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Tout le long du trajet, Constance dompta chaque émotion qui tenta de pincer l’une de ses cordes vocales. Elle conserva le timbre monotone d’un copilote de synthèse : la tristesse, épongée ; un rire nerveux, balayé ; cette jubilation naissante, aussitôt aplatie. Quant à la colère qui grondait dans ses veines, elle lui forgea une cage à l’épreuve de ses assauts. Le tonnerre, lui aussi, grondait, comme pour redoubler son humeur. Le ciel comme son cœur étaient chargés, l’orage sur le point d’éclater.

Aussi, lorsqu’elles parvinrent enfin au petit immeuble de l’Impasse des Marronniers, les quelques mètres qui séparaient la voiture du sas semblèrent une cascade. Les vêtements détrempés fusionnaient avec les peaux moites. Constance suffoquait sous sa tenue étriquée tandis que la combi trop large de sa camarade ruisselait de tous ses plis sur le carrelage. La tourbe ainsi formée et les boîtes aux lettres rouillées en disaient long sur la décrépitude de ces vieux HLM.

Sibyl balaya le hall d’entrée du regard, une grimace creusée à la commissure des lèvres. Elle avait parfois dormi dans ce genre de vestibules, par des nuits d’hiver, dans l’odeur des lendemains de soirée et de la fumée d’herbes illicites.

L’inconnue emmaillotée dans ses fringues se courba toutefois sur sa besace pour en tirer, non sans effort, son jeu de clefs – en vérité, un unique levier de métal auquel pendouillaient quatre ou cinq porte-clefs pelucheux – et, dès qu’elle eut ouvert la porte, un autre univers se révéla au-delà.

Le petit appartement, uniformément pastel, embaumait le propre et les pots-pourris. Pas une salissure ne gâtait les tapisseries couvertes de cadres, d’horloges et de porcelaines. Pas un grain de poussière n’infiltrait les décors savamment disposés, bibelot après bibelot, sur les napperons des buffets.

— C’est joli, souffla Sibyl.

— Pas autant que chez toi ! railla son hôte.

L’accusée détourna la tête, penaude. Constance l’invita à prendre place sur le canapé et, quelques minutes plus tard, glissa entre ses doigts tremblants un thé fumant dans un mug un peu kitsch. Sibyl l’en remercia à demi-voix. Elle ne comprenait pas bien quelle suite se profilait. La laissant savourer sa première gorgée, la soi-disant Julia ôta sans pudeur ses fripes imbibées. Sibyl, embarrassée, plongea le regard dans l’écume de sa tasse.

Ses papilles brûlantes ondulèrent timidement.

— Pourquoi ?

L’autre tendit le cou, encore nue.

— Tu peux préciser la question ?

Sibyl espérait presque qu’elle ne l’aurait pas entendue. Elle aspira une autre gorgée, le temps de laisser mûrir sa pensée.

— Pourquoi tu ne m’as pas dénoncée ?

Un sourire espiègle illumina le visage de la jolie brune. Elle referma sur elle le pan d’un peignoir d’inspiration nippone et s’avança jusqu’au salon. Elle se servit à son tour un peu du breuvage chaud, dans une tasse beige unie dont l’anse était cassée.

— Quand cette femme a débarqué, j’ai compris ton p’tit jeu. J’ai compris que tu m’avais menti sur toute la ligne, que tu ne t’appelais probablement pas Lucie et que tu n’avais jamais voulu que cette relation aille plus loin.

— Pourquoi avoir joué le jeu, alors ? Personne n’aurait…

— Parce que, moi aussi, j’ai menti.

Pour preuve de ses méfaits, la jeune femme reposa son thé et porta sur ses genoux le sac à main alourdi par son butin. Elle écarta la grande poche et laissa l’autre découvrir, ébahie, sa récolte rutilante.

— Pas sur toute la ligne, bien sûr, se justifia Constance. Seulement, voilà : toi, tu fais semblant d’être riche pour te taper de jolies filles ; et moi je me tape des filles riches pour les escroquer au passage. Bref, j’étais mal placée pour te blâmer.

Bien sûr, cette vérité-ci en taisait de moins reluisantes. Si Constance avait renoncé à accuser sa conquête, c’était davantage par peur qu’une enquête s’ensuive. En rejetant la faute sur la fausse Lucie, elle n’aurait eu d’autre choix que de porter plainte contre elle et, sitôt que la véritable propriétaire de la villa remarquerait ses larcins, son vrai nom aurait figuré dans un dossier informatique. Ce dont Constance ne doutait pas, en revanche, c’est que les gens riches sont pressés. Sans coupable évident sur qui mettre la main, leur poule aux œufs d’or s’était débarrassée des importunes de la façon la plus efficace : en les payant grassement. Ce qui, certes, prenait bien moins de temps que de faire la lumière sur tout leur cinéma. La voleuse ne s’en tirait pas pour autant à bon compte. Qu’allait-elle bien pouvoir faire d’un chèque qu’elle ne pouvait encaisser sans compromettre son identité ?

— Pourquoi m’avoir conduite chez toi ? insista celle dont le hasard avait fait sa complice.

— C’est pourtant simple, sourit Constance avec une assurance aussi feinte que ses mots. Tu n’as nulle part où crécher, n’est-ce pas ? Je ne pouvais quand même pas te laisser à la rue.

L’intéressée écarquilla de gros yeux, rendus globuleux par la géométrie de ses pommettes osseuses. La détaillant du regard, Constance gava son sourire de toute la pitié que ce petit bout de femme, chu de son piédestal, lui inspirait franchement. L’autre la prit au sérieux.

— Sibyl, murmura-t-elle, comme par crainte d’être entendue.

— Oh, c’était ton vrai nom ? s’étonna sincèrement la voleuse.

S’ouvrir de la sorte en pleine imposture ne lui aurait jamais traversé l’esprit. Pourtant, à l’instant, son propre nom lui échappa des lèvres.

— Enchantée, Constance, la salua la blonde, tête baissée.

Un silence gênant s'immisça. L’hôte pianota nerveusement sur sa tasse à demi vide jusqu’à ce qu’une idée lui bondisse à l’esprit.

— À ton avis, j’ai une jolie vue ?

Sibyl se tordit les lèvres sans savoir quoi répondre. Elle devinait bien que ces immeubles de carton n’offraient qu’un inlassable vis-à-vis sur les façades vétustes les uns des autres.

— Tu vas me dire que ce n’est pas la vue qui compte, une fois que tes poches sont pleines ?

— Bien sûr que la vue compte, ma belle ! s’esclaffa celle qui, au détour d’une gausserie, laissait transparaître la Julia de la veille.

Sa ceinture de taffetas se dénoua, dès lors qu’elle se redressa. Sans y prendre garde, la maîtresse du logis empoigna l’avant-bras de celle qui n’avait pour abri que son pick-up croulant.

— Suis-moi.

Trop interloquée par le flot des révélations pour y réfléchir à deux fois, Sibyl se laissa entraîner par-delà les rideaux de torsades perlées qui, songea-t-elle, devaient dissimuler un minuscule balcon, probablement encombré de vieux meubles et de fils à linge.

Elle avait aussi crocheté ce genre de résidence.

Quelle ne fut pas sa surprise en découvrant dans la loggia un établi ordonné surmonté d’une machine à coudre et le buste d’un mannequin paré d’étoffe précieuse. Face à la table de travail, une flopée de plantes séchées, uniformément roses, se dressait devant le ciel éternellement bleu de la vitre peinte.

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