Les Secrets de Brunhild Wotan

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  Alors que la vieille dame partait dans le jardin en claquant la porte, Mazarine se leva aussitôt pour rejoindre Charles. Entre-temps, celui-ci était retourné s'asseoir. La jeune fille brune l'attrapa par le bras et le tira hors du fauteuil pour le forcer à se lever.

  - Debout, Charles ! Il faut se grouiller !

  - Qu'est-ce que tu veux encore faire, Zaza ?

  - On a pas une seconde à perdre. On a seulement trente minutes - au plus ! pour trouver Achille !

  - Ha, je vois... J'aurais dû m'en douter. Et on commence par où, d'après toi ?

  - J'ai déjà fouillé avec Pierre le rez-de-chaussée, il n'y avait rien. Il faut faire l'étage.

  - Ouille, ça va être chaud, on risque de ne pas l'entendre revenir !

  - C'est pour ça qu'on doit se dépêcher ! Aller, ouste !

  Ils montèrent avec précaution l'escalier qui grinçait de manière guère rassurante. En haut, il y avait un couloir possédant quatre portes à gauche, quatre portes à droite et une porte au bout. Charles s'étira longuement en faisant craquer ses mains, pendant que Mazarine inspirait pour mettre ses idées en place.

  - Faisons gaffe, avec les rats, souffla le jeune professeur.

  Ils se mirent au travail sans tarder. Ils ouvrirent les premières portes de chaque côté. Aucunes n'étaient fermées à clef. Elles donnaient sur des salles, pour la plupart encombrées de vieux meubles poussiéreux qu'on avait de toute évidence placés là pour s'en débarrasser. Puis ils s'aventurèrent dans une pièce dont la fenêtre donnait sur la maison des Janviers. Il y avait un hideux lit à baldaquin aux colonnes démesurées, torsadées et sculptées, ainsi qu'une armoire assortie non moins laide. La violoniste devina qu'il s'agissait de la salle à coucher où, lors de sa première soirée chez les voisins, elle avait aperçue Brunhild.

  La porte suivante fut leur première salle fermée à clef. Ils essayèrent de forcer la serrure à l'aide du couteau suisse de Virginie, mais réussirent juste à casser la lame. Ces histoires de couteaux qui crochetaient les serrures, décréta Charles, c'était juste des plaisanteries. Finalement, il employa les grands moyens :

  - Ecarte-toi Zaza, je vais essayer de l'enfoncer.

  Il prit son élan et fonça dedans. L'enseignant arriva non seulement à l'ouvrir du premier coup, mais en plus à se meurtrir l'épaule. Mais il n'y avait rien de notable, à l'intérieur. A la porte suivante, Charles expliqua que, par mesure de précaution, il allait ouvrir la porte d'un coup, armé de son couteau. Mais celui-ci ne le protégea pas.

Le jeune homme se fit tout de même agresser, mais non pas par une armée de rats, mais par une planche à repasser qui lui tomba dessus dès qu'il eut ouvert le battant. C'était le local où Mlle Wotan rangeait aussi ses produits nettoyants, ses balais, ses chiffons et enfin, son aspirateur.

  Les autres portes ne contenaient rien d'intéressant non plus. L'une des salles était celle par laquelle Pierre et Mazarine s'étaient échappés. Mais la dernière était soigneusement fermée à clef. Cette fois-ci, les deux amis l'ouvrirent non pas en rentrant dedans, mais en s'équipant de l'un des tabourets trouvés dans un des débarras du couloir.

La porte ne résista que quelques secondes. Lorsqu'elle céda, Charles et Mazarine durent attendre quelques instants que leurs yeux s'acclimatent à la pénombre ambiante. Au bout de quelques instants, ils distinguèrent une chaise, ainsi que deux fenêtres aux volets rabattus. Quelqu'un était assis sur le siège. A cause de la lumière presque inexistante, il était impossible de voir de qui il s'agissait. Mais au moins, il ne semblait pas esquisser de mouvements brusques. Il restait simplement là, étrangement apathique.

Les deux explorateurs ouvrirent les volets. Ils découvrirent alors que la personne n'était autre qu'Achille Borlier.

  Mazarine ne l'avait jamais vu en si mauvais état. Blafard, décoiffé, il ressemblait presque à un zombie. Il ne tenait droit que grâce aux cordes qui le tenaient à la chaise, et il était bâillonné. Mais le bâillon était sûrement inutile. Achille n'avait vraiment pas l'air en état de parler. Si les deux nouveaux arrivants n'avaient pas remarqué que la poitrine du prisonnier se soulevait de temps à autre, ils auraient sûrement pensé qu'il était mort.

Charles s'activa : il sortit son couteau de boucher de sa chemise et entreprit de sectionner les cordes. Le couteau suisse de Virginie aurait été plus efficace pour cette mission, mais il était cassé. Quand ils eurent fini de couper les liens, ils prirent Achille tant bien que mal, et le déposèrent sur le lit à baldaquin de la chambre de Brunhild. Mais, une fois là, l'adolescent n'alla pas mieux. Il resta sur le lit sans bouger.

Mazarine, en se rongeant les ongles, se rendit compte qu'elle n'avait pas prévu ce qu'elle devrait faire à cette partie du plan. Enfin, un plan... Elle avait surtout agi sans réfléchir. Maintenant, que faire d'Achille ? Il n'était pas en état de sortir de cette maison. Et il était impensable de le laisser là : Brunhild s'en rendrait compte, se méfierait - si elle n'avait pas déjà des doutes sur Mazarine -, et achèverait Achille !

Charles demandait justement :

  - Comment on va faire, pour le tirer de là ? Mlle Wotan va se douter de quelque chose. On ne pourra jamais repartir avec lui !

  - Pour partir, il faudrait déjà qu'il puisse marcher. Il doit reprendre des forces ! Je vais lui apporter une part de forêt noire. On verra s'il arrive à la manger.

  - Bonne idée. Ramène aussi ma serviette, s'il te plaît. Et prends du thé, et du sucre pour le thé. Ça lui donnera un petit coup de fouet supplémentaire !

  La jeune fille se glissa dans l'escalier, puis fit les commissions. Elle ne tarda pas à remonter avec une grande assiette de gâteau, une tasse de thé et le sac de Charles. Ils incitèrent le captif à manger, mais rien à faire.

Achille ne remarqua même pas la pâtisserie, posée devant lui. Ce fut tout juste, même, s'il se rendit compte qu'on l'avait changé de pièce. Finalement, le professeur attrapa la tasse de thé et y mit deux carrés de sucre entiers. Il touilla, avala le tout d'un coup et déclara :

  - Bon, maintenant, on fait comment, pour se tirer de ce gourbi ? Mlle Wotan ne va jamais nous laisser partir comme ça avec ce garçon.

  - Il vaudrait mieux qu'on s'enfuient le plus vite possible, répondit Mazarine. J'aurais bien fait comme avec Pierre, la dernière fois, sauf qu'il faut faire un peu d'acrobatie...

  - Je ne crois pas qu'Achille sera capable de faire des cabrioles. Et moi non plus, d'ailleurs. J'ai toujours été nul en sport. Mais pour partir, galipettes ou non, il faudrait qu'il revienne à lui. Il est au bord de l'inconscience...

Mazarine tendit la main et proposa :

- Et si je lui mettais une claque ? Il n'y a rien de tel pour remettre les idées en place.

- Heu, hésita Charles, je ne suis pas sûr que...

- Mais si ! En plus, j'en meurs d'envie...

- Heu, attends, Zaza ! Le mieux, c'est que...

  - C'est que vous m'écoutiez tous.

  Brunhild Wotan, ses rats sur les talons, venait d'entrer dans la salle où Mazarine et Charles débattaient. Un sourire ironique, dangereux, flottait sur ses lèvres.

La violoniste contempla son compagnon, pour voir ce qu'il comptait faire. Mais de toute évidence, Charles n'avait pas de plan. Bouche bée, les yeux rivés sur la vieille dame, il était tout simplement dépassé. L'adolescente chercha un moyen de sauver la situation. Elle parvint seulement à s'humecter les lèvres, et à articuler, la bouche sèche :

- Hild, quelle bonne surprise !

Mais l'autre se contenta de ricaner. Entre deux éclats de rire, elle clama :

  - Que vous êtes naïfs ! C'en est désopilant. J'étais certaine que vous seriez là ! Décidément, vous n'agissez pas ; vous réagissez ! C'est très dangereux, dans la vie, vous savez. N'importe qui peut vous manipuler, ainsi. Mais je vous dois quelques explications... Vous allez vite comprendre.

  Après avoir attendu cinq secondes, durant lesquelles elle fixa tour à tour Achille, Charles et Mazarine, elle commença à monologuer :

  - Quand j'étais jeune, je rêvais de devenir magicienne. J'ai donc cessé de m'intéresser au reste du monde pour me plonger dans les sciences occultes qui le régissaient. Les hommes me sont apparus comme une race étrangère, inférieure à moi. J'ai ainsi laissé mes plus belles années pour découvrir tous les secrets de la magie. Mais à l'âge où tu me vois, j'ai réalisé que j'ai échoué. Je n'ai pas atteint mon objectif. Pourtant, je m'avoue rarement vaincue. Et ma magie ne me permet pas de reprendre une apparence, une enveloppe jeune pour recommencer ma vie gâchée.

  Mazarine et Charles s'échangèrent un regard éloquent, d'accords sur le fait que la vieille dame était complètement folle. Achille, lui, trop fatigué pour se concentrer, n'écoutait même pas. Mais la vieille dame reprit son monologue, sans attendre de commentaires de la part de ses interlocuteurs.

- Je me suis donc dit : Hild, tu ne peux pas retrouver ta jeunesse. Mais si tu la prenais à quelqu'un d'autre ? Je me suis replongée nuit et jour dans mes grimoires, et j'ai appris que, si j'accomplissais des rites avec une personne, nous pouvions échanger nos apparences. Depuis maintenant quelques mois, je me suis donc mise en quête de trouver une personne idéale à mes yeux. Elle devait être une fille, car j'en suis moi-même une et que c'est plus simple. Elle doit aussi être jeune pour que je puisse avoir la vie devant moi... Et être douée en classe, pour qu'on me considère comme quelqu'un de prometteur, et ainsi avoir la meilleure vie possible...

La pauvre Mazarine pâlit.

  - Vous ne voulez pas dire que...

  La vieille dame arracha ses lunettes de soleil. Chaque personne put voir qu'ils brûlaient de la lueur irréelle qui avait profondément marqué la violoniste quelques semaines plus tôt. Comme possédée, la vieille dame continua :

  - Si, ma jolie. C'est avec toi que se fera l'échange.

- Mais, je...

- Chut, ne m'interromps pas, ordonna sèchement Brunhild. Je suis la conductrice masquée de la voiture qui a enlevée cet énergumène (elle désigna Achille du doigt), ainsi que celle qui l'a retenu prisonnier depuis à peu près un mois, maintenant. Je me suis servie de lui comme d'un appât pour que tu viennes jusqu'à moi. J'ai usé de mes pouvoirs, pendant que je conduisais la voiture et que mes hommes prenaient Achille, pour que tu ne bouges pas et ne fasses rien. J'ai failli tuer ce jeune homme quand, alors que je lisais ses pensées, il m'a révélé que vous vous entendiez comme chien et chat ! Cela aurait pu tout gâcher. Mais par chance, tu as finalement décidé de le chercher avec tes amis, et tout s'est arrangé.

  - Et pourquoi ne pas m'enlever directement ? demanda Mazarine. Cela aurait été beaucoup plus simple et rapide.

  - Pour la meilleure transaction possible, il est important que les deux personnes s'entendent bien. Et, surtout, je voulais connaître tes goûts, tes activités, mais aussi les expressions que tu employais souvent pour que personne ne se rende compte de rien. Là, j'ai bien peur que nos relations soient au niveau le plus bas, mais tant pis. Je suis certaine que ça ira très bien quand même !

  - Mais, balbutia Charles, et Léopold, dans tout ça ? Il est où, le rapport ?

  - J'y viens. Savez vous où je prends mes pouvoirs ? Dans la souffrance des gens. Je l'avais enlevé, lui, quelques mois avant que nous nous rencontrions pour avoir un peu plus de magie supplémentaire. Par chance, personne ne le connaissait, donc je l'ai enlevé sans que personne ne se doute de rien. Environ une fois par semaine, je me levais la nuit et le torturait avec des illusions dont j'ai le secret. Mais un jour, il a échappé à la surveillance des deux hommes que vous avez vu en bas et il s'est échappé. D'ailleurs, il avait tout entendu de nos rendez-vous car l'isolation de cette maison n'est pas au point. J'ai cru que j'allais faire exploser la ville, quand j'ai appris qu'il t'avait retrouvée ! J'ai donc envoyé mes deux hommes de main le rechercher. Je ne suis pas revenue vous hypnotiser car, si pour une personne, ça marche encore, ce n'est pas la même affaire quand il s'agit de le faire pour cinq. Malheureusement, il a déjà eu le temps de vous dire de se méfier de moi.

  - Et où est-il, maintenant ?

  - Je l'ai achevé après l'une de mes illusions, il n'y a pas longtemps. Maintenant, il n'est plus qu'une pauvre chose, coincée dans une apparence répugnante qui le bannira pour toujours du reste de l'humanité. Je suis décidément très fière de mes illusions. Elles ont toujours réussi leur mission. Bon, elles sont compliquées à concevoir et à mettre en oeuvre, mais elles sont très utiles. Mais aussi, elles sont fatigantes. Autant pour moi, qui les fabrique, que pour celui qui les subit. J'avais besoin de repos. C'est pour ça que je t'ai demandé de ne pas venir à l'improviste.

  Mazarine se laissa tomber dans un fauteuil, les jambes coupées, horrifiée pour Léopold Landart. Certes, elle ne connaissait pas du tout le clochard, mais c'était tellement triste pour lui ! Il était seul, avec personne pour se soucier de lui, pour compatir à ses malheurs...

  - Ne t'en fais pas pour lui, lui dit sèchement Hild en remarquant son trouble. Sois honnête, en quoi cela te regarde ? Tu ne le connaissais même pas. Et s'il fallait pleurer toutes les personnes qui meurent dans le monde, on n'en finirait pas ! Et en parlant des illusions, je les faisais la nuit, car c'était beaucoup plus discret, on entendait souvent les victimes hurler. Et d'ailleurs, pour éviter que tout le quartier ne se réveille, j'usais de mes pouvoirs pour qu'il reste endormi.

  - Vous ne pouviez pas endormir les gens, juste les maintenir dans un sommeil ?

  - Oui.

  "Voilà pourquoi, se dit Mazarine, je n'ai pas réussi à réveiller Paul et Virginie la nuit où je faisais le tour de garde. Et aussi qu'on ait si bien dormi le reste de la semaine. On avait renoncé à surveiller le Gîte de Mûshika. Du coup, on s'endormait à temps et on arrivait plus à se réveiller."

  - Mlle Wotan, questionna aussi celle-ci, qui sont vos rats ?

  - Ah, eux... Le clochard est justement allé les rejoindre. En effet, lorsque j'en ai fini avec l'une de mes victimes, je la transforme en rat. Il rejoint mon armée de serviteurs. Grâce à un peu de magie, ils me sont devenus totalement dévoués. Ils gardent la maison quand je sors, et font pour moi quelques besognes. Mais je ne dois pas relâcher mon attention une seule seconde, sinon, ils deviennent capables de se contrôler eux même. Comme cela s'est produit lorsque tu es venue pour fouiller. Mais, quand j'aurai pris ton apparence, j'habiterai chez toi, je vivrai ta vie. Mon but, comme je te l'avais dit, est de m'en refaire une nouvelle. Et les rats ne me serviront plus à rien, et mieux vaut ne pas avoir de témoins, donc...

  - Mais c'est ignoble ! rugit Charles.

- Mais c'est la vie. Mais, tu as raison, c'est désagréable, comme sujet. Et si nous parlions d'autre chose ?

- Bien, si cela vous fait plaisir, ironisa le professeur. Qui sont les deux hommes qui discutaient avec vous ?

  - Vous allez comprendre. Ce sont des illusions, qui ne prennent forme ainsi que matière que lorsqu'une personne proche croit qu'ils existent vraiment. Mais sinon, je les contrôle comme si je tirais les ficelles d'un pantin. Maintenant, ma jolie, à nous deux. Nous allons commencer le rite pour échanger nos corps, le plus tôt sera le mieux.

  - Hum, supposons que je ne sois pas d'accord ?

  - Dans ce cas, je me verrais chargée de la pénible tâche d'user de moyens guère catholique. Je commence par tuer qui, en premier ? Le mollusque ou l'helléniste ?

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