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Les jours s’écoulaient au rythme d’un petit sablier en cristal, dressé sur le rebord du buffet qui jouxtait la loggia. Sibyl ne l’aimait pas beaucoup.

Chaque matin, Constance se levait aux aurores et traversait le séjour à pas feutrés, retournant au passage le précieux objet. Il lui fallait un demi-sablier pour préparer et avaler le petit-déjeuner dont elle prenait toujours soin de réserver une part de côté à son invitée. L’autre moitié s'égrainait pendant qu’elle se douchait, s’apprêtait, se maquillait. Puis elle quittait le logis, à l’heure exacte où la dernière paillette de quartz traversait l’orifice. Du moins, c’est ce qu’il semblait à Sibyl. Faisant mine de dormir, cette dernière observait ce manège quotidien. Elle ne quittait son cocon de plaids et le canapé qu’une fois Constance partie. Elle mangeait, plus par civilité que par réel appétit, le repas mitonné par son hôte. Elle s’étonna d’ailleurs de constater que, toute bonne vivante qu’elle soit, la belle n’avait aucun talent pour la cuisine.

Seule à l’appartement, Sibyl reprenait place dans le canapé, le seul petit espace qu’elle osait investir, et suivait les cours à distance de son école d’architecture. Ce petit confort lui suffisait amplement. Ça la changeait des cyber-cafés !

Parfois, elle glanait un sachet dans les placards de la cuisine et se préparait un thé. Du reste, les petits-déjeuners copieux de Constance lui suffisaient, si bien qu’elle n’avalait rien d’autre de toute la journée.

Puisque le gîte n’était pas gratuit et faute de pouvoir vraiment participer au loyer, elle faisait chaque après-midi un peu de ménage : un jour le sol, un autre les vitres, une lessive par-ci, un brin de vaisselle par-là, encore et toujours plus de bibelots à épousseter.

Elle se demanda parfois si elle ne pourrait pas, par inadvertance, faire chuter le petit sablier du buffet.

Elle se retint, par égard pour celle qui, au bout du compte, l’hébergeait gracieusement.

Constance tenait en effet grandement à cet artefact hors de prix, dont elle s’obstinait à taire où et à qui elle l’avait dérobé. Tout ce mystère ne faisait d’ailleurs qu'accroître l’aversion de Sibyl. Tant de manières pour un putain de minuteur !

En tous les cas, l’apprentie styliste affectionnait tant cette babiole de luxe qu’elle saisissait toutes les occasions possibles d’en user.

À peine rentrée de sa journée dans son onéreuse école de mode, voilà qu’elle retournait le sablier, s’installait à son établi dans la loggia et entamait de croquer une nouvelle tenue. Une mesure de poussière plus tard, elle appelait Sibyl sans prononcer son nom :

— Viens là.

Le buste sur pied, dévêtu, jalousait le nouveau support de la couturière. Dans l’attente de sa robe promise, la squatteuse coopérait sans broncher et servait de modèle à toutes les créations qu’imaginait son hôte. Un soir, elle était une citadine chic, le lendemain parée pour un pique-nique champêtre, le surlendemain une courtisane cyberpunk, le jour d’après une princesse exotique, le suivant encore un genre d’andro-sextoy emballée de latex.

La confection prenait toujours exactement deux sabliers. Cette manie avait beau l’intriguer, Sibyl n’osait rien demander. Elle attendait, curieuse, de voir ce qu’il se passerait, le jour où, le temps dépassé, la tenue se trouverait inachevée. Mais ce jour n’advint pas.

Une quinzain environ après le début de leur cohabitation, alors qu’elle rentrait de l’école, Constance dérogea pourtant à sa routine. Au lieu de s’emparer d’emblée de son bibelot fétiche, elle balaya du regard les 60m² dans lesquels elle n’avait pas eu à faire le ménage depuis des lustres. Ses pupilles s’arrêtèrent sur la blonde rachitique qui occupait le canapé, courbée en deux par-dessus l’ordinateur qu’elle tenait presque à bras le corps, entourée de monceaux de bouquins plus lourds qu’elle. Sibyl était sérieuse et étudiait beaucoup.

— Il faut qu’on cause, lâcha Constance.

Sans oser lever les yeux sur elle, l’intéressée déglutit. La rue ne lui manquait pas. Ni l’étroit couchage de sa banquette arrière. Ni l’odeur de renfermé du pick-up les jours de mauvais temps.

— Pourquoi tu ne manges pas le midi ?

Sibyl tressauta. Cette question-ci la prenait de court.

— Je vois bien qu’il ne manque rien dans mes réserves, qu’il n’y a presque pas de vaisselle sur l’égouttoir et que t’as pas pris un gramme depuis que tu crèches chez moi. C’est quoi le problème ? T’as peur de déranger ?

— Non. J’ai pris l’habitude de me contenter de peu.

— Mon cul ! Dieu sait que c’est pratique, pour moi, cette taille mannequin. Mais merde ! Je prépare pas un défilé pour la journée de l’anorexie ! Alors tu vas te grouiller de prendre… je sais pas… cinq kilos. C’est ça, ou tu dégages.

Sans trop pouvoir se l’expliquer, Sibyl s’émouvait de cette propension à sans cesse dissimuler l’altruisme par un autre intérêt. Il lui semblait que Constance méprisait sa propre gentillesse. C’était pourtant la plus belle qualité au monde.

— D’accord, je vais essayer. Mais moi aussi, j’ai quelque chose à te demander.

— T’es un peu culottée…

— J’ai pas grand-chose à perdre. Dis-moi, c’est quoi ton toc avec ce putain de sablier ?

Un sourire las froissa ses lèvres pulpeuses. Constance soupira.

— Le temps, c’est la seule chose qui ne s’achète pas. C’est la seule chose qui n’a rien à voir avec mon porte-feuille et dont je suis encore maîtresse. J’ai pas toute la vie pour devenir riche et célèbre. Je ne veux pas perdre une seconde à glander comme les trois quart des gens qui n’assument pas leurs rêves. Je vais amasser plus de flouz que tous ceux dont t’as crocheté la serrure réunis, c’est clair ? Ce truc me permet juste de ne pas m’égarer.

Difficile d’avaler que l’affreux sablier puisse être, en fait, une boussole. Sibyl se déchargea un instant de son PC et croisa les bras qui soulignèrent alors sa petite poitrine.

— T’es moins futée que tu t’en donnes l’air, railla-t-elle.

— Tu crois ça ? s’offusqua sa logeuse.

— Bien sûr. Tu accomplis des merveilles en un temps limité, mais tu gâches aussi ton talent à le restreindre de la sorte. Imagine seulement ce que tu pourrais créer en trois fois plus de temps… Tu m’as promis une robe parfaite, Julia. Et pourtant tu négliges ton travail. Tu t’es encore foutu de ma gueule ?

— Oh, là c’est l'hôpital qui se fout de la charité !

La charité, Sibyl avait appris à s’en méfier. Elle exigea seulement :

— Fous ce putain de sablier au placard et je prendrai tous les kilos que tu veux.

Constance n’était pas en position de négocier. Elle avait urgemment besoin d’une égérie. Ses rivales s’étaient déjà mises dans la poche tous les mannequins du coin. Mais ces filles-là n'arriveraient pas à la cheville de celle qui, malgré sa maigreur, ses cernes et son épave roulante, avait su donner vie à la flamboyante Lucie. Constance avait l’œil. Petite, lors d’une promenade, elle avait trouvé une pierre brillante et pointue dans la rigole du trottoir. Tout le monde lui avait ri au nez, alors qu’elle clamait avoir ramassé un diamant. Des années plus tard, un bijoutier lui avait pourtant proposé une belle somme pour ce quartz de qualité.

La styliste avait pour cette sans-abri les mêmes yeux que pour la pierre du caniveau. Elle savait reconnaître un joyaux brut ; elle escomptait bien en révéler tout l’éclat.

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