Le bain

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Les journées qui suivirent s’enchaînaient à un rythme inégal. Le travail ne manquait pas entre la blanchisserie, le nettoyage, le rangement, les corvées diverses. Le personnel du Deuxième Cercle, celui de Fille, était essentiellement chargé des tâches et services qui impliquaient l'accès aux appartements privés du Légat, de sa favorite et de leur suite. L’essentiel du travail consistait à changer la literie et le linge de maison chaque matin, à assurer le service des repas, à nettoyer et récurer, à ranger, à entretenir l’âtre, à encadrer les esclaves pour l’exécution des travaux plus lourds ou insalubres. Toutes tâches qui ne nécessitaient que très peu de contacts avec les maîtres. Les ordres étaient d’ailleurs clairs, il fallait mettre à profit les périodes d’absence de ces derniers pour effectuer le gros des travaux. Aussi la vie sociale de Fille se limitait-elle aux quelques autres servantes qui partageaint sa chambrée, à Dwan et à la cheffe de rang. Cette dernière, une dame sans âge et sèche comme un coup de trique, organisait le travail et les horaires du personnel attaché à la favorite. Seuls les membres du premier cercle étaient en contact régulier avec Dame Layna, le Légat ou les nobles. Les serviteurs du troisième tercle ne les voyaient strictement jamais.

Aussi, lorsque sa supérieure vient annoncer à Fille que la courtisane requérait sa présence pour son bain vespéral, ce fut l’étonnement le plus total. Les messes basses allaient bon train, laissant présager la jalousie et l’envie parmi celles qui parfois, avaient patienté cent lunes pour avoir le privilège d’entrer dans le second cercle seulement.

— Ce n’est pas normal … cette tâche revient au cremier cercle …

— Qu’est-ce que cette petite intrigante a bien pu mijoter ?

— Pffft … plus l’ascension est fulgurante, plus dure est la chute …

— Il suffit ! Filez-donc toutes à vos tâches !

C’est la cheffe de rang qui avait haussé la voix. Sous ses allures de général et sa froideur apparente, elle avait acquis la réputation d’une personne exigeante mais juste. Dès les premiers jours, elle avait fait preuve de bienveillance envers Fille, sans nécessairement la ménager. Ses conseils complétaient à merveille l’enseignement de Dwan. Fille avait d’ailleurs pu noter la réelle complicité entre le gros homme et son austère patronne.

— Fais-toi discrète, mais soit attentive à ses moindres désirs. Veille à ce que l’eau soit bien chaude mais pas brûlante. Les sels et les draps sont ici. Je t’ai fait le dosage, retiens les bien au cas où. Je ne ferai pas toujours ton travail.

Fille opina du chef.

— Prépare d’abord le bain, mélange bien les sels. Ensuite tu l’aideras à s’y glisser. Une fois fait, reste cinq pas derrière elle, tu n’interviendras que si elle te le demande.

— Bien madame.

— Si elle n’a pas besoin de tes services, quand elle frappera dans ses mains, aide-la à se relever et à s’enrouler dans le drap. Veille bien à le maintenir au chaud sur la pierre tiède qu’apporteront les esclaves.

Fille ébaucha un léger sourire.

— Ne prends pas tout ça à la légère, malheureuse. Il y a quelques temps, une de tes consoeurs a laissé choir le drap dans l’eau. Dame Layna l’a giflée avec une telle violence que la malheureuse a chû tout son long. Sa tête a heurté la pierre, elle pissait le sang comme un cochon qu’on égorge.

***

— Le bain vous convient-il, Madame ?

Fille avait suivi les instructions à la lettre. Elle se tenait debout, à quelques pas derrière la grande baignoire fumante, les yeux fixés sur la nuque de sa Maîtresse. Lorsque cette dernière avait laissé glisser au sol sa robe de chambre en tulle, Fille avait une fois encore été sidérée par l’absolue beauté de Dame Layna. Pas une imperfection pour venir ternir cette peau parfaite, ces jambes longues comme une nuit d’hiver, ces seins arrogants, ce ventre aussi lisse que la surface d’un lac.

— Il est parfait. Mais viens donc t’installer face à moi.

— Mais … Madame … mes instructions sont ...

— Au diable les instructions. La plupart de mes servantes n’osent pas même m’adresser la parole, tu fais preuve d’un sacré culot en me demandant si mon bain convient. Je ne veux pas rater l’occasion de converser avec pareille bavarde.

Fille décela un brin de moquerie dans le ton de sa voix. Elle obéit. Elle peina cependant à soutenir le regard lumineux face à elle.

— Alors dis-moi, es-tu contente de ta condition ?

— Oui Madame, j’ai beaucoup de chance.

— Tes yeux mentent.

— Mais … Madame …

— Ne me mens jamais. Les mensonges et les traîtrises sont réservées à la Cour. J’attends de toi la plus grande franchise. Ne me déçois pas. Je répète ma question : es-tu heureuse ici ? Ou à tout le moins contente ?

— Eh bien Madame … pour tout dire, le travail ne me fait pas peur mais l’enfermement me pèse. Mes forêts me manquent.

Elle ajouta, d’une voix à peine audible « mon Père et mes amis aussi ».

— Tes amis ? Ce Maître-Encreur en fait-il partie ?

— Je ne le sais. Mais oui, il m’est cher.

— C’est un sacré bonhomme. Il me plaît beaucoup. L’as-tu connu ?

— Oui Madame, je le connais, vous le savez bien.

Layna lui lança un sourire espiègle en ajoutant :

— Je veux dire … l’as-tu connu ?

Fille sentit ses joues s’enflammer. Elle balbutia à grand peine que non bien sûr, elle ne l’avait pas « connu ». Pas comme ça.

Layna éclata de rire.

— Tu ne sais pas ce que tu perds. C’est un excellent amant.

Fille avait bien du mal à masquer son trouble. Elle se balançait d’un pied sur l’autre tandis que sa Maîtresse détaillait par le menu les qualités de l’artisan qui, manifestement, maniait tous ses outils à la perfection.

— As-tu déjà connu un homme ?

D’horribles souvenirs vinrent troubler la douceur et l’intimité de l’échange. Fille éluda la question.

— Mmmhhh, si tu ne démens pas avec véhémence, j’en conclus que oui. Mais tu n’as manifestement pas envie d’en parler. Une autre fois peut-être. En attendant, viens donc me frotter le dos.

Fille s’approcha et, s’emparant d’une éponge de belle taille, la posa sur la nuque de la baigneuse et descendit lentement entre les deux omoplates. Elle retint son souffle, ne sachant trop comment s’y prendre. Elle opta pour la douceur et entama de lents et langoureux mouvements, veillant à n’exercer que la juste pression nécessaire.
La Courtisane pencha la tête en avant, pour mieux s’offrir à la caresse. Elle demeura un moment silencieuse.

— Laisse l’éponge. Continue avec tes mains.

Fille s’exécuta. Elle était charmée par la douceur de la peau sous ses doigts. Par l’odeur des sels aussi. Ou était-ce celle de sa Maîtresse ?

— C’est bon, fit cette dernière.

Fille s’interrompit.

— Non, c’est bon, c’est agréable. Continue.

Fille ne se fit pas prier. Caresser cette peau était pour elle une véritable expérience sensorielle.

Layna se redressa, s’adossa à la baignoire et laissa aller sa tête en arrière. Les cheveux de jais flottaient sur la mousse blanche. Les yeux clos, elle ajouta :

— Tu peux me frotter le buste.

Fille plongea sa main dans l’eau, la posa sur le ventre de sa Maîtresse. Elle resta immobile, un instant, prit la mesure de ce corps ferme, déplaça ses doigts avec une infinie lenteur.
La Dame laissa échapper un soupir.

Ce fut à ce moment que Fille perçut l’oscillation. Le bras droit de la naïade, qui disparaissait entièrement dans l’eau en direction de ses jambes, semblait animé d’un minuscule mouvement. La servante ne savait pas trop ce dont il retournait, mais elle comprit que l’instant était particulier. Que Dame Layna s’abandonnait. Pourquoi, comment, elle ne le savait, mais elle ne voulait en aucun cas rompre le charme. Doucement, elle laissa sa main glisser sur la peau douce, remonta. Jusqu’à la naissance d’un sein. De l’index, elle dessina la sensuelle courbe. Encore et encore, avant de poser ses deux mains sur les globes laiteux. Elle contempla l’encrage encore récent, la tête du serpent, les crocs prêts à mordre le téton délicat.
Quand ses doigts, avec une infinie douceur, se posèrent sur l’aréole et s’emparèrent de la pointe, celle-ci durcit sensiblement. Fille constata la chose, amusée. Elle connaissait ce phénomène. Lorsqu’elle se promènait trop légèrement vêtue, le vent frais avait exactement le même effet. L’eau glacée du lac aussi. Elle en était sûre maintenant, sa Maîtresse était heureuse. Ou contente. Elle n’en savait rien exactement, mais elle était certaine que la baigneuse appréciait ses caresses. Elle ne se doutait pas que sous la mousse, les doigts de la Courtisane s’adonnaient à un jeu plus indécent encore. Aussi, lorsque le souffle de cette dernière s’accélèra et qu’elle laissa échapper de petits gémissements, s’étonna-t-elle que ses simples caresses puissent provoquer un tel émoi.

Layna entrouvrit les yeux. La bouche aussi. Silencieuse, elle contempla le visage de la jeune fille qui ne comprenait pas ce qui se passait. L’oscillation se fit plus ample, plus saccadée, provoquant un véritable clapotis dans la baignoire.

Fille ne savait que faire, sa Maîtresse semblait perdre tout contrôle.

— Ma … Madame ?

— Continue …

C’était tout son corps maintenant qui s’agitait sous l’eau tourmentée. Qui tressautait. Deux fois, trois fois elle éclaboussa la jeune fille qui tentait tant bien que mal de continuer à caresser la poitrine affolée.
Quand dans un râle, elle se tordit puis se crispa, la jeune fille prit peur.

— Madame … Madame !

Mais quand Layna ouvrit les yeux et lui sourit avec douceur, elle comprit que tout allait bien.

— Vous … vous m’avez fait peur.

— Et toi tu m’as donné beaucoup de plaisir. Mais manifestement, tout ceci est nouveau pour toi.

Fille rougit.

— Tu aimerais essayer ?

Sur l’instant, Fille en mourrait d’envie. Mais les paroles de Dwan et de sa Cheffe de rang lui revinrent. Cette femme était un démon. Et c’était le propre des démons que d’attraper les âmes égarées avec des chimères.

— Non. Non. Je ne suis qu’une servante.

— Bien. Tu ne sais pas ce que tu rates. Passe-moi donc mon drap.

Fille s’empara du drap tiède et aida sa Maîtresse à s’y enrouler, puis à sortir du bain.

Elle ôta le bouchon et l’eau s’écoula au travers de la rigole d’égouttage, pour disparaître ensuite dans le sol.

— Va maintenant. Tu peux disposer. Mais tu reviendras demain.

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