Un Clochard dans les orchidées

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Mazarine s'approcha de la porte de la salle d'exposition, et contempla l'affiche. Dessus, des fleurs bariolées se disputaient la place avec d'étranges plantes exotiques. 

- En ce moment, informa inutilement Solveig, il y a une exposition sur les orchidées. On y va ?

  - Tant qu'à faire, marmonna Pierre.

  La petite troupe paya les entrées, puis s'avança dans les salles qui étaient vides de visiteur. Forcément, tous les éventuels flaneurs étaient partis écouter le projet transversal. Tant mieux, ils auraient l'exposition pour eux. Personne ne viendrait les embêter. Et eux-mêmes ne gêneraient personne avec d'éventuels commentaires et remarques.

  L'exposition des orchidées était en fait une succession de salle, reproduisant des paysages équatoriaux où les orchidées aux couleurs éclatantes contribuaient à créer des jardins idylliques.

  Outre les plantes paradisiaques, des vitrines présentaient des végétaux époustouflants, telles que des lithops, qui ressemblaient à des cailloux transpercés par une petite fleur jaune. Il y avait aussi des cactus et autres plantes grasses, qui prenaient des formes toutes plus surprenantes les unes que les autres.

Mazarine était occupée à scruter ce qui devait être une fleur, sauf qu'elle n'arrivait pas à deviner les pétales. Virginie, que la botanique n'intéressait guère, était en train de voir avec Solveig qui faisait le mieux le patinage sur le sol lustré. Pierre allait ouvrir la bouche pour leur conseiller d'arrêter, quand un rire jaillit :

- Salut, les amis... Hi hi hi ! Comment ça va ?

  Interloqués, ils se retournèrent. On ne pouvait s'adresser qu'à eux, car ils étaient les seuls visiteurs. Il s'agissait d'un homme barbu aux vêtements râpés. S'il ne semblait guère âgé, de profondes rides creusaient son visage. Sa barbe et ses cheveux, de longues chenilles délavées, avaient besoin d'une bonne coupe.

L'homme, qui semblait légèrement soul, s'avança d'une démarche incertaine. Il tournait de temps en temps sur lui même, en humant l'air comme pour sentir le parfum des orchidées d'un air d'extase. Puis, soudainement, il s'adressa à Mazarine :

  - Jeune fille, j'vous r'connaît, j'vous ai d'jà vue !

  L'intéressée recula, déboussolée. Que faire ? Fallait-il prendre ce clochard au sérieux ? Était-il sain d'esprit ? Ou bien il était soul ? Paul ouvrait la bouche, peut-être pour demander des réponses à ces questions à l'homme. Mais déjà, celui-ci continuait :

  - Je sais qui vous êtes : Mazarine Fournier, et amie de Brunhild Wotan !

  - Mais comment le savez vous ? cria la danseuse blonde, plus méfiante qu'effrayée.

  - J'étais présent à tous vos rendez-vous, car...

  Mais l'étrange personne n'eut pas le temps de finir sa phrase ; des cris l'interrompirent et figèrent tout le monde. Il s'agissait des exclamations outrées du gardien de l'exposition, qui lançait, manifestement indigné :

  - Par ici, messieurs les policiers ! J'ai vu le clochard arriver, j'ai essayé de l'empêcher d'entrer, mais il m'a fait tomber par terre et j'ai pas pu le retenir... Il est parti dans ce corridor, mais pour le retrouver, ça ne va pas être facile... Il y a plein de salles, et elles sont toutes reliées les unes aux autres... Comme un labyrinthe, quoi...

  - Bien, laissez-nous faire, monsieur.

  Le petit groupe était resté silencieux et immobile durant cette discussion, quand ils entendirent des bruits de pas lointains se rapprocher. Les yeux du clochard s'écarquillèrent.

  - Aidez-moi ! supplia-t-il en gémissant. Je veux pas partir avec les policiers, j'les aime pas !

  - On est fichus ! chuchota Pierre, terrorisé. On va nous accuser de complicité, si on nous trouve avec... Lui ! Qu'est-ce qu'on va faire ?

  - Je sais, dit Solveig d'un air serein. Moi, Virginie et Paul, on va emmener le clochard dehors en évitant de se faire repérer. Et Pierre et Mazarine, vous allez servir une fable aux vigiles pour les retenir. On se retrouve dans les jardins pour tâcher d'en savoir plus.

  Décidée, elle empoigna le clochard qui n'avait pas eu le temps de dire son avis. Suivie de Paul et Virginie, qui n'en menaient pas large, elle contourna une scène fantastique composée d'orchidées et disparut.

Pendant ce temps, Pierre, qui tremblait comme une feuille, grommelait qu'il aurait bien aimé partir avec le reste de ses amis. Il ne tenait guère à rencontrer les policiers et le gardien, qui avaient l'air de le terroriser. En tordant en tous sens ses mains moites, il chuchota à Mazarine, beaucoup plus calme que lui :

  - On fait quoi ?

  - Ben, je sais pas... On flâne dans les allées, on profite de l'exposition...

  - Et les autres ?

  - Quoi, les autres ?

  - Mais enfin, Mazarine ! Tu le fais exprès ! Si on nous demande où sont les autres, on fait quoi ?

  - Ah, ça ! Tout d'abord, calme toi, on dirait que tu vas faire une crise de quelque chose. Ensuite, on n'aura qu'à dire qu'ils se sont lassés des orchidées, et qu'ils sont partis écouter de la musique. De toutes façons, c'était déjà un peu le cas. T'as vu comment Vivie et Solveig faisaient du patinage ? On voyait bien que les plantes, c'était pas leur truc. Du coup, c'est pas comme si on racontait n'importe quoi, si ça te rassure.

  - Tu, tu crois que ça va marcher ?

  - Evidemment ! Pourquoi pas ? Pourquoi on voudrait protéger un clochard, pour les vigiles ?

  - Ben, là, on est bien en train d'aider un clochard !

  - Non, tu ne m'a pas comprise. Si tu étais un vigile, pourquoi des ados voudraient aider un clochard ?

  - Heu, je sais pas, moi...

  - Tu vois, il n'y a pas de risque. Alors maintenant, détends-toi, tu es pire que moi avant un examen.

  Pierre produisit avec difficulté un sourire crispé. Puis il se mit à faire quelques pas d'une démarche raide évoquant d'avantage un automate mal réglé qu'un garçon profitant d'une exposition. On s'attendait presque à l'entendre grincer. La jeune fille le regarda d'un oeil d'abord surpris, puis critique. Pour finir, n'en pouvant plus, elle s'écria :

  - Stop, Pierre ! Calme-toi, j'ai l'impression que tu vas tomber par terre, tellement tu trembles !

  - Tu crois quoi ? Mes jambes sont toutes cotonneuses ! Je suis mort de peur !

  - Mais pourquoi ?

- Ben, à ton avis !

- Allez, calme-toi, sois cool ! Tout va bien !

  - Quoi ! On est en train de faire évader un clochard, et tout ce que tu dis, c'est tout va très bien madame la marquise ?

- Mais, je veux dire, t'en fais pas ! Au pire, même si on se fait prendre, on risque quoi ? C'est pas comme si on risquait la prison, t'inquiète pas ! Enfin, je crois...

- Tu n'as pas mieux pour rassurer quelqu'un ?

  - Non. Bon, imite-moi quand tu marches, tu es tout raide.

  Elle fit quelques pas tranquilles en direction d'une vitrine exposant de ravissantes petites fleurs blanches, les observa d'un air amusé, puis s'éloigna en baillant d'un air nonchalant.

  - Tu vois, fais comme moi. Regarde les plantes, commente...

  - Comme t'assure, Mazarine, on dirait que t'as fait évader des clochards toute ta vie !

  Le jeune garçon, qui blêmissait à vue d'oeil, s'avança avec autant de légèreté que s'il traînait un piano vers Mazarine. Celle-ci alla vers une cage de verre où était enfermée une gigantesque fleur rouge, sans que Pierre ne la quitte d'un pas. A chaque endroit où elle allait, il la suivait sans la lâcher d'un pouce. Elle se retourna, excédée :

  - Bon sang, Pierre ! Prends un air naturel ! T'as déjà vu des gens se promener sans lâcher les autres comme ça ? Vas où tu veux, au pire, laisse-moi trente secondes d'avance, mais laisse-moi respirer, enfin !

- C'est bon, t'énerves pas ! En plus, c'est pas comme ça que tu risques de me rassurer.

  Il s'éloigna en quelques enjambées de son amie courroucée. A la place, il s'approcha d'une étagère exposant des photos en noir et blanc. Vu l'écriteau, il s'agissait d'ancien mentonnais, dans leur costume traditionnel. Pierre dévisagea les visages rongés d'humidité, et articula avec peine, entre ses mâchoires crispées, d'une voix signifiant tout le contraire :

  - Oh ! Alors ça, c'est drôlement intéressant !

  - Bonjour jeunes gens ! s'exclama soudain un policier, apparut de derrière une vitrine. Nous recherchons quelqu'un. N'auriez-vous pas vu un clochard qui est...

  - Ha !

  Les nerfs de Pierre venaient de lâcher. Le malheureux garçon s'écroula sur une vitrine de géraniums, qui pencha dangereusement. Mazarine, tout en essayant de masquer son agacement, accourut pour aider son ami tout en essayant de redresser la vitrine qui produisait des craquements guère rassurants. Elle n'osait même pas imaginer ce qu'elle allait faire si Pierre cassait le présentoir. Elle le replaça à sa place initiale, et glissa une main à l'intérieur afin de redresser un pot. Quand ce fut fait, elle adossa Pierre contre un mur.

  - Bonjour, monsieur, lança-t-elle d'une voix assurée. Que voulez-vous ?

  - Je venais vous demander si vous n'aviez pas vu un clochard, répondit l'agent en lorgnant Pierre d'un oeil critique, comme s'il doutait de la santé mentale du jeune homme.

  - Nous n'avons rien vu. Pas vrai, Pierre ? demanda Mazarine en fixant son ami d'un air furieux, pour le dissuader de dire le contraire.

  Celui-ci ne parvint qu'à bredouiller des propos incompréhensibles, ruisselant de sueur. Le gardien à qui les amis avaient payé des tickets d'entrée surgit brusquement de derrière le policier. Il chuchota d'une voix que tout le monde entendit :

  - Mais, m'sieur l'agent... Y'avait plus que deux gamins... Cinq, qu'ils étaient...

  - Ou sont vos amis ? demanda le policier sans daigner regarder le surveillant.

  - Ils se sont lassés des orchidées, et ils sont partis écouter de la musique, récita Pierre d'une voix hachée.

  Le gardien se haussa sur la pointe des pieds - ce qui ne le grandissait pas vraiment. Il tenta de voir quelque chose par dessus l'épaule du policier, qui, lui, était très grand. Tout à coup, des bruits de cavalcades les firent se retourner. Chacun put voir le clochard, escorté de Solveig, Paul et Virginie, partir en courant.

  - Là-bas ! Il est là-bas, mon clochard ! s'étrangla le gardien.

  - C'est vrai ? demanda le policier, se haussant également sur la pointe des pieds.

  - Mais non, répliqua Mazarine, qui commençait cependant à perdre de son flegme. Puisqu'on vous dit qu'il n'y a pas de clochard, ici ! Il n'y a pas plus de clochard que... Que de palmier au pôle nord. Pierre, il n'y a pas de palmier au pôle nord, n'est-ce pas ?

  - N-n-non, il n'y a pas de pôle nord au... de palmier nord au...

  - Bon, merci Pierre. Vous voyez, messieurs, il n'y a pas de clochard.

  - Si, il est là-bas ! hurla le gardien, aussi tremblant que Pierre. Je le vois courir avec les copains des gamins !

  - Mais c'est vrai, ça ! s'écria le policier, qui commençait à réagir. J'appelle les collègues.

  Il dégaina un porte-voix, et s'apprêta à appeler du renfort. Mais c'était sans compter Pierre. Celui-ci, toujours blême, mais avec cette fois une intéressante touche verdâtre au niveau des pommettes, fut brusquement lâché par ses nerfs. Il poussa un rugissement qui n'avait rien d'humain, prit ses jambes à son cou et fila sans demander son reste pour rejoindre sûrement le reste de la bande. En disparaissant, il hurla de toute la force de ses poumons :

  - Zaza, on se casse !

  Les deux hommes, interloqués, fixèrent la jeune fille brune d'un air soupçonneux, sans rien faire, abrutis. La violoniste resta un instant béate, les bras ballants, puis détala soudainement à la suite de Pierre en lançant :

  - Bonnes journées, messieurs !

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