Un trésor

8 minutes de lecture

La vie au Palais était bien plus ennuyeuse que ne le prétendait la souveraine. Les premiers jours, Layna s'était réjouie de croiser cà et là l'une ou l'autre tête qu'elle avait connue, des années auparavant. Mais très vite, elle s'était rendu compte que même si ces murs étaient toujours là, immobiles, défiant le temps, le palais avait bien changé depuis son départ. L'arrivée du Légat d'Orient, prévue pour le surlendemain, ne manquerait pas d'apporter, pour quelques jours au moins, un peu d'animation. Ronan, parti chasser avec le souverain, ne rentrerait que le lendemain. Elle mettrait à profit ces deux journées pour se rendre dans son ancienne tanière. Son antre. Après la gifle que le monarque lui avait infligée six jours plus tôt, elle n'avait pas osé demander à son royal amant l'autorisation de pouvoir comme avant, accéder au trésor que le palais abritait. Sa Majesté, pensait-elle, amère, avait poussé l'humiliation jusqu'à lui rendre visite deux nuits seulement après l'avoir mise plus bas que terre. Il s'était contenté de la prendre sans un mot, comme pour confirmer ses horribles propos, avant de rejoindre ses appartements. Elle n'avait encore aucune idée de la façon dont elle pourrait accéder au sanctuaire mais tant pis, elle improviserait. Si le Gardien était toujours en place, la partie serait gagnée d'avance, mais il était déjà si vieux, à l'époque.

***

L'aile ouest du palais était sans aucun doute la mieux gardée de l'immense édifice. Telle une forteresse dans la forteresse, on ne s'y déplaçait que sous escorte de deux lanciers de la Garde Royale et chaque porte était flanquée de deux cerbères armés. Cette partie du bâtiment abritait les biens les plus précieux du royaume : reliques, attributs de la couronne, réserves d'or ... et le trésor.

Parvenue devant les lourdes portes, Layna dut se faire convaincante et faire valoir son titre, qu'elle embellit quelque peu, pour se voir autoriser l'accès à l'antichambre. Quand les lourdes portes se refermèrent derrière elle, elle déchanta. Derrière une immense table chargée de registres, c'est un jeune homme à l'allure austère qui la reçut. Elle tenta de masquer sa déception mais déjà, il lui demandait ce qu'il pouvait faire pour elle.

— Êtes-vous le nouveau mystagogue ?

Le scribe la dévisage, suspicieux.

— Je travaille ici depuis près de dix cycles (1).

— Pardonnez-moi. J'ai quitté de Palais il y a plus longtemps encore. J'espérais retrouver ici mon ancien précepteur.

L'homme leva un sourcil, intrigué.

— Vous étiez une disciple de Frère Gianfranco ?

Elle sourit, un peu désabusée.

— Disciple serait un peu pompeux pour ce qui me concerne. Une élève me semble un terme plus approprié. Je lui ai causé bien des tracas, mais oui, il m'a éveillée. C'était un homme d'une grande sagesse et d'une remarquable érudition.

— Mais ... il l'est toujours !

Le coeur de Layna bondit dans sa poitrine. Que voulait-il dire. Était-il toujours en vie ?

— Bien sûr qu'il est toujours en vie. C'est un vieillard maintenant, mais son esprit est toujours aussi vif.

— Où puis-je le trouver ?

— Il est à l'intérieur, à caresser ses trésors, j'imagine. Il lui arrive même de leur parler. Certains prétendent qu'il perd la tête, je n'en crois rien.

— Laissez-moi entrer !

— Vous savez que c'est impossible, ma Dame.

Elle insista. Devant son refus, elle lui enjoint d'aller quérir son maître. Il saurait quoi faire lui ! Le jeune clerc s'exécuta, non sans agacement. Quand il revint, un petit homme sec l'accompagnait. Ses cheveux étaient blancs comme neige. Il émanait de lui une sérénité peu commune. Cerné d'innombrables et profondes rides, son regard vif s'illumina plus encore à la vue de son ancienne élève.

— Maître, murmura-t-elle.

Elle se rendit de suite compte de l'incongruité de sa réaction. Elle n'était plus une enfant. Elle ne l'était d'ailleurs plus depuis ses dix printemps.

— "Sale gamine", fit-il, aussi ému qu'amusé.

Elle sourit, lui expliqua la raison de sa présence. La laisserait-il accéder au saint des saint, après toutes ces années ? Elle aimerait tant y passer la journée.

— Tu es ici chez toi, lança le vieil homme.

Son clerc protest, évoqua les risques : et si celà venait à se savoir ? Mais le vieillard n'en avait cure et déjà, il entraînait la jeune femme entre les deux battants ciselés d'or. Elle lui offrit son bras, et c'est côte à côte qu'ils pénètrèrent dans l'immense pièce. Dans sa mémoire, Layna la voyait plus grande encore. Le temps avait cette faculté d'embellir les souvenirs. Au centre, elle reconnut cependant la grande table de travail et les austères chaises - elle identifia d'ailleurs la sienne - jouxtées par le bureau et le siège du Maître. Savament disposés dans les zones les mieux éclairées par un impressionant puits de lumière, de riches fauteuils de cuir et des tables de travail de très belle facture. Jamais Gianfranco ne l'avait laissé y prendre place.

Et sur les murs, des rayonnages hauts comme deux hommes, couverts de livres.

***

— La chasse a-t-elle été fructueuse, mon Seigneur ?

— Ne m'en parlez pas. Avec deux-cents rabatteurs pour dix chasseurs, ce n'était plus une chasse, plutôt un massacre. J'abhore ces méthodes décadentes et leur préfère de loin l'approche voire même la longue attente de l'affût. Et vous ma Dame, avez-vous survécu à l'ennui durant ces deux jours ?

— J'ai fait bien mieux, mon Seigneur, et d'ennui il ne fut point question.

Elle écouta d'une oreille distraite le récit des exploits cynégétiques de son compagnon, ne pouvant détacher ses pensées de cette merveilleuse journée. Les retrouvailles avec son ancien précepteur s'étaient avérées bien sobres, pensait-elle. Il lui avait fait faire le tour de ses plus belles pièces, celles acquises depuis son départ, caressant amoureusement les ouvrages, feuilletant délicatement leurs pages. Il lui avait vanté l'un d'entre eux, une saga exceptionnelle, un combat entre le bien et le mal où il était question d'animaux fabuleux, de créatures mi-humaines, mi-animales et de bijoux aux pouvoirs maléfiques. Le vieil homme en avait entamé la traduction quelques cycles seulement après le départ de Layna, mais il ne l'avait jamais terminée. Devant son étonnement, il avait exprimé sa lassitude. Il lui pesait de consacrer l'essentiel de son temps à transcrire dans la langue de l'Ordre des ouvrages qui au final, ne seraient que peu ou pas lus.

Il avait ensuite discrètement verouillé les portes qui les séparaient de l'office du clerc et, après un regard aussi complice que malicieux à son ancienne élève, avait commencé à vider l'un des rayonnages. Le coeur de la jeune femme s'était emballé. Les souvenirs s'étaient bousculé dans sa tête. Leur secret ! Ou à tout le moins, le secret du vieil homme qu'en son temps, il partageait avec elle. Elle avait toujours voulu croire qu'elle était la seule à être dans la confidence, ce qui à la fois la faisait se gonfler d'orgueil mais l'effrayait par la responsabilité que cela impliquait. Curieusement, le fait que cela puisse lui coûter la vie l'indifférait. Bien au contraire, elle en ressentait une certaine forme d'euphorie, de l'excitation même.

Une fois l'étagère vidée de son contenu, il en avait ôté le fond en une succession de manipulations complexes. Après toutes ces années, elle se souvenait de chacun des gestes qu'il lui avait fait répéter des milliers de fois. La cache recelait plusieurs dizaines d'ouvrages. Si la simple détention d'une nouvelle ou d'un roman pouvait valoir à son possesseur au mieux le bâton, au pire le fouet ou la prison, chacun des volumes que recelait la cache secrète coûterait à son détenteur sa tête.
C'est donc avec d'infinies précautions que Frère Gianfranco avait extrait un épais paquetage de lin puis l'avait ouvert sous les yeux brillants de Layna. Le sac contenait trois ouvrages. Le premier consistait en un épais volume de cuir. Layna n'eut aucun mal à reconnaître les trois mots gravés sur la couverture. Bien qu'elle n'ait plus jamais été confrontée à la langue des anciens depuis son départ du Palais, plus de quinze cycles plus tôt, le lettrage lui restait famillier. Et sous le titre de l'oeuvre, la grande croix caractéristique, plus haute que large, ne laissait planer aucun doute. A l'époque où son précepteur était encore un vif et exigeant professeur, il en possédait déjà trois exemplaires différents. Chacun d'entre eux racontait, avec de subtiles variations, la même histoire.

Le deuxième volume était à peine plus petit. Sa couverture de cuir avait gardé en partie sa coloration verdâtre et était ornée de motifs dorés alambiqués. Layna n'avait pu résister à la tentation de le feuilleter, avec toutefois d'infinies précautions. Sur chaque page s'étalait cette belle écriture cunéiforme qui en son temps déjà, avait caché ses secrets à son pourtant très docte professeur.

Le troisième ouvrage était emballé dans un second drap, en soie celui-là. Il était bien plus fin, son épaisseur ne devait pas excéder une demi pouce. Ici, point de cuir. La couverture semblait constituée d'un papier un peu plus épais qu'à l'ordinaire. Outre quelques mots disparates, on y distingait, sur toute sa surface, une gravure en couleur. Une gravure d'une finesse telle que Layna en eut le souffle coupé. La finesse des détails, le modelé, le rendu dépassaient tout ce qu'elle avait pu voir jusque là. L'oeuvre représentait une cité, une cité aux tours gigantesques, si hautes qu'elles semblaient toucher le ciel.

— Kâ-Dingir-Ra ? avait-elle demandé sur le ton du secret.

— Va-t-en savoir. Mais si la Fédération existe, j'aime effectivement à penser que sa capitale pourrait ressembler à cette cité fabuleuse.

Quand Layna avait voulu feuilleter l'étrange ouvrage, le vieil homme, d'un geste, l'avait arrêtée. Le papier était si fragile, lui avait-il dit, que les premières pages s'étaient en partie décomposée quand il avait voulu lui aussi consulter le volume. Il avait passé tout l'hiver à les restaurer et s'était depuis peu lancé dans la préservation, une à une, de chacune des pages.

— Et le livre ? Notre livre ?

— On ne l'a jamais retrouvé. Pas plus que les deux malfrats qui avaient pu s'échapper. 

***

Ce fut la voix de Ronan qui la tira de sa rêverie.

— Point d'ennui ? Vous m'étonnez, ma Dame. Ce palais à beau grouiller de monde, on y croise surtout des gens pédants et prodigieusement inintéressants. L'arrivée du Légat d'Orient et de son épouse est annoncée pour après-demain, cela nous occupera pour deux ou trois jours, mais Saad-Ohm me manque. Quant à vous, ma chère, à quoi avez-vous donc consacré ces deux dernière journées, pour que je vous manque si peu ?

Elle répondit, évasive :

— Oh mais rien de très intéressant, mon Seigneur. Des affaires de femmes, qui vous paraîtraient aussi vaines que futiles.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire J. Atarashi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0