Le banquet

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La table est immense. Le vin coule à flot et les mets les plus exquis défilent devant les convives. Le rôt de mouton et de chapons, accompagné de sauce cameline au verjus, succède aux tourtes en tous genre. Au chapon, au faisan, aux légumes où à la fromentée, il y a la de quoi satisfaire tous les goûts. Le traditionnel banquet qui marque le dernier jour de la belle saison rassemble la Cour du Légat, les notables, mais aussi tous ceux qui comptent à Saad-Ohm. La Favorite met chaque année un point d’honneur à ce que la fête soit réussie. Après tout, n’est-ce pas là encore un témoignage de la richesse et de la puissance de la ville ?

Un ange était passé au moment de prendre place à table. Bousculant le protocole et outrepassant ses prérogatives, Layna avait fait placer le Général Al Whahid à sa gauche. L’usage voulait pourtant que le Commandant des Armées de l’Ouest soit assis directement à la droite du Légat, la gauche de ce dernier étant réservée à son épouse ou à celle qui en tenait lieu.

Officier respecté, Khaleb Ibn Al Whahid Al khawf savait aussi faire montre de subtilité et de diplomatie. Aussi eut-il tôt fait de dissiper le malaise au moyen d’un bon mot, doublé d’un compliment à la Dame « belle comme le jour » auprès de qui tout le royaume lui enviait de pouvoir passer la soirée.

La désinvolture du Général était parfaitement feinte. Il se méfiait de sa voisine comme de la peste. A ses yeux, elle exerçait sur le Légat une influence néfaste et ses desseins nauséabonds guidaient bien trop souvent les décisions du Seigneur. Plus d’une fois, elle avait tenté de s’immiscer dans les affaires militaires et même dans les choses de la guerre. Il est vrai aussi qu’elle pouvait parfois se montrer plus cruelle que les moins disciplinés et les plus brutaux de ses officiers. Elle assistait souvent aux exécutions publiques. Quand il s’agissait de soumettre un malheureux à la Question et qu’il y allait de son propre intérêt, elle n’hésitait pas à donner directement ses directives au bourreau. Khaleb était d’ailleurs persuadé qu’elle y prenait un réel plaisir. Malgré sa grande beauté, le Général peinait à voir en elle autre chose qu’une éminence grise perverse et implacable. Une hyène assoiffée de pouvoir et d’or.

La Favorite lui rendait bien ces sentiments. Dès leurs premières rencontres, l’homme l’avait impressionnée par son intelligence acérée, sa prestance et son charisme hors du commun. Nul doute que des soldats ne veuillent le suivre jusqu’en enfer.

Son premier réflexe fût de le séduire. Le Général ne manquait pas d’attrait. Grand et athlétique, ténébreux, il était aussi étonnamment beau et élégant pour un homme censé avoir traversé bien des épreuves dans les conditions les plus rudes. La cicatrice qui barrait sa joue gauche ne gâchait en rien ses traits harmonieux. Elle semblait au contraire renforcer encore la puissance de son regard. Ses yeux sombres semblaient toujours annonciateurs d’orage et lorsqu’ils vous fixaient, vous redeveniez l’enfant coupable attendant le verdict du Maître d’école. Aux ordres.
Contrairement à la mode en vigueur, il portait les cheveux courts. Sa chevelure poivre et sel trahissait son âge et son expérience.

Layna se souvenait à quel point il l’avait impressionnée. Peu d’hommes avaient jusque là eu sur elle un tel effet. Nul homme peut-être. Celui-ci lui inspirait à la fois de l’attirance, du désir et de la crainte. Toutefois, lorsque par deux fois il eut repoussé ses avances et qu’elle comprit enfin que ses efforts resteraient vains, elle commença par s’en méfier. Quand ensuite elle constata à quel point il avait l’oreille de son concubin, la méfiance eut tôt fait de se muer en jalousie, parfois mêlée de haine. La Favorite n’avait aucune prise sur le Commandant en chef, pas même de manière indirecte puisque l’Officier parvenait à contrer tous les efforts qu'elle déployait dans le but de forcer les choses par l’entremise du Légat. Elle n’y renonçait cependant pas et, depuis quelques temps, caressait une idée qui pourrait bien faire tourner les choses à son avantage. Elle en était là dans ses pensées quand son martial voisin lui adressa la parole.

— Eh bien ma Dame, vous êtes bien peu loquace. La vie à Saad-Ohm s’est-elle donc montrée si ennuyeuse pendant notre campagne ?

Elle lui sourit. Un sourire doux et franc. Layna était sans aucun doute une comédienne hors pair.

— La vie n’est jamais ennuyeuse, Général. Je dois pourtant bien avouer que votre absence m’a paru longue. Mais je suis heureuse de revoir mon Seigneur, et de vous voir tous sains et saufs.

Menteuse.

— Je suis moi même heureux de retrouver ma ville. Je le suis plus encore pour mes soldats. Les hommes ont besoin de souffler. L’hiver est propice au repos. Chacun y aspire, même les frondeurs ou les rebelles. Les confins devraient être plus calmes jusqu’au printemps.

— Ne craignez-vous pas une résurgence des troubles dans les mois à venir ? J’ai ouï dire que vous aviez diminué de moitié les effectifs des garnisons les plus éloignées. Cela ne me paraît guère raisonnable.

— Je vous l’ai dit, les hommes aspirent au repos. Je préfère les revoir frais et dispos au retour des beaux jours, prêts à combattre, que les voir déserter.

— Imaginez cependant que vous vous trompiez, que les troubles reprennent. Croyez-vous qu’en laissant là-bas juste assez d’hommes pour défendre nos forteresses, vous puissiez encore contrôler les campagnes ?

— Sauf votre respect ma Dame, il appartient aux Généraux d’en juger. Les soldats veillent à l’ordre, les politiques gouvernent. Chacun sa tâche, et les moutons seront bien gardés.

Layna lui lance un sourire enjôleur.

— Mais je ne suis pas une politicienne, Général. Je ne suis que la compagne du Légat.

Khaleb tique sur le « compagne ». Si elle l’avait pu, elle aurait dit « épouse ». Mais il ne se laisse pas démonter.

— Vous êtes, ma Dame, la plus politicienne des personnes de cette assemblée.

Elle rit, d’un rire un brin forcé. L’Officier reprend, soucieux d’adoucir l’atmosphère :

— Mais n’ayez crainte. L’hiver est à lui seule une forteresse. Le froid, la neige et le vent valent mille soldats, ou plus encore. Il n’y aura pas de nouveaux troubles avant plusieurs lunes.

Sur ce, il s’empare de son gobelet et le lève.

— Je lève ma coupe à votre beauté, ma Dame. Comment donc faites-vous pour paraître chaque jour plus éblouissante ?

Elle sourit, sensible au compliment. Elle y est habituée, mais certainement pas de la part de Khaleb.

— Je bois à votre santé Général. Puissiez-vous vous aussi trouver un repos bien mérité.

***

— GUNNAR ! GUNNAAAAAAR !

Le jeune homme accourt. Son Maître est furieux. Il aboie :

— Gunnar ! La trempe, il n’y a plus assez d‘huile.

— Oui Maître …

L’apprenti s’affaire, quel idiot il fait ! Il a oublié de faire l’appoint d’huile dans la buse ! Le forgeron aurait dû s’en apercevoir, mais tout à son affaire, il a plongé la lame rougie sans trop y prêter attention. La partie haute de la lame n’a pu être immergée, la trempe est donc incomplète, tout est à refaire.

— Mais où donc as-tu la tête ? Est-ce cette jouvencelle qui te la fait ainsi tourner ?

Gunnar s’empourpre. Ses joues cramoisies ne le doivent certainement pas aux flammes de la forge. L’artisan s’esclaffe.

— Touché ! Tu es plus rouge que cette lame avant cette trempe avortée.

Le jeune homme baisse les yeux, gêné, tandis que le Maître forgeron soupire.

— Mon pauvre garçon, tu devrais plutôt l’oublier. Enfermée dans ce donjon, je doute qu’elle ait beaucoup l’occasion d’en sortir. Quant à toi, tu n’as aucune chance d’y entrer.

— Maître, vous vous rendez cependant parfois auprès du Légat, non ?

— La dernière fois que je l’ai rencontré, c’était pour lui livrer sa nouvelle épée. Tu n’étais pas même encore à mon service. Il coulera de l’eau sous les ponts avant que pareille occasion ne se représente.

— N’y a-t-il donc aucun moyen ? Les fers ?

— Les esclaves sont ferrés sur la place du marché et très exceptionnellement ici même, dans cet atelier. Tu es bien placé pour le savoir.

— Je dois trouver un moyen d’accéder au corps de logis.

— Pauvre fol. En attendant, active moi cette forge. J’ai une lame à finir.

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