Chapitre 3

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Point de vue de Lumine

L’obscurité me nargue. Le sentier devant moi est maître d’elle. Il disparaît sous son joug. La seule chose que je discerne, c’est le bruit de la rivière qui longe la route. J’ai pu descendre la montagne pour atterrir sur une terre plus stable et moins froide. Bientôt, je pourrais rejoindre les villages alentours, m’offrir une bonne nuit de sommeil et remplir mon ventre. Celui-ci cri famine à la pensée d’une bonne purée de pomme de terre, d’une poêlée de petits légumes bien tendre et d’un bon steak saignant. L’eau me monte à la bouche et je suis prise de vertige.

Quelle heure est-il ? Au manoir, nous prenions le dîner à dix-neuf heures. Notre père s’installait en premier, ensuite c’était moi, puis au tours de mes sœurs. C’est souvent lui qui menait la conversation. Il nous faisait un résumé des nouvelles du royaume. Ce soir, il aurait sûrement encore pesté contre le roi d’Eolara. Celui-ci étant prêt à déclarer la guerre au Royaume de l’Ombre, cela avait le don d’agacer mon père. Il aurait sûrement fini par chanter les louanges de notre roi, discret qui se mêle simplement des affaires de l’Eglesia. Les autres royaumes ne l'intéresse pas.

Moi, je trouvais cela sot. Notre roi ne fait rien d’autre que rester enfermé dans son palais sans se salir les mains tandis que le roi d’Eolara tente en vain de récupérer le Royaume de Névheria, son grand allié pris en otage par l’Ombre lui-même. Le Royaume de l’Ombre devrait être anéanti. Il devrait être réduit en cendre, comme il l’a fait avec le Royaume de feu. Mais, chaque fois que j’osais exprimer cette pensée, mon père me giflait et me renvoyait de table.

L’Eglesia… Un royaume prospère où le savoir est de rigueur. Situé dans et autour des Montagnes Escarpées, il était jadis un royaume où la magie coulait en abondance, régné par des Grands mages. Mais, la magie a disparu des suites d’une guerre oubliée de tous. Aujourd’hui, ce royaume est gouverné depuis Alnora, la capitale nichée au cœur des montagnes, par un roi et une reine reclus dans leur château, accompagnés d’un conseil de mages déchus, mais savants.

J’émet un léger rire propulsant une volute de fumée dans les airs. Je connais l’histoire de l’Eglesia tel qu’on me l’a raconté à l’école. Pourtant, j’aime croire qu’il manque une partie dans cette histoire. Qu’en réalité, la magie peut revenir en l’Eglesia et que les mages retrouveront leurs pouvoirs d’antan.

Soudain, une odeur âcre, métallique, presque brûlante me saisit à la gorge et me fait froncer les sourcils. Je m’arrête net. Autour de moi, dans la pénombre, de minces fragments rouges scintillent à peine — des filaments d’énergie suspendus, comme si l’air lui-même frémissait. De la magie. J’en suis sûre. Et pourtant… C’est impossible. Alors pourquoi est-ce que je la perçois si nettement ? Comme une brise qui me cherche, qui me suit, qui m’a retrouvée. Une magie étrangère, mais vivante. Pour la première fois depuis des jours, je ne suis plus certaine d’être seule.
Elle virevolte, joue dans mes cheveux, m’enveloppe comme une vieille amie oubliée. Elle n'est pas hostile, elle est bienveillante. D'où vient-elle ? Est-ce qu'elle me cherchait ?

Sa lumière illumine l'étendue d’herbe autour de moi. Mes muscles sont lourds, mes pas sont las. Je suis faible. Peut-être devrais-je m’arrêter pour la nuit, me reposer un peu. Je m’agenouille près de la rivière pour boire un peu. Son eau est glacée. Elle me brûle les lèvres mais revigore mon corps.


Je m’adosse à la pierre gelée, ma cape tirée étroitement autour de moi. Juste quelques heures de repos, c'est tout ce que je demande. Le vent hurle comme un loup enragé. Le peu de lumière qui m’est accordé me donne cette étrange impression que des ombres flottent autour de moi, comme si on m'observait. L'épuisement me fait halluciner.

Il n'y a plus que le vent, puis soudain un craquement sourd dans la neige. J'ouvre brusquement les yeux, scrutant l’obscurité. Je me relève, la main sur le manche de mon épée. Le vent crie dans mes oreilles, étouffe les sons. Un mouvement furtif m’alerte au loin. Serait-ce un animal ? Un rôdeur ? Ou pire... Les histoires sur les créatures de la Forêt des Brumes me reviennent en mémoire — des murmures d’enfants, des avertissements d’anciens. Peut-être que l’hiver les pousse hors de leurs terres maudites.

Je vois les filaments de magie s'éloigner, l'odeur s'adoucir, partir vers le mouvement qui m'a attiré.


— Où tu vas ? je murmure, surprise.


Je ne bouge pas. Prise de peur, mon cœur s’agite, se met à battre plus rapidement, plus fort contre ma cage thoracique. Mes mains tremblent sur mon épée. Mon souffle se fait plus rapide. C'est là que je la vois. Une femme, cachée sous sa cape, s'avance doucement vers moi, une flamme à la main. Je ne la distingue pas très bien. Quelques cheveux noirs s'échappent de son capuchon, ses yeux bruns captent la lumière de la flamme, y reflétant une clarté étrange, presque irréelle.


Ma main se resserre sur mon épée. Elle le remarque et marque une pause dans son avancée. Son regard sur moi est lourd. Je sens mon sang de démon se réveiller, pulser contre mes veines. Je serre la mâchoire.


Le vent, qui hurlait encore comme un animal blessé, s’est tu. D’un coup. Comme si l’hiver lui-même retenait son souffle. Je cligne des yeux. L'herbe vacille toujours au loin, portée par le vent, mais autour de nous… Rien. Pas une brise. Pas un frisson. L’air est étrangement tiède, presque doux. La chaleur m’enveloppe, me pénètre, coule dans mes veines. Mon sang bourdonne, pulse, déborde d'une énergie étrangère. Une chaleur vivante. Inquiétante. Brûlante. Mon sang démoniaque s’est réveillé, nourri par la peur.


Je vacille d’un pas. Mon épée tremble légèrement entre mes doigts. Pourquoi mon sang s’agite maintenant, face à cette femme ?
Elle ne dit rien. Elle me fixe toujours, sa flamme minuscule entre ses doigts éclairant à peine son visage. Pourtant, nos regards s’accrochent, se tiennent, se cherchent. Et dans les siens, je distingue une émotion. Elle n’est pas comme la mienne. Ce n’est pas de la peur. C'est une sorcière, pourquoi aurait-elle peur d’une simple humaine ? Non… Cette sorcière est soulagée.
Je fronce les sourcils, resserrant ma poigne. Le silence est lourd, trop lourd, suspendu entre nous comme une promesse ou une menace déguisée. J’ai envie de briser ce silence, mais la peur me serre la gorge.


La chaleur est là, autour de moi, comme pour me rassurer, me réchauffer, me protéger, mais elle ne vient pas de moi. Elle vient d’elle. D’un geste invisible, elle a fait taire la tempête. Elle a tracé un cercle autour de nous, une bulle hors du monde. L’air semble immobile, comme figé dans un cocon de silence. Un sanctuaire, peut-être. Mais chaque battement de mon cœur résonne contre ces murs invisibles, et j’ai l’impression qu’ils se resserrent doucement, m’empêchant de fuir.
Je déglutis.


— Qui es-tu ?


Ma voix est rauque, étranglée. Elle s’avance enfin d’un pas. Ses yeux me scrutent, protecteurs, mais aussi froids, comme s’ils pesaient le moindre de mes mouvements, prêts à intervenir, mais sans que je sache si ce sera pour me sauver ou me contraindre.





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