Le Goûter

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  Le lendemain, à trois heures moins vingt de l'après-midi, Hubert, Paul, Virginie, Mazarine et Charles se préparèrent afin que ces deux derniers puissent aller chez Brunhild Wotan. La violoniste avait envoyé un message à l'étrange dame pour la prévenir qu'elle viendrait avec un ami. Celle-ci avait accepté, apparemment intéressée.

A présent, la jeune fille brune scrutait d'un regard critique les misérables objets qui étaient censés la défendre. Pierre et Solveig n'avaient pas pu venir, car ils étaient occupés. Lorsque cette dernière avait proposé à Mazarine de s'équiper de poivre, celle-ci avait trouvé que c'était une très bonne idée. Maintenant, elle regrettait sa candeur. Elle pensait même sérieusement à ne pas le prendre. De son côté, Charles avait manqué s'étrangler en voyant les armes prévues.

  - Mais, comment voulez-vous qu'on ne tienne ne serait-ce que cinq minutes avec des cordes, du poivre et un couteau suisse face à une folle et une armée de rat ? On est fichus ! Et des armes pareilles, quand même... Mais vous vous croyez au pays des bisounours, ou quoi ?

  - Si tu veux, répondit nonchalamment Hubert en se limant les ongles, attablé avec les pieds sur la table, les couteaux de cuisine sont tous à toi ! Tu peux te servir !

  Le jeune professeur hésita quelques instants, puis attrapa un grand couteau de boucher. Il le glissa d'un geste furtif dans sa chemise. Le voyant faire ça, son frère, Paul et les deux filles le fixèrent d'un air abasourdi. Ils le regardèrent, la bouche grande ouvert, s'arrêtant en plein milieu de ce qu'ils faisaient.

Pour Paul, qui se versait un verre de jus de tomate, le résultat fut assez désastreux. Quand il redressa la bouteille, le jus de tomate avait débordé de son verre et se répandait sur la nappe.

- Flute, murmura-t-il entre ses dents. Maman va me tuer... Vivie, passe-moi une éponge, s'il te plait. Et, Charles, tu es sérieux ?

  - Ben quoi ? Vous m'avez dit de me servir, je me suis servi. Vous n'allez pas vous plaindre, non plus ? Le but, c'est de sortir ce soir de chez la voisine en un seul morceau, non ? Vous croyez pas ?

  - M-m-mais, on n'a rien dit, se défendit Virginie, ahurie, sans le quitter du regard. Enfin, moi, je n'ai rien dit. Tiens, Paul, ton éponge.

  - Félicitation ! s'écria Hubert en faisant une longue courbette devant son grand-frère. Moi, j'aurais jamais osé.

Charles hocha la tête. Il ne parvenait pas à savoir si son frère se moquait de lui ou non. Mazarine, qui ne le remarqua pas, enchaîna :

  - Moi non plus, j'en aurais été incapable. Mais ça ne veut pas dire que je ne prends pas de précaution !

  La jeune fille se leva du canapé et prit finalement la poivrière des Janviers. Elle la glissa dans sa poche. Enfin, elle vérifia que le couteau suisse de Virginie était bien attaché à sa ceinture.

En soupirant, Charles installa une gigantesque corde en chanvre dans sa serviette. Puis, tremblant, il se laissa choir sur le canapé.

Au fur et à mesure que l'aiguille de la pendule qui trônait dans le salon des Janviers se rapprochait du chiffre trois, l'infortuné professeur blêmissait. Et Mazarine devait bien avouer qu'elle non plus, elle n'en menait pas large..

  - On est fichus, confia Charles, qui venait de se mettre à faire les cents pas. Si on s'en sort vivant, on aura vraiment de la chance, et je jure de faire fabriquer une basili... Enfin, non, mon compte épargne ne suffirait pas. Mais quand même... Pourquoi il a fallu que j'accepte d'aller passer un après-midi chez une vieille folle ?

  - Heu, dit timidement Paul, il est cinq, là... Il sera peut-être temps d'y aller...

  - J'y arriverai pas, haleta Charles, ruisselant de sueur.

  - Ne t'en fais pas. On va rester au trou du grillage pour te soutenir, lui promit Virginie.

  - Bon, fit celui-ci en se levant courageusement du canapé, j'y vais. Mais, vous resterez bien là, alors ?

Il parla avec tellement d'espoir que, l'espace d'un instant, il ressembla à un petit garçon à qui on promettait que, le soir même, il verrait le Père Noël en chair et en os. La comparaison n'échappa pas à Virginie, qui dut se retenir pour ne pas rire. A la place, elle s'écria :

  - On te le promet ! Et s'il y a un problème, crie ! Allez, vas-y, et n'oublies pas qu'on t'aime tous très fort.

  Les amis poussèrent l'enseignant et Mazarine dehors. Ils cheminèrent silencieusement jusqu'à la maison voisine. A la cloche rouillée, ils se mirent à agiter la chaîne. Comme il n'y avait pas de réponses, Charles déclara :

- Bon, j'ouvre la porte.

Il poussa le portail avant même que la violoniste n'ait eu le temps de le prévenir. La porte s'écroula dans un vacarme cauchemardesque. Effrayé, le professeur particulier glapit en bondissant d'un mètre en arrière. Mais il se remit rapidement de sa frayeur. Ils prirent donc chacun l'un des côtés du portail, le transportèrent et l'adossèrent contre le muret.

  - Comment cela se fait que Mlle Wotan ne nous ait pas entendu ? interrogea Charles. Je ne savais pas qu'elle était sourde.

  - Elle n'est pas sourde, rectifia Mazarine. Mais elle est peut-être occupée. Appelons-la !

  Après s'être mis à crier ensemble pour l'appeler, la vieille dame apparut enfin.

  - Bonjour, Mlle Wotan ! la salua la violoniste. Comment allez-vous ?

  - Bien, merci. Mais, Mazarine, que se passe t-il ? C'est la première fois que tu m'appelles "mademoiselle" depuis qu'on s'est rencontrées.

  - Ha, vraiment ? se troubla la violoniste. Enfin, non, il ne se passe rien...

  - Et si tu me présentais ton ami ? Ou, non, plutôt, faisons les présentations à l'intérieur. J'ai refait du thé et je viens de finir la forêt noire.

  Quelques instants plus tard, les trois personnes prenaient un goûter dans le salon de la vielle dame. Mazarine s'était déridée en quelques minutes, mais elle aurait beaucoup plus apprécié la conversation si elle s'en tenait à la partie émergée de l'iceberg. Elle ne pouvait pas s'empêcher de dévisager son hôtesse, en se demandant si elle était une criminelle.

Quant à Charles, il se tenait raide comme piquet sur sa chaise. On avait l'impression qu'il était assis non pas sur un confortable fauteuil - certes un peu défoncé -, mais sur un instrument de torture. Il buvait son thé du bout des lèvres et mangeait à peine son gâteau. Mazarine fronça des yeux à plusieurs reprises tout en le fixant d'un air soutenu, afin de lui signaler qu'il devait se détendre pour ne pas paraître suspect.

Pendant ce temps, manifestement ignorante des soupçons de ses invités, Mlle Wotan s'était installée dans le canapé. Elle avait placé de part et d'autre de sa place les fauteuils de ses invités. Après avoir bu une gorgée de thé, la vieille dame demanda :

  - Alors, Mazarine, et si tu me présentais enfin à ton ami ?

  - Volontiers. Je vous présente Charles Bourdeaux.

  - Mon jeune ami, lui demanda Brunhild Wotan, quel métier faites-vous ?

  - Heu, je suis professeur particulier de latin et de grec. Mais j'enseigne aussi leur culture, c'est à dire le mode de vie de ces civilisations antiques, ainsi que...

  - Hum, passionnant. J'y pense, et si...

  Au même instant, des coups retentirent à la porte. Il s'agissait de deux hommes. La vieille dame alla leur ouvrir et discuter avec eux dans l'embrasure de l'entrée. Soudain, la violoniste manqua s'étouffer avec son thé et se leva en sursaut. Elle fut tellement violente et brusque qu'elle renversa son fauteuil. Brunhild se tourna vers elle, intriguée :

  - Jeune fille, que se passe-t-il ?

  - Heu, j'ai fait... tomber mon fauteuil... sans faire exprès...

  - Vraiment ? Bah, ce n'est pas grave. Peux-tu le ramasser, le temps que je m'entretienne avec ces hommes ?

  - Oui, Hild. Charles, tu peux m'aider ? J'peux pas redresser mon fauteuil toute seule, il est trop lourd.

  Celui-ci accourut et s'accroupit à côté de la jeune fille. Brunhild Wotan cessa de faire attention à eux pour se réintéresser aux deux hommes.

  - Il est minuscule, ton fauteuil, Zaza, critiqua le professeur. Tu es sûre que t'avais besoin de moi ? Même moi, je peux le soulever tout seul. A quoi tu joues ?

  - Je pouvais effectivement le faire toute seule, sauf qu'environ quatre mètres séparent nos chaises, et que c'est trop loin pour faire une discussion en privé.

  - Comment ça ? Qu'est-ce qu'il y a encore ?

  - On est dans de sales draps ! Ces deux hommes, ce sont les gens qui ont enlevé Léopold et Achille !

  - Quoi ? Mais c'est la totale ! On est fichus ! Là, franchement, je me demande ce qu'il va encore nous tomber dessus ! Je croyais qu'il n'y avait rien de pire que la filature en voiture, mais, malheureusement...

  - Au moins, on sait qu'Achille et Léopold sont ici.

  - Et alors ? On est fichus, ça change rien. Ou plutôt...

Mazarine fixa le professeur avec espoir. Elle le pressa de développer ses propos :

- Charles, de quoi tu veux parler ? Si tu as une idée, c'est le moment où jamais !

- Eh bien, il reste une dernière solution. A un moment, il faudra qu'on crie.

  - Pourquoi ?

  - J'te rappelle que les autres font le guet et qu'ils ont promis qu'ils accourront au premier cri. Laisse-moi m'en occuper : à un moment je ferais, par exemple, tomber un vase, et on poussera des cris. Comme ça, on aura l'effet de surprise, Mlle Wotan ne se doutera de rien et les autres arriveront.

  - Le fais pas trop tôt, Charles. Si on peut, il faudra qu'on fouille pour retrouver Achille et Léopold.

  - T'inquiètes, je ne le ferais qu'en dernière extrémité si c'est vraiment trop dangereux. Bon, maintenant, je file, Mlle Wotan arrive.

  Justement, celle-ci revint, furibonde. Elle traînait derrière elle les deux hommes penauds.

  - Jeunes gens ! fulmina-t-elle. Je vous présente les plus grands crétins au monde ! Ils... Ils vont tous faire rater !

- C'est vrai ? s'enquit poliment Mazarine, ne sachant que faire.

  - Si vous voulez, proposa aimablement Charles, si vous êtes occupée, on peut vous laisser...

  - Je ne pense pas que ce sera la peine. Je dois régler un problème avec ces hommes dans le jardin. Cela vous embêterait-il de rester ici ? J'en ai, pour... Je dirais une demi-heure.

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