jeune fille en vint à lui dire qu'elle aimait beaucoup la musique et qu'elle jouait du violon, Mlle Wotan se leva péniblement du fauteuil où elle avait pris ses aises, et se dirigea lentement vers une commode dont elle ouvrit un tiroir. Elle en sortit une minuscule petite flûte, dont elle se mit à jouer.

 Brunhild jouait à merveille. La mélodie qu'elle interpréta ne disait rien du tout à la violoniste, qui connaissait pourtant maints morceaux. Elle n'arriva pas non plus à situer le morceau dans une époque musicale. La mélodie était douce, trop douce. La jeune fille se laissa bercer par la chaleur ambiante, protégée de la lumière par l'éclairage tamisée des lampes et des foulards. En baillant, elle se cala confortablement au fond de son fauteuil. Brunhild, infatigable, continuait à siffler la doucereuse mélodie, sans fin, sans repos, et sans la quitter du regard.

 A présent, Mazarine luttait pour garder les yeux ouverts. Etouffant un bâillement, son regard rencontra involontairement le cadran de sa montre. Cela eut pour résultat de la sortir de sa torpeur : elle sauta instantanément de son fauteuil, sous le regard abasourdi de la flûtiste qui s'arrêta net. Affolée, elle haleta :

 - Zut, il est déjà six heures ! Mes parents vont me tuer !

 - Calme-toi, Mazarine, intima tranquillement Brunhild, en rangeant sa flûte. Je suis désolée de t'avoir fait perdre la notion du temps.

 - Ce n'est rien, répondit distraitement l'adolescente, nerveuse, en prenant son manteau. C'était à moi de faire attention.

 - Mazarine ? demanda Brunhild. Pourras-tu revenir bientôt ? Ta visite m'a fait beaucoup de plaisir, et cela fait longtemps que je n'ai vu personne d'aussi jeune que toi...

 - Mais tout le plaisir est pour moi, Hild, répondit Mazarine. Je serai libre la semaine prochaine, voulez-vous ?

 - Bien, jeune fille. Alors... .

 - Hild, la coupa timidement Mazarine. Avez-vous de la famille ?

 - Non, répondit Mlle Wotan d'un air détaché, mais la jeune fille vit bien que ses mains tremblaient. Non. Et d'ailleurs, cela fait longtemps que je n'ai vu personne d'autre.

 - Eh bien... Au revoir, Hild.

 - A la semaine prochaine...

 Bizarrement, cette phrase sonnait comme un ordre.

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