Le château (2/3)

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(Update 31 janvier 2024 : pas de modification de fond à ce chapitre, les seules adaptations concernent l'emploi et la cohérence des temps).

Fascinée, Fille ne pouvait détacher les yeux de l’aiguille qui entamait la peau et la déchirait pour y répandre l’encre qui, à jamais prisonnière, dessinerait la gueule vorace et acérée du serpent.
La dame ne semblait pas vraiment sous l’emprise de la douleur. Elle conversait avec le Maître Encreur avec un détachement qui forçait le respect.

— Laisse-moi ton apprentie. Elle n’a pas d’avenir avec toi, si ce n’est que de courir les routes et les marchés.

— Ma Dame, nous avons convenu de ne plus aborder ce sujet. Fille reste avec moi, c’est aussi son choix. Elle vient de vous le signifier sans équivoque.

— Elle ne sait pas ce qui est bon pour elle. Laisse-la moi, je lui garantirai confort et sécurité. Elle n’aura plus jamais faim, plus jamais peur. Elle vivra dans le luxe et l’opulence.

— Sauf votre respect Ma Dame, c’est à une vie de luxure que vous la promettez. Je ne vous laisserai pas en faire une … une courtisane.

— Une putain. Dis-le, l’artiste, c’est le mot qui a failli t’échapper. Tu crains que j’en fasse une putain.

L’homme ne pipa mot.

— Toutes les femmes sont d’une façon ou d’une autre des putains. Je ferai d’elle bien plus que cela. J’en ferai une femme de pouvoir. Une femme influente. T’es-tu déjà demandé ce que serait ce monde si des femmes comme moi ne pouvions conseiller les brutes sanguinaires qui prétendent gouverner ?

— Vous voulez dire, ma Dame, sans intrigante ? Sans éminence grise qui d’un mot susurré à l’oreille puisse gracier un pauvre hère ou au contraire, faire rouler une tête ?

— Tu deviens impertinent, l’artiste. Si tu n’étais pas le meilleur encreur du district, c’est ta tête que j’aurais fait rouler. Mais laisse-moi la petite …

— Cessez donc de bouger ma Dame. J’entame la partie la plus délicate, vous n’aimeriez pas qu’en faisant sortir cette vipère de votre intimité, mon aiguille ne vienne blesser votre bouton d’amour …

— Mmmmhhh … tu manies les mots presqu’aussi bien que tes instruments l’Encreur. C’est probablement ce qui explique à quel point tu m’es cher. C’est de ce bouton-ci que tu parles ? fit-elle en posant le bout de son index sur la petite turgescence qui, si elle continuait, ne tarderait pas à s’affoler.

Fille, gênée, s’affairait à nettoyer inutilement et pour la deuxième fois une série d’instruments dont elle savait pourtant qu’ils n’ auraient pas l’usage.

— Dis-moi l’artiste, est-ce que je te laisse de glace ? Que dirais-tu d’une petite pause, tu pourrais en profiter pour goûter à mon fruit ? Tes aiguilles l’ont rendu bien juteux.

— Ma Dame, il me faut me concentrer. La moindre erreur, et votre beauté s’en verrait altérée à jamais.

Le Maître Encreur savait que si le Légat venait à savoir qu’il avait profané sa favorite, il perdrait sa tête sur le champ. La Dame était réputée pour son appétit et il se disait dans tout le district que de nombreuses têtes encore souillées de sa liqueur intime pourrissaient dans les eaux sombres et nauséabondes des douves du château.

— Fille, va donc faire un tour, je n’ai plus besoin de tes services.

— Mais Maître, où voulez-vous que j’aille ?

— Va donc t’installer à une fenêtre et attends là que je t’appelle.

Fille s’éloigna, soulagée. Elle franchit un premier rideau de tulle, un deuxième, un troisième … cette pièce n’en finissait décidément pas. Elle parvint enfin à un mur percé d’une étroite fenêtre. Elle donnait sur la cour intérieure du château. Elle avait bien du faire trente pas, cette chambre était décidément immense.
Là-bas, par-delà les voiles, des gémissements s’élèvaient. Fille n’y tint plus, elle plaqua ses mains sur ses oreilles. Elle ne voulait plus entendre cette sorcière !
Elle s’approcha de la fenêtre, le spectacle était saisissant. L’agitation dans la cour du château contrastait avec la quiétude des paysages campagnards qui s’étalent au loin, alanguis sous le soleil déjà ardents. Du haut de ces murailles, la vue portait à plus d’une lieue. Les collines et les forêts se succèdaient pour se confondre au loin avec l’horizon. Fille distinguait vaguement quelques paysans oeuvrant au milieu des champs à proximité de la ville. Avec quelques chaumières isolées, ils étaient l’unique signe de civilisation par-delà les murs. Elle tenta d'identifier le logis de Freya et Ange. Sans succès, elle debait être trop loin.

Les rues de la ville étaient trop engoncées et trop étroites pour qu’elle puisse les voir correctement. Les murailles du château l’empêchaient d’ailleurs d’avoir vue sur le niveau du sol. Curieuse, elle souleva ses paumes. Etrange sensation que celle du tumulte de la ville qui venait troubler son ouïe alors que l’agitation qui en était la cause demeurait invisible.
Dans son dos, la dame gémissait de plus belle, Fille se boucha les oreilles en appuyant aussi fort qu’elle le pouvait.
Son regard se perdit dans la cour intérieure du château. Moins agitée que ne devait l’être la ville, elle laissait cependant place à quelques dizaines de personnes qui, toutes, semblaient bien occupées. Des soldats s’affairaient autour d’une porte cochère. Une lavandière chargée d’un panier de linge aussi grand qu’elle traversait la place, ployant sous l’effort. Deux jeunes gens déplaçaient à la main un lourd chariot sous le regard intrigué de quelques très jeunes enfants.

Un jeune homme chargé de bois se dirigeait vers …

Le coeur de Fille bondit dans sa poitrine !

Gunar ! C’était Gunar ! L’apprenti forgeron qui l’avait surprise à se baigner !
Elle s’affola. Non, elle devait se tromper ! Mais si, ça expliquerait bien sûr que ses recherches soient restées vaines ! Elle avait retourné toute la ville et même les hameaux alentours, mais le jeune homme travaillait peut-être au château. Elle n’osa crier, mais agita les bras dans une ridicule tentative d'attirer son attention. Elle n’entendit pas la Dame crier son plaisir, une seule chose comptait désormais : Gunar devait la voir ! Mais déjà, le jeune homme disparaissait. Son coeur se serra. Gunar était ici. Elle le savait ! Gunar n’était pas un menteur !

Elle bondit, courut au travers des tulles.

— Maître, Maître !

La Dame était hilare, le Maître Encreur, lui, rouge comme une pivoine.
Il la réprimanda.

— Je t’ai demandé de te tenir à l’écart !

Mais Fille n’en avait cure, elle était si excitée qu’elle ne remarqua pas la confusion de son Maître ni le sourire amusé de la déesse. Elle accrocha le bras de l’homme.

— Maître ! Y a-t-il une forge au château ?

L’homme ignora la question, se tourna vers la Dame qui opina.

— Bien sûr que nous avons une forge. Il y a ici plus de 2000 soldats, près de 300 chevaux et des centaines d’esclaves, des herses et des machines de guerre. Il sort plus de fers, de chaînes et d’armes de cette forge que de toutes celles de la ville réunies.

Fille eut sauté de joie si elle l’eut osé, mais son sixième sens l’incitait à la retenue. Le Maître lui fournit l’occasion de s’éclipser.

— Ramasse donc mes croquis et prépare les onguents. Va-t-en, tu reviendras cette fois quand je t’appellerai pour purifier Dame Layna.

L’occasion était trop belle. Fille savait très bien que le Maître est loin d’en avoir terminé.
Elle s’exécuta et s’esquiva. Si elle pouvait rejoindre la cour …
Mais lorsqu’elle tenta de franchir la porte, les deux soldats s’interposèrent. On ne passait pas.
Elle fulmina, s’assit à même le sol et s’adossa contre le mur. Son esprit tournait à toute vitesse. Gunar était au château ! Mais comment le rejoindre ? Si elle retournait en ville, l’occasion ne se représenterait peut-être plus avant longtemps.

Les portes s’ouvrirent, laissant la place à une servante suivie de deux esclaves.
Ils portaient un grand plateau d’argent couverte de nourriture, qu’ils s’empressèrent de mener à leur Maîtresse. Lorsqu’ils repassèrent, la servante déposa une miche de pain, une carafe et une pomme aux pieds de la jeune fille. Le contraste entre la servante et les esclaves indiquait très clairement la différence de leurs conditions respectives. Elle portait une élégante tunique et de jolis bracelets d’argent, ses longs cheveux bruns étaient peignés et huilés. Les esclaves, eux, avaient la tête rasée et pour tout vêtement, ne portaient qu’un pagne qui ne cachait que leur sexe. La femme allait seins nus. Tous portaient au cou un lourd collier d’acier auquel pendait un mousqueton rouillé.

Restée seule, Fille se régala de la pomme. Comment faire pour retrouver Gunar ?
Et si … oui bien sûr … c’était la solution.

L’idée s’insinuait doucement dans son esprit.
Que le Maître en finisse donc avec sa vipère …
Et pourvu qu’il l’écoute.

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