Chapitre 2
Point de vue de Lumine
Le soleil est haut dans le ciel, prétentieux, menteur. Il prétend régner sur le monde, mais ici, dans les Montagnes Escarpées, sa lumière est engloutie par la furie de la tempête. La neige tombe à flot, gifle mon visage sans relâche, et le vent hurle comme un animal blessé. Chaque pas est un défi, chaque souffle un combat. On croirait marcher dans une tempête d’aiguilles. Le froid me ronge, me dévore lentement.
En été, les Montagnes Escarpées n’avaient rien de cette brutalité glacée d’aujourd’hui. Elles se transformaient en un havre de verdure, presque irréel, où les herbes dansaient au vent et les fleurs sauvages éclataient de couleurs sous la lumière dorée. Violettes, marguerites, coquelicots… Tout semblait vivre, respirer, murmurer la paix.
Je me souviens de ces jours avec mes sœurs où nous allions sur les plus basses falaises. Nos courses folles, les couronnes de fleurs, les secrets criés à la montagne comme si elle pouvait les garder pour nous seules. L’écho riait avec nous, et le vent, complice, caressait nos joues.
Les grands sapins nous faisaient de l’ombre quand nous racontions des histoires à voix basse, à l’abri du soleil. Les pierres tièdes sous nos jambes, les ruisseaux bavards qui couraient au creux des vallées… Tout vibrait d’une joie simple, d’une innocence qui semble aujourd’hui appartenir à un autre monde.
Mes sœurs m’aimaient. Plus jeunes que moi, elles disaient vouloir devenir comme moi. Si seulement elles avaient su. Sous mes rires, il y avait déjà cette faille. Cette chose sombre et brûlante que je ne comprenais pas encore. Ce n’était pas de la froideur, ni du détachement. C’était une lutte — constante, épuisante — contre ce que je portais en moi.
Je n’ai pas voulu qu’elle voit le monstre en moi. J’aurais aimé ne pas grandir, rester à danser sous les chandelles, à m'endormir les cheveux encore plein de brins d’herbe et d’odeurs de menthe. Mais cette vie a péri bien avant ma fuite. Et aujourd’hui, tout ce qu’il en reste, c’est cette morsure en moi… Et leur souvenir.
— Lumine... On est désolé, on a essayé de les raisonner, mais…
Je ne les entends plus. Je n'entends plus que le bourdonnement de ma rage. Tout ce que je vois, c'est cette mare de sang. Tout ce que je sens, c'est l'odeur nauséabonde qui en émane. Mes sœurs ne m'ont pas trahie, je le sais. Elles ont voulu l’aider, elles ont voulu la cacher.
C'est lui. C’est cet homme qui ne m’a jamais aimé. C’est mon père qui a tout manigancé.
Ma tête me fait soudainement mal. Mon cœur palpite. Je me retourne vers eux. Ils s'écartent. Mes sœurs poussent des cris horrifiés, courent derrière notre père. Lui me fixe, le visage décomposé par le dégoût.
Je tourne la tête vers le miroir près de moi. Mon reflet est effrayant. Ce visage, c’est bien le mien. Mais ces yeux… Ces yeux entièrement noirs. Ils sont inhumains. Mon sang démoniaque... Il m'a encore submergée.
On ne choisit ni sa famille, ni le sang qui coule en nous, ni même l’époque à laquelle on naît. Le destin se tisse de fils invisibles, parfois cruels. La seule chose qu’on nous accorde, ce sont nos choix. Et moi, j’ai fait les miens. Je ne les regrette pas. Mais parfois, je suis prise de nostalgie… Ai-je eu raison de choisir l’amour plutôt que le devoir ? Reviendrai-je un jour auprès de mes sœurs ? Me souviendrai-je d’elles à la fin de ce périple ?
Le vent se fait plus violent, me pousse contre un pan rocheux. Je distingue une ouverture, noire, béante : une grotte. J’y entre à tâtons, battue par les rafales. Je tremble de froid. Mes doigts ne sont plus que des crochets bleus.
Je m’adosse contre la paroi la moins exposée. Je me parle à voix haute, comme pour exister encore :
— Sortirai-je un jour de cette prison de roche ?
Ma voix me surprend. Rauque, brisée. Elle semble étrangère à ma gorge, comme un écho vide. Un gouffre, comme mon cœur.
Je ferme les yeux. Je me replie sur moi-même. Je ramène mes genoux contre la poitrine. J’enfouis mon visage dans mes bras. J’essaie de disparaître, de me réduire à un souffle, à un battement de cœur — mais même ceux-là me trahissent. Chaque respiration est un combat, chaque battement retentit comme un tambour sourd dans ma poitrine. Il essaie de reprendre possession de moi. Mon sang recommence à me jouer des tours.
Pourtant, quelque chose me tire en avant, un fil invisible. Une vérité m’appelle, me hante. Elle est là, tapie dans le blanc, dans le silence, dans les cauchemars. Elle m’attire à travers les bourrasques et les doutes, sans que je sache encore si elle veut me sauver — ou me détruire.
La grotte, elle, n’est pas un refuge. C’est un piège de pierre et de vent, un tombeau de givre où même le silence semble me juger. Le vent s’insinue par les fissures, froid et traître, glissant sur ma peau comme une présence invisible. Les ombres sur les parois ondulent, dansent, s'étirent — comme si elles savaient quelque chose que j’ignore. Comme si elles murmuraient ce que je refuse d'entendre.
Un bruit sourd résonne, venu du fond de la grotte. Comme un grondement lointain, irrégulier. Je tressaille. Je tends l’oreille… Plus rien. Puis de nouveau, un craquement, un souffle. Est-ce la solitude qui me ronge ? Est-ce une simple illusion ou est-ce réel ?
Il n’y a plus de jeune duchesse ici, il n’y a plus de Lady Lumine d’Etherive, il n’y a plus de titre ni de sourire de convenance. Il ne reste qu’une âme seule, égarée dans les tréfonds de la montagne.
Mon cœur se serre, le poids du monde s’abat sur moi. Je pleure, enfin. Des larmes chaudes sur des joues glacées. Pas de sang, cette fois. Juste le chagrin brut. Deux ans de ma vie passée dans ce manoir froid, jugée de tous. Deux ans sans que mes sœurs ne m’adressent la parole, sans que mon père ne me parle par obligation. Deux ans que je me levais, partais manier l’épée sur la grande place de Alnora, que je ne rentrais que le soir pour dîner. Deux ans que je vivais comme un fantôme parmi eux, et pourtant, je les regrette. Je n’étais pas totalement seule, ils étaient là. Ils m’entouraient. Les larmes brûlent mes joues. Leurs goûts salés emplissent mes lèvres, ma bouche. Qu’ai-je fait ? Je n’ai pas de plan. Pas de refuge. Seulement cette grotte, ce froid, et ce cœur fendu que je traîne comme une chaîne.
Je quitte la grotte et me replonge dans la morsure de la tempête, un mouvement attire mon regard, là-bas, sur la crête d’en face. Un scintillement furtif, comme une avalanche noire. De la magie ? Ou simplement un jeu d’ombres dans la neige ? Je reste figée, le souffle court.
Point de vue de Aliénor
Je quitte le sentier pour m’engouffrer dans un passage creusé profondément dans la montagne. Je dois absolument atteindre l’autre crête. Là-bas, j’ai cru apercevoir une silhouette furtive, presque irréelle. Le vent s’engouffre dans mon manteau, mord ma peau. Je rabats mon capuchon, le cœur battant.
Ce moment, je l’ai tant attendu. Un instant que j’avais anticipé des années plus tôt grâce à mon don. Le don de présage. Il est dangereux s'il tombe entre les mains de la mauvaise personne. Il m'est apparu un matin, au réveil. J'avais été terrorisée par les images qui m'étaient venues. J'avais hurlé, pleuré. Ma grand-mère m'avait automatiquement réconforté et demandé de n'en parler à personne. Mais ce jour-là, quelqu’un d’autre était là. Une présence. Une silhouette floue, presque volontairement effacée. Mon souvenir vacille, comme si quelqu’un l’avait altéré. Je n'en avais pas parlé, mais ils m’étaient impossible d’oublier ce que j’avais prédis. Les ombres de l’avenir m'avaient dépeint ce que le monde réservait à ses enfants : un champ de ruines, dévasté par la fureur, ravagé par les regrets. Un monde cendreux, hanté par des âmes solitaires, errantes, incapables de trouver la paix.
Bien que j'ai prédit la destruction de Thalénor, je refuse encore de croire que cette destinée est la seule possible. Non, je ne peux pas me résoudre à cette idée d’un avenir figé, d’un chemin unique, inaltérable. Mon corps tremble, pas de froid mais d'effroi. Le sang démoniaque est une chose affreuse. Il prend possession de vous et vous corrompt jusqu'à la dernière goutte. J'ai vu les ravages qu'il a causé à plus d'une personne. Aucun n'a résisté, ils ont tous rejoint les rangs de l’Ombre et cela m'a glacé le sang.
C'est pour cela qu'il doit exister autre chose. Une autre voie. Une issue. Pour cela, je dois retrouver la personne avec qui tout a commencé.
Soudain, alors que je m’extirpe du goulet rocailleux, le vent m’assaille, glacial, sifflant dans mes oreilles comme un avertissement ancien. La neige, lourde et poudreuse, crisse sous mes bottes. Mes doigts s'engourdissent sous le cuir. Puis je le sens — avant même de le voir. Une présence. Lourde. Invasive. Comme si l’air lui-même changeait de densité. Une ombre se découpe dans la brume, indistincte, mais oppressante. Le froid cesse d’être naturel. Il devient hostile. Organique.
Un rire fend le silence, aussi acéré qu’un éclat de verre. Il n’éclate pas — il rampe. Il s’insinue dans ma nuque, glisse le long de mon échine. Je me fige.
Ma magie frémit, afflue vers mes paumes, chaude, vibrante, électrique. Prête à me défendre. Ou à me trahir.
— Tu crois vraiment qu’elle attend qu'on vienne la sauver ?
Je me fige. Cette voix… Elle est tranchante comme une lame. Il se matérialise lentement. Il est là. Encadré par le flou de la tempête, l’Ombre se tient debout, droit, menaçant. Je le reconnaîtrais entre mille, peu importe la forme qu’il prend. Il balaye la neige d’un simple geste, comme s’il refusait que quoi que ce soit puisse le recouvrir. Ses pas ne laissent aucun bruit. Il est translucide. C'est une projection astrale.
Mes jambes se dérobent, un haut-le-cœur me saisit. Je sens mes entrailles se contracter, comme si mon corps tout entier refusait sa présence. Son regard sur moi est amusé et en même temps ennuyé. Ses yeux sombres, corrompus n'éprouvent aucune affection.
— Tu m’as échappé, Aliénor… C'est dommage pour toi, tu périras avec tous les autres.
Je serre les dents. Peu m’importe de sombrer, tant qu’il tombe avant.
— Mais tu sais, tu n’échapperas jamais à ton passé.
Ses mots me transpercent. Je frémis. L’Ombre a été mon bourreau. Il m'a enlevé à mes grands-parents, à ma maison. Il m'a tout pris. Il m'a forcé à lui révéler tout ce que je savais. Il a pris ma magie et l'a transformé en une magie noire, pleine d'horreur. Elle en a souffert, j'en ai souffert. Chaque cellule de mon corps me hurle de courir. Mes pieds restent figés, enracinés. Par peur ou par devoir, je l’ignore.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Ma voix est tendue, mes poings serrés. Une lumière vibre déjà sous ma peau, prête à éclater. Je veux que cela s'arrête, je veux qu'il disparaisse. L’odeur âcre du sang. Le craquement des chaînes. Le murmure de ses ordres dans le noir. Tout remonte.
— Ce que je veux ?
Il s’approche. Ses yeux brillent d’une lueur mauvaise.
— Je veux que tu te souviennes de ce que tu as perdu, de ce que nous étions, de tout ce que nous avons fait. Je veux que tu arrêtes de fuir, de penser que tu peux changer le cours des choses.
Je recule d'un pas. J’analyse. Je cherche une faille. La neige autour de nous s’alourdit, comme si l’air lui-même devenait un piège. D'un coup, des vagues de souvenirs déferlent dans ma mémoire. Il m'oblige à revivre toutes ces sessions de tortures que je devais faire pour lui. Je revois cette femme, aux cheveux cendrés, aux yeux verts pleins de larmes. Ses joues étaient creuses. Elle n’avait plus que la chair sur les os. Elle me suppliait d'arrêter, de la laisser, qu'elle ne savait rien et que son bébé l'attendait à la maison. Moi, on m'ordonnait de la fouetter jusqu'à ce qu'elle cède, jusqu'à ce qu'elle se disloque sous la corde. Je me plie en deux, la douleur fulgurante m'arrachant un cri. Il m'oblige à revivre ce que j'ai mis tant de temps à enfouir.
— Tu crois encore pouvoir recoudre les cicatrices du monde ? Tu n’es qu’un lambeau, Aliénor. Un fragment de ténèbres qui se ment à lui-même.
Ce qu’il veut, c’est me ramener, me faire replonger dans ce gouffre. Là où la lumière n’a pas sa place.
Il lève la main. Une volée d’éclats noirs tourbillonne autour de lui, prête à m’engloutir. Je réagis instantanément : ma main trace des cercles, la magie pulse, solide, crépitante. Un bouclier d’énergie se dresse devant moi.
Comment peut-il projeter autant de puissance par une simple projection ? Ses cheveux blancs dansent autour de lui. La peur me ronge le ventre. Il m'a fait vivre ce qu'il a fait aux autres. J'ai peur qu'il me reprenne ma magie pour l'entacher à nouveau.
— Tu ne peux pas arrêter ce qui est déjà en cours, Aliénor, souffle-t-il, tandis que ses ombres se tordent autour de lui, prêtes à frapper.
Tout à coup, le vent se fige. Littéralement. Le monde retient son souffle. Même l’Ombre marque un temps d’arrêt. Il fixe un point au loin. Quelque chose qu’il perçoit, puis son regard revient sur moi. Et il sourit. Ce sourire-là… Je le connais. Il annonce une guerre.
— Tu ne sais pas dans quoi tu t'embarques. Tu le regretteras, crois moi.
Et sans un mot de plus, il disparaît. Dissous dans les vents glacés.
Je m'écroule sur le sol dur de neige, mes bras ballants le long de mon corps. Ma gorge se noue. J’ai fui le Royaume de l’Ombre. J’ai traversé mille épreuves. J’ai combattu sans relâche pour que ma magie redevienne saine. J’ai cru que la fin était proche. Que la lumière m’attendait, juste là, au bord de l’horizon, et en un instant, il m’a tout repris. Tout ce que j’avais reconstruit, réduit en poussière. Il m’a poussée plus bas que jamais. Il m’a forcée à affronter ce que je refuse d’admettre.
Mes grands-parents. Mon village tout entier… Qu’ai-je fait ? Par vengeance ? Par amour ? Il y a des choses que je ne pourrai jamais confesser. Ma poitrine se serre, les larmes montent. Je suffoque, l'angoisse me cloue au sol. Le sol, le ciel, la montagne, tout tangue autour de moi. Je me replie sur moi-même. Les bras croisés.
Je vois encore ses yeux. Sa silhouette. Je tremble, traversée de haut le cœur. Je vomis. Ma magie se serre contre moi, comme un souffle chaud. Elle m’aime. Mais je la repousse. Je ne mérite pas ça. Pourtant, une pensée s’impose à moi.
Lumine.
Je tends une main tremblante.
— Trouve-la… protège-la…
Et j’envoie cette étincelle. Mon seul souffle d’espoir. Elle s'envole loin dans la montagne. Peu importe la distance. Peu importe le froid. Peu importe les ombres. Je la retrouverai.
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