Au revoir, Paul !

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  Paul poussa la porte de la mercerie, puis s'arrêta net : au moins quatre personne faisaient la queue, et Brunhild Wotan était seulement à la deuxième place. En soupirant et en grommelant, il alla du côté des pelotes de laine qui, par chance, étaient à côté de la caisse. Il fit mine d'en choisir une. Il put ainsi écouter à son aise la caissière, qui vendait des aiguilles à tricoter à une vieille commère.

Soudain, il se rendit compte que la femme en question était son ancienne maîtresse de CP. Il paniqua à l'idée de se faire aborder par la dame. Celle-ci l'avait déjà vu en train de boire au biberon alors qu'il avait cinq ans. Il lui tourna donc résolument le dos.

Enfin, à son grand soulagement, l'institutrice partit. A ses yeux, le simple fait de n'avoir pas été abordé relevait du miracle. En effet, il y avait maintenant quelques années, alors qu'il se promenait avec des amis, la femme était soudainement arrivée. Elle s'était mise à lui faire la conversation. Paul se souvenait encore des ricanements silencieux de ses compagnons, pendant que la femme lui rappelait comment il avait pleuré, lorsqu'ils étaient allés à la piscine. Il n'avait jamais eu aussi honte de sa vie.

Enfin, ce fut au tour de Mlle Wotan. S'arrêtant presque de respirer, il tendit l'oreille pour guetter la moindre des paroles de la vieille dame.

  - Alors, Mademoiselle Wotan, chantonna la caissière. Qu'achetez-vous donc ? Un écheveau de fil à broder jaune d'or... Des perles bleues... Un lot d'épingle... des morceaux de tissu... Ce sera tout ?

  Comme la cliente approuvait, la vendeuse chantonna sur le même air :

  - Cela vous fera dix-huit euros, madame... Et voilà ! Un sac ? Non ? Eh bien, bonne journée, et au plaisir de vous revoir !

  La vieille dame déposa sur la caisse un billet et quelques pièces. Ensuite, elle récupéra sa monnaie, puis sortit sans demander son reste. Pendant ce temps, le jeune homme blond, sa pelote à la main, s'apprêta à la suivre. Mais c'était sans compter la caissière. Celle-ci brailla soudain :

  - Hep, jeune homme ! Que fais-tu ? Je t'y prends à me voler ma laine !

  - Mais, pas du tout, protesta faiblement Paul, rouge de honte sous le regard des commères indignées qui le dévisageaient. Pas du tout, je... Je voulais regarder, heu... Les catalogues de couture...

  - Ah, se détendit la caissière. C'est bien, quand on est jeune, de s'intéresser à la couture, mon p'tit gars ! C'est une valeur sûre et pleine d'avenir ! Vas-y, regarde, et prends ton temps !

  Elle se détourna de lui pour parler chiffon avec un client. Paul, agacé, fit semblant de consulter un magazine. Après quelques minutes, il décida de s'installer dans la file. Mais là, il manqua s'étrangler de rage quand il vit qu'il n'était pas près de sortir. En effet, la grosse dondon plantée devant lui discourait sans fin avec la vendeuse, sur le prix des mètres de lin qui augmentaient tandis que la qualité diminuait.

Enfin, quand les deux femmes eurent fini de parler, il acheta sa pelote. La caissière tenta vainement de démarrer une conversation avec lui. Après s'être heurtée à la froideur du jeune homme qui restait tout juste poli, elle le laissa partir, le couvrant auparavant d'un regard interrogateur. Mais, pour Paul, trop tard. La voiture de Charles, ses occupants et Brunhild Wotan avaient disparus.

  Retraçons le quart d'heure qui venait de s'écouler dans le véhicule. Dans la voiture, c'était la panique. Charles, Hubert et Mazarine avait vu Mlle Wotan sortir de la mercerie. Mais cela faisait deux minutes qu'ils attendaient Paul en vain. Finalement, ils commencèrent à débattre :

  - Bon, déclara le professeur de cultures antiques en se tournant vers ses deux compagnons. On fait quoi ? On attend, ou on attend pas ?

  - On attend pas, trancha Hubert. Là, on a une chance inespérée de savoir ce que va faire Mlle Wotan. On ne va pas tout foutre en l'air, parce que Paul ne sait pas se débrouiller dans une boutique de chiffons !

  - Mais, il a peut-être un problème, tempéra Mazarine. Si ça se trouve, il a besoin d'aide... Et si ce n'est pas le cas, quand il sortira, il va s'inquiéter, se demander où on est, et...

  - Envoie lui un message qu'on en finisse, Zaza, commanda Hubert. Et fonce, Charles ! On va vraiment perdre Brunhild Wotan, à la fin !

  L'enseignant obéit à son petit-frère. Il démarra sur les chapeaux de roues. Après quelques minutes de conduite, Mazarine tenta de juguler l'enthousiasme du professeur.

  - N'appuie pas trop sur le champignon, Charles. J'ai l'impression qu'on ne va jamais sortir de là vivants !

  - T'en fais pas, répondit Hubert, en oubliant qu'ils n'étaient pas au Gumball 3000 d'Angleterre. Plus vite on va, mieux ce sera ! Et tant que tu y es, écris le message.

  La jeune fille allait envoyer un SMS à Paul, sauf qu'elle en reçut un de sa part avant.

  - Lis-le nous, réclama Charles sans quitter la route des yeux.

  - Vous m'avez lâché, bande de... Bon, ce n'est pas important. Alors : Mlle Wotan a acheté un écheveau de fil à broder doré, des perles bleues, un lot d'épingle et des morceaux de tissu. J'ai été bloqué par la queue. Vous en êtes où ? Voilà. Je réponds quoi ?

  - Je dicte, indiqua le conducteur. Cher Paul, nous sommes désolés de t'avoir abandonné, mais nous n'avions pas le choix. En effet, nous avons longtemps débattu sur...

  - Heu, Charles, s'inquiéta son frère. On n'écrit pas un roman, là... Abrège !

  - Bon, alors...

  - Laisse, coupa Mazarine. Je m'en charge.

  Elle tapa à toute vitesse sur son clavier : Dsl de t'avoir laissé, on allait perdre Hild. Rdv à la maison avec Vivie. Tout va bien ?

Après avoir envoyé le message, elle attendit la réponse de Paul. Mais elle n'arrivait pas. Elle attendit une minute, deux minutes, trois minutes. Au bout de cinq, elle s'inquiéta :

  - Dites, y'a un problème... Paul répond pas...

  - Tu es sûre ? demanda Hubert en fronçant les sourcils.

  - Ho, non ! s'étrangla Charles. Et s'il s'était fait enlevé lui aussi pas Brunhild Wotan ?

  - Impossible, contra la violoniste, cependant peu rassurée. On a Hild devant nous.

  - Mais, Zaza ! s'affola le professeur. C'est très possible ! D'après la description que vous m'avez faite, ce n'est pas une femme normale ! Et si ses rats avaient enlevé Paul ? Bon sang de bonsoir, comment on va faire ! On est fichus ! En plus c'est moi l'aîné, je devais le surveiller... Zut, tout ça, c'est de ma faute ! Je ne suis qu'un gros imbécile, j'aurais dû aller moi-même dans la mercerie... Je suis le plus grand crétin que je connaisse !

  Dans son désespoir, le professeur s'arracha les cheveux. Mais ce faisant, il lâcha le volant et arracha sa perruque, qu'il avait complètement oubliée. La voiture zigzagua de façon inquiétante. Hubert attrapa le volant de justesse. Mazarine immobilisa l'enseignant contre le dossier de son siège, en l'attrapant par les bras afin qu'il se calme.

  - Charles, trembla Hubert, tu deviens cinglé ! Comment tu as fait pour décrocher ton permis de conduire si tu piques des crises toutes les deux minutes ?

- Mais c'est bon, désolé, je ne faisais pas attention ! Je ne recommencerai pas, prom...

  - Arrêtez-vous, prévint la violoniste en coupant l'adulte. Hild vient d'entrer dans la papeterie...

  - J'y vais, déclara solennellement Charles.

  - Armes-toi d'abord, conseilla son frère. On ne sait jamais. Et vu la situation de Paul, à mon avis, ce sera plus prudent. Zaza, tu n'as pas un truc pour se défendre sous la main ?

  La jeune fille regarda autour d'elle, puis saisit une clé à molette qui gisait sous le fauteuil d'Hubert. Elle la tendit au conducteur qui. En tremblant, il la prit et la rangea dans son sac. Ensuite, l'adolescente attrapa la perruque qui était posée de travers sur la tête du professeur et essaya de la remettre correctement. En vain, car de ce côté, elle n'était pas aussi douée que Virginie. Finalement, elle arracha la casquette de la tête d'Hubert pour la mettre sur celle de Charles.

  - Là, on ne te reconnaîtra pas. Bonne chance !

  L'homme nerveux s'extirpa avec difficulté de l'habitacle, et pénétra dans la papeterie. Une fois qu'il fut parti, Hubert demanda avec inquiétude à la jeune fille brune :

  - Tu crois que Paul s'est vraiment fait enlever par Mlle Wotan ?

  - Je n'en sais rien... J'espère que non ! C'est quand même inquiétant, qu'il arrête de communiquer... Il n'est quand même pas en train de bouder, j'espère !

  Pendant ce temps là, Charles venait de pénétrer dans la boutique en retenant sa respiration, comme s'il plongeait dans une piscine. Il se dirigea sans bruit à côté de la caisse, et passa en revue les cartes postales. Un homme corpulent racontait sa vie au caissier. Mlle Wotan, quant à elle, tournait entre ses mains un paquet de cire. Elle semblait hésiter à l'acheter.

  - Oh, mon jeune ami, comme je suis content de vous voir ! Oui, c'est de vous dont je parle, alors ne faites pas comme si vous ne me connaissiez pas ! C'est très impoli, vous savez !

  Charles Bourdeaux mit quelques secondes à comprendre que c'était à lui qu'on parlait. Il identifia rapidement son interlocuteur, puis gémit. C'était l'homme à qui parlait le caissier, ainsi que la dernière personne qu'il souhaitait rencontrer. Ce fut pourquoi, il se hâta de répondre :

  - Comment ? Ah, non, non, ce n'est pas moi ! Je ne vous connais pas !

  - Allons, Charles Bourdeaux, cessez vos enfantillages, et venez me dire bonjour !

  Voyant qu'il ne pouvait pas faire autrement, le professeur soupira.

  - Oh, Me Mordaume, comme je suis content de vous voir, récita-t-il d'une voix qui signifiait tout le contraire.

  Me Mordaume était un avocat. Il avait employé le jeune homme pour apprendre le latin. En effet, il souhaitait se familiariser avec les formules juridiques. "Pourvu, souhaita Charles de toutes ses forces, que Me Mordaume n'essaie pas de faire un brin de causette avec moi ! Je n'ai pas envie de lui parler, et je suis pressé, moi !"

  Hélas, il semblait que c'était tout ce que voulait l'avocat.

  - Bonum diem, M. Bourdeaux, que... Quel est cet accoutrement ridicule ?

  - Mais, heu, balbutia le malheureux professeur, en contemplant sa tenue excentrique.

  - Franchement, vous me décevez ! Ah, je me souviens encore de vous, il y a quelques semaines, me garantissant à je ne sais plus quel propos : "ah, moi, ces chiffons semblables à la défroque d'un naufragé, ça ne me prendra jamais" ! Je suis déçu, il n'y a pas de mot pour qualifier ce que vous êtes, indélicat personnage, menteur !

  - Oui, Me Mordaume, répondit piteusement Charles.

  Mais en vérité, il n'écoutait qu'un mot sur deux. Il était surtout occupé par Brunhild Wotan qui venait de payer sa cire et de sortir. Me Mordaume, lui, continuait à déblatérer sans se soucier de rien d'autre :

  - Et d'abord, quand on entre dans un lieu, on se découvre ! N'avez-vous pas honte de vous promener avec cette horreur de couvre-chef sur la tête ? Attendez, il est si sale que je ne me risquerais jamais à le toucher sans une paire de gant en latex ! Alors enlevez-le tout de suite !

  Pour illustrer ses propos, l'homme donna un léger coup sur la tête de son jeune professeur, pour faire tomber son chapeau - en dépit de ce qu'il venait de dire. Mais il visa malencontreusement un peu bas, et le pauvre enseignant en tomba presque à la renverse sur le comptoir. Mais c'était davantage à cause de la surprise, que de la force presque inexistante de l'avocat.

Cependant, sous le choc, les lunettes de Charles tombèrent par terre. Mais, alors que ce dernier se pencha pour les récupérer, sa sacoche glissa de son épaule. Elle s'ouvrit en déversant son contenu sur le sol.

Parmi les mouchoirs, le téléphone, un bloc-note, deux livres et divers papiers et stylos, la clé à molette tomba sur le sol avec un bruit sourd. Me Mordaume, incrédule, se pencha alors à son tour pour la ramasser.

  - Mais, monsieur ! s'écria l'avocat. Depuis quand vous promenez-vous avec des clés à molette ? Ah, si j'avais su, quand je vous avais engagé, que... Que je risquais ma vie !

  Charles se retint de lui cracher le fond de ses pensée. A la place, il arracha la clé à molette de la main de l'avocat. Il lança :

  - Oui, merci Me Mordaume. Au revoir, à Lundi !

  Le jeune homme bouscula l'avocat qui se mit à vociférer son indignation devant le caissier déconcerté. Il se rua dehors et se cacha derrière un lampadaire d'où il regarda Mlle Wotan s'éloigner à petits pas. Pour finir, il se précipita dans sa voiture, où ses compagnons le guettaient.

  - Alors, vieux ? chuchota son frère, même si Brunhild Wotan ne risquait pas de les entendre. Comment ça s'est passé ?

  Le professeur se laissa tomber contre son dossier en soupirant. Il ferma les yeux, enleva ses lunettes pour se pincer l'arrête du nez, et lâcha :

  - Je vous avais bien dit, qu'avec ces tenues, c'était fichu...

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