La gifle

6 minutes de lecture

La jeune Aurore n’en finit pas de peigner la chevelure noire de jais. Elle n’a pas pipé mot depuis que sa maîtresse est sortie du bain. Aussi, lorsque cette dernière lui tend la perche, n’hésite-t-elle pas à s’en saisir. C’est d’ailleurs sans détour que Dame Layna vient de lui poser la question : que pensait-elle de la nouvelle ?

— C’est une intrigante. Je ne lui fais pas confiance. Nul ne sait d’où elle vient, elle n’a même pas de nom.

— Je t’arrête. Aussi bizarre qu’il soit, elle a un nom.

— Sauf votre respect, ma Dame, ce n’est pas un nom.

— Elle est fort belle. Elle est aussi encore très jeune.

Aurore ne répond pas. Mais sa mine renfrognée trahit ses pensées.

— Serais-tu jalouse, Aurore ?

— Moi, jalouse ? Je ne pourrais jalouser une paysanne. Lorsqu’elle ne se sait pas observée, sa démarche et ses gestes trahissent ses origines. C’est une pouilleuse à peine dégrossie, même si je dois reconnaître que Dwan a fait des miracles.

— Tu exagères.

— Saviez-vous, ma Dame, qu’elle s’est faite prendre par les gardes après avoir fait le mur ?

— Que racontes-tu là ?

— C’était avant-hier. Elle a été interceptée par les sentinelles en tentant d’entrer par la poterne de service, après avoir quitté l’enceinte, bien sûr.

Layna se redresse d’un coup, elle fronce les sourcils. Aurore connaît bien cette mimique, sa maîtresse est contrariée, très contrariée. La jeune fille jubile et peine à retenir un sourire. Elle enchaîne :

— Elle s’est tellement débattue qu’il a fallu six gardes pour la maîtriser. Le sang lui pissait par le nez et je ne suis pas certaine que son oeil gauche aie déjà dégonflé.

— Pourquoi ne suis-je pas au courant ?

— Madame, les gardes qui l’ont laissée sortir n’allaient pas s’en vanter, ils devaient craindre votre courroux. Ils ont réglé l’affaire avec Dwan.

La Favorite se raidit, pour le plus grand plaisir de la jeune servante. Layna est furieuse, l'affaire va faire grand bruit. Et cette petite écervelée aux airs de sauvageonne mal dégrossie en fera fort probablement les frais.

— Tu peux aller, Aurore. Si tu les peignes plus encore, il ne m’en restera plus. Et fais-moi mander Dwan et Fille. Les soldats qui étaient de faction aussi. Je veux voir tout le monde.

La jeune fille ne se fait pas prier. Elle s’éclipse, partagée entre la satisfaction d’avoir enfin remis cette gamine à sa place et la crainte de ce qu’elle vient peut-être de déclencher.

***

— Tout s’est bien passé ?

— Oui Maître, le chef bucheron était absolument ravi, il m’a chargé de vous remercier. Il a trouvé les cognées particulièrement bien finies et s'excuse encore de vous avoir imposé d'aussi courts délais.

Le jeune homme tend religieusement au forgeron la bourse contenant le payement de la livraison. L'artisan s’en empare et ne prend pas même la peine de vérifier. Il a une confiance aveugle en son apprenti. Il l’interroge sur la façon dont s’est passé le voyage. Le jeune homme décrit son périple avec ferveur, il peine à cacher son enthousiasme. Quand enfin il reprend son souffle, son aîné intervient d’un air faussement détaché :

— Une jeune fille est passée te voir.

— Une jeune fille ?

Gunnar contemple son Maître, interloqué.

— Oui une jeune fille. Fort jolie ma foi. Un vrai rayon de soleil.

— Ne me torturez pas, Maître. Qui donc était-ce ? Son nom ?

— Elle m’a simplement dit s’appeler … Fille. Étrange comme nom, ne trouves-tu pas ?

Le coeur de Gunnar bondit dans sa poitrine. Les images l’assaillent de toutes parts. La forêt, le lac, la jeune baigneuse au corps juvénile avec au creux des reins cet étrange encrage. À la fois farouche, sûre d’elle et pourtant d’apparence si fragile. La joute verbale qui s’ était ensuivie. C’était il y a des lunes, pourtant le jeune homme devine encore la caresse du vent sur son visage, venant y déposer la subtile odeur de la jeune fille.

— Fille ? Mais … comment est-ce possible ? Je l’ai rencontrée à des dizaines de lieues d’ici.

— Ah bon ? Il faut croire qu’elle est sortie de son trou. Elle travaille au château.

***

Ils sont alignés, debout sur un rang. Quatre hommes et une jeune fille. Tous fixent le sol devant leurs pieds, sauf Fille qui regarde droit devant elle. Dame Layna déambule devant eux, la mine contrariée. Elle n’est cependant pas mécontente d’avoir l’occasion d’affirmer encore une fois son autorité. Sans un mot, la gifle fuse, cinglante, violente, au point de faire valdinguer la tête de la servante indisciplinée. Fille redresse la tête mais baisse les yeux. Sa joue porte la marque cramoisie de la main assassine.

D’une voix étrangement calme, la Courtisane demande à Dwan de lui détailler les faits par le menu. Une fois qu’il s’est exécuté, elle intervient :

— Et tu comptais me cacher tout ça ?

Dwan acquiesce, penaud. Le ton de la Dame se fait plus dur quand elle s’adresse aux gardes.

— Dites-moi Sergent, sont-ce là les deux soldats qui étaient de faction lorsque la jouvencelle s’est glissée hors du corps de logis ?

— Oui ma Dame.

Elle se tourne vers les deux soldats qui semblent vouloir rentrer sous terre.

— Et vous n’avez rien vu ?

Les deux hommes font non de la tête. Layna interroge maintenant Fille, qui confirme s’être glissée par la poterne en profitant d’un instant d’inattention des deux gens d'arme. La Concubine enchaîne :

— Tu as eu moins de chance au retour.

Elle se tourne à nouveau vers le sergent, lui demande pourquoi il a fallu six hommes pour maîtriser une frêle jeune fille.

— Elle s’est débattue comme un démon ma Dame. C’est grande chance qu’elle n’ait pas été armée, la tâche se serait alors révélée bien ardue.

Layna éclate de rire.

— Allons donc Sergent, si vous disiez vrai le château serait bien mal gardé.

Elle marque un temps d’arrêt, pose son regard sur les deux soldats.

— Ce sont ces deux-ci qui sont des incapables. Il ne m’appartient pas de me mêler de l’ordre au sein de votre escouade. C’est vous, Sergent, qui allez déterminer la punition pour ces deux bons à rien. Mais vous m’en rendrez compte, et si je ne la trouve pas suffisamment sévère, je la doublerai ou la triplerai selon mon humeur. Allez maintenant, tous les trois ! Tous les quatre, va-t-en toi aussi, lance-t-elle à Dwan.

Restée seule avec Fille, elle l’interroge encore :

— Est-il vrai que tu leur as résisté ?

— Oui ma Dame, fait-elle, penaude.

— Pourquoi ? C’était stupide. Tu aurais pu simplement obtempérer. Dans un cas comme dans l’autre, ton périple devait s’achever ici même.

Fille baisse les yeux, silencieuse.

— J’attends ta réponse.

— Le … le premier garde ne s’est pas contenté de vouloir m’arrêter. Il a voulu me fouiller.

— C’est là leur procédure, je pense.

— J’ai … j’ai pris peur ma Dame. Quand j’ai senti sa main …
Fille peine à terminer. Layna, qui imagine très bien la scène, n’insiste pas.

— À les entendre, tu as failli mettre en déroute six gardes armés, et ce à mains nues. Est-ce bien vrai ?

— Je … oui, ma Dame.

— Ils auraient pu te tuer.

Fille relève la tête, fixe sa maîtresse droit dans les yeux. Son regard est déterminé. Dur.

— J’aurais pu les tuer, moi. Tous.

Layna cache à grand peine son trouble avant de lancer :

— Où as-tu appris à te battre de la sorte ?

— Auprès de mon Père, ma Dame. C’est un grand guerrier.

La Favorite sourit, un brin moqueuse. Pour un enfant, un père est toujours un héros. Pas pour elle-même bien sûr, le sien l’a vendue quand elle avait douze printemps. Mais les morveux ont tous tendance à idéaliser leurs géniteurs.

— Au moins, tu as un père.

Silence.

La Dame s’approche de la jeune fille, pose délicatement sa main sur sa joue.

— Au final, tu me seras peut-être plus utile encore que je ne l’imaginais. Mais n’oublie jamais ce que je t’ai déjà dit par le passé. Pour les femmes comme nous, la chair est plus puissante que l’acier.

Fille frissonne sous le « comme nous ».

Layna pose sa deuxième main sur son autre joue, celle encore rougie par la gifle, avec toujours cette douceur extrême. S’approche.
Et quand les lèvres de sa maîtresse viennent étreindre les siennes, le frisson laisse la place à une douce chaleur.

— Va maintenant ! Ce soir, c’est toi qui me donneras mon bain.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire J. Atarashi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0