Le désert des Tartares

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C'était la deuxième place forte qu'ils visitaient depuis leur départ de Nöhr-Stahad, une demi-lune plus tôt. À mesure qu'ils s'enfonçaient vers le nord et dans l'automne, le vent et la pluie regagnaient en vigueur, courbant l'échine des bêtes et des hommes. La terre était si grise et le ciel si bas qu'ils vous noircissaient l'âme tandis que l'eau glacée qui s'infiltrait dans votre cou, dans vos braies et dans vos chausses vous glaçait la moëlle. Le dernier hameau qu'ils avaient traversé deux jours plus tôt ne comptait pas plus d'une quinzaine de chaumières.

Entfenturm n'avait rien d'une ville. Sa masse sombre et compacte, balayée par les vents, semblait sortir de terre comme un gros rocher. Une unique tour venait briser la monotonie d'une architecture grossière et uniforme. Une montagne de blocs de granite empilés sans fantaisie, solide et fonctionnelle. On y dormait, on s'y réfugiait et on attendait que passe l'hiver ... ou le danger.

L'avant-poste comptait une centaine de soldats et autant de civils qui survivaient dans leur sillage. Parmi les pauvres hères et les parasites, certains occupaient ou cumuailent des fonctions nécessaires au fonctionnement de la troupe : paysans, rebouteux, cantinières, un maréchal-ferrant et un charpentier, putains ou traficants, tous faisaient partie à leur façon de l'ultime rempart de la province face aux pillards ou aux bandits venus du nord.

Ici, pas de repas fastueux, pas de protocole, pas de lit douillet pour le petit détachement. Ils étaient une grosse vingtaine à peine, en ce compris le Commandeur, qui n'avait gardé avec lui que Lando, Fille, et une petite escorte de vingt cavaliers. L'hiver approchait plus vite qu'ils ne l'avaient escompté, aussi le Général avait-il choisi de scinder ses forces en envoyant Bulgur au nord-ouest avec le capitaine et deux douzaines de cavaliers, tandis qu'il se réservait le nord-est. Le charroi et l'intendance étaient restés à Nöhr-Stahad avec Yann et la moitié de l'escadron. Allégées et ainsi divisées, les deux formations s'acquitteraient trois fois plus vite de leurs tâches que ne l'aurait fait le lourd convoi réuni.

À Entfenturm, les hommes et les officiers étaient logés à la même enseigne, on dormait comme on le pouvait où on le pouvait, on mangeait quand on le pouvait. Seuls les chevaux jouissaient d'une attention particulière, et il arrivait qu'ils se sustentassent quand leurs cavaliers, eux, s'endormaient le ventre vide.

Ce soir, si l'on s'en référait à l'ordinaire, c'était presque bombance. Les cavaliers se mêlaient à la petite troupe de garnison. Dans un coin de la salle, Khaleb et Lando, accompagnés du commandant local et d'un homme que Fille ne parvint pas à identifier, avaient pour seul privilège la discrétion de leurs échanges. La jeune fille, qui n'était pas conviée au conciliabule, ne le leur enviait en rien. L'occasion était trop belle pour elle de se rapprocher de l'âtre, ses vêtements encore humides n'en sècheraient que plus rapidement. Tous partageaint le même bouillon, parfois dans une même écuelle qu'ils se passaient d'une main à l'autre. Fille le trouvait trop maigre à son goût mais le breuvage était chaud, et cela n'avait à ses yeux pas de prix. À mesure qu'ils l' ingurgitaient, les sourires fleurissaient et les éclats de voix se faisaient entendre. Les voyageurs se réjouissaient de cette pause, les résidents étaient eux trop heureux d'avoir des nouvelles du monde extérieur. Une clâmeur s'éleva quand leur hôte décida de percer un fût de vin en l'honneur du commandeur. Le nectar était rationné, mais il y en aurait pour tout le monde. Fille sirota le sien à toute petites gorgées, elle comptait bien le faire durer. Elle ne remarqua d'abord pas que Lando s'était approché d'elle. Plus loin, Khaleb et le commandant du poste conversaient maintenant de manière très détendue, les choses sérieuses avaient dû laisser la place aux bavardages.

— Alors fillette, demanda l'aide de camp. Rassasiée ?

— C'est là un bien grand mot Messire. Mais c'est bon d'être au sec.

Il s'assit à côté d'elle, à même le sol, avant de reprendre.

— Nous partirons demain, après le lever du jour.

— Déjà ? Mais nous venons à peine d'arriver !

— Nul besoin de nous éterniser pour jauger la situation. Personne ne se soucie de ce trou perdu. L'été passé, des paysans se sont révoltés, refusant de payer l'impôt. Rien de bien grave.

— Pourquoi perdre notre temps ici alors ?

— Nos soldats méritent notre attention. Par notre présence, nous les assurons de notre soutien et de notre intérêt.

— Mais si menace il n'y a pas, pourquoi laisser ici des soldats ?

— Ici, ils sont une centaine à peine, beaucoup moins en hiver. Ce sont nos yeux et nos oreilles. Ils ne résisteraient pas bien longtemps face à une réelle menace, mais ils nous procureraient du temps et des informations, bien utiles pour orienter nos troupes face à l'ennemi. Défendre une telle frontière sur toute sa longueur nécessiterait plus de soldats que les Terres Occidentales ne comptent d'âmes.

Elle trempa ses lèvres dans sa coupe, silencieuse. Devant son absence de réaction, il la sonda.

— N'est-ce pas logique ?

Elle marqua un temps d'arrêt avant de répondre.

— Ca fait beaucoup d'yeux et d'oreilles pour pas grand chose.

Il plissa les yeux, intrigué.

— Explique-toi...

— J'ai deux yeux et deux oreilles, et il me suffisent amplement. Si vous enfermez deux cent yeux et deux cent oreilles entre quatre murs, ils ne verront pas pour autant mieux ni plus loin. Et nous en avons vus d'autres il y a cinq jours. Ca fait quatre cent yeux et quatre cent oreilles. Et Bulgur en aura vu quatre cent lui aussi. Combien de milliers d'yeux avons nous donc le long de cette frontière ?

— Tu réfléchis trop.

— Jouez-vous au jeu de Schahakr, maître Lando ?

— Ça m'arrive. Mais les humiliations que m'inflige régulièrement notre Général m'ont définitivement dégoûté d'y jouer. Tu y joues, toi ? s'enquit-il, curieux.

— J'y jouais. Vous viendrait-il à l'idée de gaspiller vos pièces sur une aile de l'échiquier quand vous n'y voyez pas de menace ?

— Tu simplifies à l'extrême. Au jeu de Schahakr, tu vois l'entièreté du terrain et tu vois même les déplacements de l'ennemi. Dès l'instant où il bouge.

— Et deux yeux suffisent à les voir! Je vous accorde que la réalité est plus complexe. Mais avez-vous pour autant besoin de milliers d'yeux ? Uniquement pour observer ? Car ces places fortes ne défendront rien. Il n'y a rien à défendre ici. Vous dispersez vos tours et vos pions sur une ligne de défense continue face aux noirs quand vous devriez vous contenter de contrôler le centre de l'échiquier et concentrer vos forces au moment opportun.

Lando observe maintenant la jeune fille avec grande attention, puis enchaîne, un brin moqueur.

— Et dis-moi donc, toi la grande stratège du jeu de Schahakr, comment t'y prendrais-tu pour défendre les Terres de l'Ouest avec juste une tour et quelques pions ? Sans compter que je n'ai pas dit qu'il n'y avait pas de menace. Les incursions des piullards du nord sont une réalité et...

C'est le moment que choisit l'inconnu pour revenir vers Lando.

— On a pas encore trinqué, Lando !l l'interrompit-il.

Un bol à la main, il arborait un grand sourire, s'assit à leurs côtés et tendit sa coupe à la rencontre de celle de l'aide de camp.

— A ta santé, l'ami, fit-il avant de se tourner vers Fille.

Il la contempla avec curiosité.

— Tu les prends décidément de plus en plus jeunes, lança-t-il.

Fille fronça les sourcils, mais Lando vint à sa rescousse avec une pointe d'humour.

— C'est Fille. La nouvelle ordonnance du Général. Fille, voici Konrad, le lieutenant qui tourmente ces cent paires d'yeux et autant d'oreilles. Pardonne-lui ses manières, il ne sort jamais de son trou. Mais c'est un sacrément bon chien de garde, quand son capitaine parvient à lui faire comprendre ce qu'il attend de lui.

L'ours éclata de rire et leva son bol de vin tandis que Fille avançait timidement le sien. Les récipients s'entrechoquèrent.

— Fille ? interogea-t-il, goguenard. Bien, tu ne risques rien avec Lando, alors. À moins que ton déguisement ne soit justement qu'une manoeuvre pour le séduire.

Il rit à nouveau tandis que d'un regard fuyant, Lando éluda la remarque déplacée. Fille porta le bol à ses lèvres pour se donner une contenance. Mais l'homme retrouva son sérieux, et c'est sur un ton amical qu'il reprit, levant à nouveau son bol.

— Qu'importe. Vous êtes-ici chez vous. Je bois à votre santé.

Puis reprenant son ton sarcastique tout en se rapprochant de l'ordonnance, il ajouta :

— Et puis même ainsi tondue, une chatte reste une chatte, hein ma jolie ?

Fille se raidit quand l'homme l'entoura de son bras.

— Laisse donc la chatte tranquille, lui somma Lando.

Pour toute réponse, le lieutenant se contenta d'un rire gras et se colla plus encore contre sa proie, maintenant tendue comme un arc.

— Ecarte-toi d'elle Konrad, et je mettrai ça sur le compte du vin qui je n'en doute pas, a dû se faire bien rare par ici.

L'homme s'écarta, de mauvaise grâce, puis éclata de rire à nouveau.

— Allons ! balança-t-il. Profitez de cette belle soirée. Et prenez donc des forces, vous en aurez besoin. Le ciel ne montre aucun signe d'accalmie, la route vers Nöhr-Stahad ne sera pas une partie de plaisir.

Il adressa à Lando un clin d'oeil énigmatique, puis se leva avant de reprendre.

— Je vous laisse, maintenant.

Il leur avait à peine tourné le dos que Fille se détendit.

— Je pouvais très bien m'en sortir seule, lança-t-elle à voix basse.

— Petite ingrate. Et qu'aurais-tu fait s'il t'avait entraînée dans sa couche ?

— Je sais me défendre.

— C'est ça ... tu aurais occis le lieutenant de la garnison et tout aurait dégénéré en une bagarre générale. Nous n'avons pas besoin de ça. Nous sommes des soldats, censés faire régner l'ordre et défendre le peuple. Rentre donc ça dans ta petite tête. À défaut, tu finiras par nous attirer des ennuis.

Il se leva d'un bond.

— Je vais me coucher. Tu ferais bien d'en faire de même. Konrad a raison, le voyage risque bien d'être éprouvant.

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