Prologue
Le silence était pesant, dense. Comme une présence sombre et accusatrice.
Un goût de fer emplissait sa bouche.
Lumine se redressa lentement, tremblante, les membres engourdis, comme si elle émergeait d’un cauchemar trop réel. Ses yeux mirent quelques secondes à s’habituer à la pénombre de sa chambre. La lune filtrait à travers les rideaux entrouverts, dessinant des ombres longues sur le parquet. Tout semblait à sa place. Le fauteuil près de la cheminée, la coiffeuse au miroir ovale, le lit aux draps froissés. Tout… sauf elle. Et ce corps, inerte, étendu sur le tapis.
Ses doigts collèrent à sa peau. Du sang. Épais, tiède, poisseux. Il recouvrait ses bras, sa gorge, ses poignets, éclaboussait le bas de sa robe de nuit ivoire, désormais tâchée de cramoisi. Devant elle, gisant dans une mare sombre, sa femme de chambre — Élia, douce Élia — ne bougeait plus. Ses yeux étaient ouverts. Ils semblaient crier encore.
Lumine vacilla. Elle tomba à genoux. Le choc, d’abord, la gela. Puis vint la nausée. Elle essaya de parler, mais aucun mot ne franchit ses lèvres. Sa gorge était un nœud. Tout en elle hurlait : non, non, non.
Elle ne se souvenait de rien, sauf de cette brûlure dans son ventre, quelques instants plus tôt. D’un frisson de rage qui avait tout consumé. Elle avait senti quelque chose... sortir. Quelque chose d’étranger. Et quand elle avait ouvert les yeux, Élia était déjà morte.
Elle se releva d’un bond, glissa dans le sang, se rattrapa de justesse au montant du lit. Son souffle saccadé faisait trembler ses épaules. Chaque recoin de la pièce lui semblait hostile. Trop grand. Trop vide. Trop silencieux.
Le manoir était presque entièrement endormi. Les murs de pierre, vieux de plusieurs générations, gardaient encore la fraîcheur du jour, mais l’air était lourd, étouffant. En bas, quelque part dans la cuisine ou dans l’aile des domestiques, quelques bruits discrets montaient : le raclement d’une chaise, un pas feutré, le murmure d’un serviteur rentrant tardivement. Rien d’alarmant. Pas encore.
Elle devait partir.
Ses gestes furent mécaniques. Elle ôta sa robe souillée d’un geste maladroit, la laissa tomber au sol. Elle nettoya ses mains, son corps, dans la bassine d'eau, maintenant froide, qui résidait au fond de la pièce. Elle enfila ensuite une nouvelle robe plus claire, attrapa sa cape noire, une paire de bottes. Ses cheveux furent noués à la hâte. Elle cacha ses mains sous des gants en cuir. Hésita devant son épée. Puis la prit.
Elle ne pleurait pas. Elle en était incapable. Tout en elle était, bloqué par une peur plus grande que tout ce qu’elle avait connu. Ce n’était pas seulement la peur d’être découverte. C’était la peur d’elle-même. La peur de découvrir ce qui se cache sous la surface.
Elle descendit l’escalier principal à pas de loup. Les portraits accrochés aux murs — ses ancêtres, austères, hiératiques — semblaient la suivre du regard, témoins muets de son crime. Chaque craquement du bois sous ses pieds lui paraissait un coup de tonnerre. Au loin, l’horloge du vestibule sonna doucement trois coups. Trois heures du matin.
Le hall était désert. Elle passa devant le grand salon sans oser tourner la tête. Tout ici lui rappelait une vie d’ordre, de convenances, de luxe. Tout cela, elle venait de le briser. En un instant. Elle ouvrit la porte de la cuisine. Lumine jeta, dans un sac en toile, un morceau de pain, un peu de fromage, une belle pomme et une gourde d’eau, puis elle ouvrit la porte de l’arrière-cour.
L’air nocturne la frappa au visage comme une gifle glacée. Elle inspira profondément, mais l’odeur du sang la suivait encore. Elle dévala l’allée de gravier sans se retourner, traversa le jardin ombragé, et rejoignit les écuries. Son cheval, Vento, hennit doucement en la voyant. Elle le calma d’un murmure. Il n’y eut pas besoin de selle. Elle sauta sur son dos, les jambes encore tremblantes.
D’un claquement de langue, elle le lança au galop.
Le manoir disparut rapidement derrière elle, englouti par les ténèbres. Le village aussi. Elle n'y avait pas croisé âme qui vive. À cette heure, les rues étaient désertes. Quelques calèches dormaient sur leurs essieux près de la place centrale, leurs bâches tirées, les lanternes éteintes. Les volets des maisons étaient clos. Quelques chiens grognèrent en entendant les sabots résonner sur les pavés, mais personne ne sortit. Personne ne la vit fuir.
Elle quitta le village sans un regard en arrière et fonça dans la nuit noire, à travers les champs trempés de rosée et les haies grises de givre. Le froid la mordait paralysant ses doigts sur les brides. Sa tête bourdonnait. Son ventre hurlait.
Elle chevaucha ainsi des heures, jusqu’à ce que les contours escarpés des montagnes apparaissent à l’horizon. Immenses, noires, rugueuses. Elles l'attendaient.
Aux pieds des Montagnes Escarpées, Lumine s’arrêta enfin. Elle descendit de cheval. Ses jambes cédèrent. Elle tomba à genoux dans la boue, agrippa la terre de ses mains gantées. Le sol lui parut plus stable que sa propre chair.
Elle baissa la tête, secouée de tremblements.
— Qu’est-ce que je suis… ?
La lune, haute et blanche, brillait comme un œil impassible. Le silence, à nouveau, s’abattit. Mais un silence autre. Un silence ancien. Comme si les montagnes, elles aussi, retenaient leur souffle.
Et dans l’ombre, quelque part, une destinée venait de s’éveiller.
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