Chapitre 1
Point de vue d'Aliénor
Je suis assise au bord de la falaise, les jambes croisées, la neige jusqu’aux chevilles. Le vent glacial m'effleure le visage, mais je ne frissonne pas. Ma magie tourbillonne autour de moi, légère, curieuse, comme un animal indompté qui aurait fini par apprivoiser mes silences. Elle soulève quelques flocons, dessine dans l’air des arabesques rougeoyantes, effleure mes paumes sans jamais me heurter.
Les Montagnes Escarpées en hiver sont d’une beauté crue, presque cruelle. De hauts pics drapés de glace mordent le ciel. Le vent y chante comme nulle part ailleurs : une plainte ancienne, presque humaine. En contrebas, la vallée d’Alnora, capitale du Royaume de l’Eglesia, dort encore, invisible sous le voile du blizzard. Ce royaume s’est toujours tenu à l’écart, à moitié cachée dans les replis de la roche, comme s’il ne voulait pas être trouvé.
Je ne suis venue ici qu’une seule fois. J’avais onze ans. L’Ombre m’y avait traîné de force, enchaîné de silence et de peur. Ce n’était pas un voyage : c’était un enlèvement. Un avertissement. Un début. Ce jour-là, j’ai compris que je n’avais pas le droit d’être libre. Qu’on attendait de moi l’obéissance, et non la volonté. Mais c’est plus tard, dans les terres noires du Royaume de l’Ombre, qu’il m’a fait enfermer ma magie. Qu’il m’a forcée à la corseter, à la brider, à la transformer.
Je m’en souviens encore. Ce jour où j’ai tendu la main et qu’aucune lumière n’est venue. La peur. La honte. Le froid intérieur, bien plus mordant que celui de ces montagnes. Et cette certitude que ma magie ne me pardonnerait jamais.
Pourtant, elle est revenue. Un jour, elle s’est remise à frémir, timide, contre mes doigts. J’ai compris alors qu’il fallait que je cesse de la traiter comme une arme ou une malédiction. Je l’ai regardé autrement. Je l’ai écouté. Elle n’est pas un outil. C'est une présence. Une amie. Une alliée.
Elle ronronne à mon oreille pour confirmer ma pensée.
Le vent, froid et vif, m’arrache des souvenirs. Mes premiers essais, mes premières erreurs. Ces éclats trop lumineux, ces murs de lave surgis sans prévenir, fondus ensuite en lave chaude. Ces souvenirs ne me blessent pas. Ils sont des jalons de mon apprentissage. D’autres, en revanche, sont plus sombres. Le feu qui se répand, les cris des villageois qui fuient, le sang démoniaque qui se propage en eux… Ces images me font trembler d’effroi. J’ai fui tout cela pour me racheter, pour fuir le mal.
Je baisse les yeux vers la neige qui s’accumule autour de mes bottes. Ma magie s’enroule à mon bras, chaude malgré le froid, et je murmure pour elle seule :
— Je ne te ferai plus jamais taire.
Elle frémit doucement en réponse, comme si elle comprenait. Je suis venue ici pour Lumine. Pour cette enfant à la chevelure dorée que j’ai trahie. Pour cette vie que j’ai ruinée. Il est temps de réparer ce que j’ai laissé se briser. Il est temps de briser la chaîne.
Une brise se lève, légère, porteuse d’un murmure.
— Que me dis-tu ? chuchoté-je, étonnée, les yeux levés vers les cieux.
La brise, plus fraîche qu’à l'accoutumée, caresse mes joues. Elle murmure, et seule ma magie semble comprendre ses mots. Je ferme les yeux. Les flocons fondent doucement sur mes paupières. Le vent porte quelque chose. Un message, un indice. Un avertissement, peut-être.
— Elle n’est pas loin… n’est-ce pas ?
Ma voix, dans un souffle, s’élève pourtant avec la force d’une promesse.
Je me redresse lentement, resserre ma cape autour de mes épaules, et me mets en marche, les yeux rivés vers le chemin devant moi. Vers elle. Ma magie m’appelle, me tire en avant. Un fil invisible me relie à ce qui m’attend là-bas, au cœur de cette immensité blanche.
Je sais que cette rencontre ne sera pas facile. Il y a une tension dans l’air, une vibration ancienne, comme un présage. Le vent, la magie, la montagne… tous me chuchotent quelque chose que je ne comprends pas encore. Bizarrement, cela m'effraie. L'angoisse trouve un chemin à travers mon esprit calme.
La brume s’épaissit, le terrain se cabre. Je grimpe sans hésiter. Ma magie amortit mes pas, repousse les pierres et les pièges du sol glacé comme une main invisible écarte les obstacles. Mes yeux fouillent l’horizon, chaque creux, chaque éclat, chaque tache d’ombre. La neige devient plus lourde, charriée par un vent soudain plus violent. Mais je tiens bon. Elle est là, quelque part dans ses montagnes et je la trouverais.
Point de vue de Lumine
Le vent me fouette le visage, acéré, tranchant comme une lame oubliée dans la neige. Mes bottes s’enfoncent dans la poudre blanche à chaque pas, lourde, glacée, comme si la montagne elle-même cherchait à m’engloutir. J’ai perdu la notion du temps. Les jours se ressemblent tous ici — gris, silencieux, cruels.
Je ne sais plus combien de jours se sont écoulés depuis que j’ai fui le manoir familial. Depuis que j’ai fui mon père, mes sœurs. Tous ces regards que je ne supportais plus. Comment rester après ce que j’avais fait ? Comment affronter leur silence, leurs jugements ? Leurs regards m’auraient été insupportables. Le regard des autres me terrifie. Il l’a toujours fait.
Je revois les bals. Mon père me tendait la main, son sourire figé plaqué sur les lèvres, me forçant à traverser la salle sous des lustres étincelants. Il me poussait à danser, à sourire. Avec ces garçons bien nés, aux mains sèches et aux voix apprises. Je me forçais à parler, à rire doucement, à détourner les yeux sans les fuir. Mais à chaque tour de piste, l’angoisse me serrait la gorge comme une main invisible. J’étouffais. Et pourtant, j’étais là. Présente. Charmante, polie, dirait-on. C’était ce qu’ils disaient devant mon père. Mais dès que je quittais les salons dorés, les murmures reprenaient. “Farouche.” “Froide.” “Difficile.” Comme si ne pas vouloir être admirée était un crime.
Je serre les poings dans mes gants trempés. Mon sang pulse violemment dans mes veines, échauffé par la honte, la colère, par cette force que je ne comprends pas. Elle dort en moi, mais parfois, elle se réveille — insidieuse, affamée.
La nuit m’enveloppe, me berce, apaise mes souvenirs douloureux. Le silence est agréable, bien que légèrement oppressant. La lune est pleine, elle illumine la montagne et le chemin devant moi. La neige blanche paraît grise. La lumière projette des nuances sombres sur l’énorme bâtiment devant moi. Les ruines de l’ancienne Grande Bibliothèque de l’Eglesia. Je m’arrête. Mon souffle forme de petits nuages argentés dans l’air glacé. Cachée sous ma cape, je pénètre dans ce qui reste du bâtiment.
Elle a été détruite lors d’une guerre ancienne, dont les noms et les héros sont oubliés. Ces vestiges n’ont jamais disparu. Ils se sont fondus dans la montagne, comme la solitude en moi — indélébile, silencieuse. Les pierres ont cessé d’être des murs : elles sont devenues des éléments de la nature. L'obscurité semble les habiter, et c'est presque réconfortant de voir un lieu si plein de savoir et de grandeur porter aujourd’hui le poids de l’oubli.
De loin, ces ruines paraissaient minuscules, presque invisibles, comme des ombres égarées dans l’immensité des rochers. Mais à mesure que je me suis approchée, leur présence est devenue évidente. Les pierres brisées, couvertes de mousse, murmurent encore les échos de combats oubliés. Cela me rappelle cette voix, douce, effrayée, pleine de sanglots… il y a quelques jours.
Je secoue la tête, chasse cette pensée.
La végétation épouse les formes éventrées du bâtiment, créant un mélange étrange et poétique, où l’histoire et la nature se confondent dans un silence lourd de mémoire. Ce silence, il s’insinue en moi. Il s’installe, pesant, contre ma poitrine.
Certains disent que ces ruines, bien qu’inertes, gardent une forme de vie. On raconte que la nuit, lorsqu’un vent particulier souffle dans les montagnes, les pierres se mettent à murmurer entre elles, comme si elles cherchaient à se souvenir. À ressusciter les anciens chants de guerre.
À cet endroit, le temps semble suspendu, figé entre les ruines d’un monde révolu et un avenir incertain. Ce ne sont plus seulement des décombres, ce sont des reliques de l’âme de cette terre, une mémoire vivante que le monde a oubliée… mais que la montagne porte encore.
La paix n’existe plus. Je n’ai jamais connu que la guerre, la désillusion, la rage. J’ai vu des amis s’éloigner. J’ai vu des êtres aimés mourir sous mes yeux. J’ai vu mon propre reflet changer. J’ai eu peur de ce que je devenais. Je vis dans la peur, comme ces montagnes vivent dans le souvenir de la destruction.
— Tu es pleine de secrets, n’est-ce pas ? je murmure, la voix rauque. Alors je peux te confier le mien. Il vivra en ces terres, en mon royaume, et personne ne l’oubliera.
Le vent me répond, puissant et froid. Alors, je lui confie, dans un souffle, la raison de ma fuite. La honte. L’humiliation. La haine. Ces pierres seront témoins de ma déchéance.
Je m’arrête à l’abri de la brise glaciale. Je rassemble quelques morceaux de bois épars et secs, à demi enseveli sous la neige. Le feu prend enfin, fragile et vacillant. Je remercie silencieusement ce garçon qui, il y a longtemps, m’a appris à toujours savoir allumer un feu, même quand tout semble perdu.
Je m’assieds, le ventre vide, les membres engourdis. Mon épée repose près de moi. Mes mains vers les flammes se réchauffent. La faible chaleur remonte dans mes bras, effleure mon cœur meurtri. Ma dernière ration, je l’ai dévorée il y a quelques jours maintenant, enfin… Je crois. Quant à ma dernière goutte d’eau, c’était il y a quelques heures. Combien de temps encore vais-je passer dans ces montagnes ? Combien de nuits à lutter contre le froid, contre moi-même ?
Je lève les yeux. Tout n’est que formes sombres, floues. Des arbres, sans doute. Mais dans ma fatigue, dans mon affolement, je crois parfois voir des fantômes. Ils me regardent. Ils me suivent. Pourtant, ce ne sont que les ombres que projettent les branches sur la neige.
Je respire l’air gelé, tente d’éclaircir mon esprit. Ce n’est pas du goût de mon sang qui tambourine dans mes tempes. Mon corps brûle. Cette force obscure en moi se débat, me transperce. La peur la nourrit. La nourrit trop bien. La cicatrice à mon épaule s’échauffe.
J’inspire longuement, puis j’expire. La fatigue m’enveloppe au fur et à mesure que je répète ce phénomène. Je me laisse aller dans les bras de Morphées. Je tombe doucement et l’obscurité m'engloutit.
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