Cueille-la-mort

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Le forgeron affichait un air grave. Quand il déposa l'épée sur la table, devant Fille, un profond silence s'ensuivit. Elle contempla longuement son arme. L'artisan observait sa cliente, à l'affût de la moindre réaction. Gunar n'osait encore sourire mais ses yeux pétillants trahissaient son enthousiasme. Son maître s'était surpassé, le jeune homme était bien entendu heureux pour son amie, mais plus encore pour le forgeur qui venait de réaliser là, pensait-il, l'oeuvre d'une vie.

Elle posa la main sur la longue poignée. Elle était sensiblement plus fine que celle d'une épée traditionnelle, pour mieux s'adapter à ses mains féminines, supposa-t-elle. Les lanières de cuir couleur lie de vin qui l'entouraient étaient de toute beauté et attiraient à elles seules le regard. Le toucher était sensuel mais ferme. Les interstices du laçage laissaient entrevoir la poignée, constituée, lui semblait-il, d'un bois à l'étrange teinte vert foncé. Elle l'examina.

— C'est du bois de fer, fit le forgeron. Probablement le bois le plus dur d'Al'Ard, c'est l'une des rares essences de bois qui ne flotte pas dans l'eau (1).

— Je n'en avais encore jamais vu, répondit-elle. Ni même entendu parler. Où l'avez-vous trouvé ?

— Tu m'autoriseras à ne pas dévoiler tous mes secrets. Sache juste que la légende prétend que ce bois unique provient d'un arbre qui ne pousse qu'en un seul endroit situé au-delà encore des Terres de la Fédération.

Fille fronça les sourcils, elle reprit :

— Beaucoup pensent que la Fédération est un mythe, Maître.

— Mythe ou pas, ce bois dur comme la pierre est bien réel. Et cesse donc de m'appeler maître. C'est mon enfant que je te confie, fais-en bon usage. Et appelle-moi Hiram, dorénavant.

Elle resta silencieuse, la main droite toujours posée sur la splendide poignée.

— Eh bien, s'écria-t-il. Sors-la donc de son fourreau !

De la main gauche, elle s'empara du superbe étui laqué et tira lentement la lame.

— Il est constitué de magnolia, c'est ce qui le rend si léger.

La lame apparaissait petit à petit, comme une belle qui se dévoile avec retenue sous le regard de son amant. Tout au long de l'arme, des lignes successives, parallèles au fil, formaient un motif d'une régularité parfaite, évoquant des vagues déferlant placidement. C'était d'une beauté à couper le souffle. Devant le regard interrogatif de la jeune fille, Hiram expliqua.

— La première version s'est brisée lors d'un test de résistance. La deuxième s'est déformée. J'ai compris que je n'arriverais à rien en forgeant cette épée comme j'avais forgé toutes les autres. J'ai décidé de diminuer sensiblement la courbure que tu voulais imprimer à ta lame et d'en repousser un peu la flèche vers l'avant.

Devant le silence de Fille, il poursuivit :

—J'ai aussi opté pour des aciers de différentes duretés. Le coeur de la lame est en acier doux, ça lui assure l'élasticité nécessaire pour résister aux chocs violents. Le fil du tranchant est lui constitué de l'acier le plus dur qui soit, ça garantit sa capacité à couper et sa longévité. Pour les plats, j'ai utilisé de l'acier intermédiaire.

Fille ne cache plus son contentement et retrouve enfin la parole.

— On obtient ainsi une lame à la fois élastique et très tranchante, fit-elle, admirative.

— Comme sa porteuse, rétorque le forgeron, amusé. La rigidité n'est pas la meilleure façon de résister à la force et aux impacts extrêmes. Mais elle est une alliée quand on a l'initiative, au moment de frapper. Ou de trancher.

— Et ces ... vagues ?

— Celles-ci sont due au polissage qui fait apparaître les trois qualités d'aciers différentes. Celles-ci par contre ...

Il hésita.

— Si tu en parles à quiconque, je te trancherai moi-même la tête avec ton nouveau jouet. Ces motifs sont le résultat d'une trempe sélective. J'ai masqué certaine parties de la lame avant de la plonger dans le bain, pour durcir plus encore le fil sans perdre l'élasticité du dos de la lame. Cela fait des dizaines de lunes que j'en avais l'idée, mais je n'avais encore jamais obtenu de résultats aussi probants. Je pense que le fait d'utiliser trois aciers différents a sublimé le processus.

Elle se rembrunit.

— Jamais je ne parviendrai à m'offrir une telle arme, dit-elle. Le coût doit en être exhorbitant.

Il sourit, mystérieux.

— Nous avions un accord sur le prix. Il t'en coûtera six-cents Drachs, payables sous dix lunes.

Fille resta sans voix. C'était une fraction à peine de ce que devait valoir l'épée. Hiram avait travaillé jour et nuit, depuis près d'une lune maintenant. Elle protesta, mais il s'entêtait.

— Six-cents Drachs, un accord est un accord. En échange ...

— En échange ? fit-elle, suspicieuse.

— Tu ne parleras à personne de sa constitution ni de cette technique de trempe sélective. Mais quand quelqu'un t'interrogera sur la provenance de ton épée, tu lui diras qu'elle a été forgée à Saad-Ohm par Hiram, forgeron du Légat des Terres de l'Ouest.

***

Ce fut en traversant la haute cour pour se rendre à l'aile orientale qu'elle le vit, dans la pénombre du crépuscule. Entre chien et loup, elle ne distingua que mal ses traits, mais elle était sûre de ne pas se tromper. La stature, cette façon de marcher à la fois aérienne et sûre. Elle n'avait pas le temps de faire demi-tour, baissa donc la tête et s'écarta pour longer les murs au plus près. Mais ce fut justement sa tentative malhabile de passer inaperçue qui attira son attention. Trop tard.

— Fille ! Fille !

Cela devait bien arriver un jour. Aussi surpris qu'ella, il presse le pas pour la rejoindre.

— Enfin je te trouve ! Tu me fuis comme la peste ... grands dieux, tes cheveux !

Elle n'avait aucune envie de lui parler. Elle ne devrait d'ailleurs pas beaucoup se forcer pour le frapper. Mais Seth insistait.

— Et alors ? lança-t-elle. Laisse-moi passer! !

Elle tente de reprendre son chemin, mais il lui barre la route.

— Pas avant que nous ne nous soyons expliqués.

— Il n'y a rien à expliquer. Tu m'as bernée, j'espère au moins que tu y a pris du plaisir et que la corvée ne t'a pas trop pesé.

Il soupira.

— Je n'ai berné personne, et toi moins qu'un autre encore.

— Mais plus qu'une autre peut-être ?

— Que veux-tu dire ?

— Dame Layna t'a-t-elle oui ou non chargé de me séduire ?

Il baissa les yeux, abattu. C'était ce qu'il redoutait, il savait d'ailleurs qu'il y avait du Layna là-dessous. Mais très vite, il redresse la tête.

— Ce n'est pas ...

Elle l'interrompit, furieuse. On aurait pu croire qu'elle allait mordre.

— C'est une question simple qui n'attend qu'une réponse plus simple encore. Un oui ou un non me suffira.

— Non, ça ne suffira pas. Oui, cette intrigante m'a suggéré de te séduire. Elle te trouvait trop ... réservée. Je n'ose employer le mot qu'elle a utilisé. Elle m'a soufflé ça, une coupe de vin dans les mains, ce n'était pas même une conversation, juste des propos sans importance. Et ça n'a strictement rien à voir avec ce qui s'est passé entre nous.

— Mais tu t'es empressé de lui obéïr.

— Non, c'est faux, quand cette catin m'a ...

— C'est la concubine, notre maîtresse ! Ne lui manque pas de respect !

— Quand ... quand elle m'a suggéré ça, j'étais déjà sous l'emprise de ton charme. Tu occupais déja mes pensées, mes journées, mes repas, mes nuits, mes combats ... tu dois me croire !

Elle détourna les yeux, ne sachant trop que penser. Elle n'était même pas certaine d'avoir envie d'y croire. Il la saisit par les épaules, fébrile.

— Quand tu es tombée dans cette arêne, mon coeur s'est arrêté, mon monde s'est écroulé ... tu comptes plus que tout pour moi !

Elle baissa la tête, perdue. Il fallait qu'elle y aille, le service du soir l'appellait. Il tenta un dernier trait.

— Laisse ... laisse-moi t'expliquer. Te convaincre. Ne pouvons nous discuter ailleurs que dans cette cour ?

— Je dois y aller ...

Elle s'avança, tenta de passer mais il l'en empêcha.

— Alors laisse-moi te revoir ! Demain !

Elle se tâta, voulut prendre le temps d'y réfléchir. Il s'était peut-être joué d'elle. Ou peut-être pas, mais il n'aurait pas dû lui cacher ce pacte. Elle allait le faire mijoter encore un peu.

— Demain j'ai à faire ...

— Après-demain alors !

— Après-demain aussi.

Il fulminait. Dans trois jours, il avait cette chasse, Akhan l'avait invité et comptait sur sa présence. Ils avaient prévu de faire route après-demain en milieu de journée pour être à pied d'oeuvre le jour d'après. Ils passeraient deux nuits sur place. Il proposa à Fille de la voir dans quatre jours, en fin de journée. Elle sourit intérieurement. Il aurait le temps de mûrir.

— Soit, passe me prendre à l'entrée de l'aile orientale dans quatre jours, en fin de journée, conlut-elle.

(1) véridique, ce bois existe et ne flotte effectivement pas.

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