Chapitre 5

5 minutes de lecture

L’air était glacial et l’obscurité épaisse, malgré les quelques réverbères diffusant leur lumière blafarde. Le parking était étrangement vide, pas une voiture, pas une ambulance, personne. La neige au sol était immaculée, elle avait ce bel éclat nacré que même les limbes ne pouvaient éteindre, pas une seule empreinte ne venait briser l’uniformité de ce magnifique manteau blanc. L’Ankou regrettait presque d’être celui qui allait laisser une si vilaine marque derrière lui, mais il remarqua bien vite que la neige ne gardait aucune trace de son passage ; ses empreintes disparaissaient à mesure qu’il avançait. Elles étaient là ; les empreintes de ses pas, de sa charrette et de sa monture en attestait avant de disparaître, comme oubliées quelque part dans le temps.

L’Ankou expira doucement avant de se concentrer à nouveau sur la tâche qui l’attendait. Ne s’étant jamais aventuré par ici de son vivant, il prit le temps de chercher un panneau indiquant la sortie du parking, voire même un accès au centre-ville. À force de déambuler, il finit par rejoindre la ville.

À l’image de l’hôpital et de son parking, les rues étaient désertes, sinistres. Pourtant, derrière lui, la conversation, ponctuée de quelques éclats de rire, allait bon train entre Rose et Bilal. La neige avait fait ressurgir de joyeux souvenirs aux deux passagers de la charrette. Une anecdote sur les bêtises du fils de Rose fit sourire l’Ankou malgré lui, l’emmenant pendant un instant loin d’ici et loin dans sa jeunesse. Il eut presque envie de partager lui aussi un souvenir, mais il se retint, se souvenant qu’il n’avait pas le droit de parler de lui, de l’homme qu’il avait été. Il était désormais un Faucheur, une figure de la Mort, il n’avait pas le droit de montrer ses émotions. En soi, ce n’était pas nouveau pour lui, cela n’en était pas moins éprouvant, surtout sans avoir la possibilité de se confier même un peu. Inoue savait si bien lire en lui, elle avait ce don de le comprendre et de l’apaiser. L’Ankou serra la sangle de Sucre d’Orge dans sa main, tentant d’ignorer la douleur qui lui comprimait la poitrine.

Lentement, mais sûrement, ils approchaient du centre- ville et des pleurs. La rue Sainte-Thérèse s’allongeait face à son regard, lui rappelant comment Inoue, frigorifiée par le vent mordant, avait insisté pour déguster une crêpe. Comment s’appelait cet endroit déjà ? Ses pas ralentirent lorsqu’il reconnut la devanture : Crêperie de Simon, oui, c’était ici. Sa douce avait commandé une crêpe recouverte de chocolat fondu et de chantilly avec un chocolat chaud. L’ambiance même de ce salon les avait réchauffés, par ses couleurs, par l’amabilité du personnel. À présent l’endroit était vide, sombre et froid. L’Ankou serra les dents et détourna son regard. Ils n’étaient pas restés longtemps dans cette petite ville et pourtant les souvenirs étaient là, témoins invisibles de leur passage.

Ils traversèrent le pont Saint-François et avancèrent tout droit. Les pleurs étaient proches et s’arrêtèrent soudainement au niveau de la rue Amirale de la Grandière. L’homme en noir soupira, cela s’annonçait mal. Ne voulant pas que Rose soit témoin de la scène, il lâcha la bride de Sucre d’Orge, lui intimant de rester en place et il s’avança, seul.

Epargné des grincements de la charrette, l’Ankou découvrit avec tristesse que la neige ne chantait pas sous ses pas, il avait toujours adoré ce son, il en était à présent également privé. Il avança néanmoins, résigné.

Entre les deux faibles champs de lumière des lampadaires, dans le sombre recoin où se trouvaient les toilettes publiques, gisait le corps d’un jeune homme. Avachi contre le mur, pauvrement vêtu, la manche gauche relevée, laissant dépasser une ceinture, les veines noircies de poison. L’Ankou jeta un regard vers son attelage plus loin ; à peine plus vieux que Bilal, il devait avoir l’âge de son petit-fils songea-t-il amèrement. Il l’avait déjà vu ici, vivant, lorsqu’ils étaient allés visiter les halles, il était alors avec deux autres jeunes personnes. Inoue avait été bouleversée par la vision de cette jeunesse livrée à elle-même et à l’autodestruction.

Cela ne faisait pas un jour qu’il occupait cette nouvelle tâche qu’il en était déjà las. L’Ankou s’approcha néanmoins du jeune homme qui lui tournait le dos et faisait face à la dépouille, il s’apprêtait à l’interpeller quand il l’entendit renifler bruyamment avant de cracher sur les restes de son corps.

— Bon débarras ! murmura le jeune homme.

Le dégoût dans la voix qui s’exprimait était palpable. Un frisson d’effroi traversa l’Agent de la Mort. Comment aborder cette personne ? Comment se présenter ?

Alors qu’il était assailli par les questions et le doute, l’individu se tourna et le découvrit avec étonnement avant d’afficher un maigre sourire goguenard.

— C’est toi qui m’a fait ça ? raillla-t-il tout en faisant un geste de la tête vers la faux. Beau boulot. Maintenant, casse-toi !

Le ton était menaçant ; vivant, il ne se le serait pas fait demander deux fois, mais vivant il n’était plus. Aussi intimidé était-il par l’aura menaçante du jeune homme, l’Ankou ne bougea pas, serrant son instrument entre ses mains noueuses pour se donner du courage.

— Vous faites erreur jeune homme ; vous vous êtes infligé cela vous-même, dit-il d’une voix calme et douce. Votre mort est le résultat de vos choix et de vos actes. Je ne suis là que pour vous conduire à l’Après.

La tirade sembla déplaire au jeune homme qui fit une moue de dégoût avant de cracher au pied de son interlocuteur.

— Et si j’veux pas t’suivre ? Hein ? Tu vas faire quoi, tocard ?

— Ce n’est pas un choix que je vous présente, mais un fait.

— Pas un choix, hein ?

Le jeune passa une main tremblante dans ses cheveux épars.

— T’es en train de me dire qu’on subit des putains d’règles et des lois dans vie et qu’il faut aussi se taper ça dans la mort ? Va chier ! Je te suis pas et tu peux pas me forcer ! Tu vas faire quoi ? Me buter ? Je suis déjà mort, j…

Ne supportant pas l’agressivité ni le manque de respect du jeune homme et refusant l’idée de courir après une autre âme avec sa faux, l’Ankou lui coupa la parole en le fauchant. Il savait qu’il allait le regretter, mais cet échange n’avait aucune chance de s’apaiser et d’autres pleurs s’étaient levés ; son labeur devait continuer. La Mort n’a pas besoin de consentement.

Il n’eut pas le temps de se retourner que la voix du jeune homme s’éleva dans son dos, au loin, dans la charrette.

— SALE CONNARD DE FILS DE PUTE ! FILS DE CHIENNE ! JE VAIS TE MARAVER LA GUEULE !

L’Ankou laissa s’échapper un long soupire avant de rejoindre son attelage.

Annotations

Vous aimez lire Pattelisse ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0