Chapitre 1-1 : L'auberge

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  –Hé, Ali ! Qu'est-ce tu fous avec nos pintes ? Tu les chies ? On a pas toute la nuit, j'te rappelle !

  Me retenant de balancer les chopes à travers la pièce pour servir le gueulard, je m'obligeai à compter jusqu'à dix tandis que je franchissais les derniers pieds jusqu'à sa table. Les trois visages autour se tordirent de dégoût à mon approche. Si le temps d'attente avait eu raison de leur aversion, ma simple vue venait de la raviver.

  Loin de baisser les yeux, je leur retournai un regard noir et claquai les boissons sur la table. De la cervoise éclaboussa mes mains et le bois déjà poisseux d'anciennes giclures ; les quelques gouttes qui sautèrent à hauteur de mon nez m'offrirent une douce odeur de malt avant que je retrouve le mélange désagréable de bouffe, alcool et sueur qui saturaient l’auberge. Je le regretterais plus tard, lorsqu'il faudrait nettoyer, mais au lieu d'éponger tout de suite, je poussai les chopes vers leur destinataire, étalant l'alcool sur la table. Avec un peu de chance, ils foutraient leur manche dedans.

  Alors qu'ils m'avaient appelée comme s'ils étaient sur le point de mourir de déshydratation, les trois bouseux attendirent que j'aie lâché les anses et me sois redressée avant de se saisir de leur chope. Avec méfiance, ils en inspectèrent le contenu.

  –Un problème ? (Je m'essuyai dans mon tablier.) Vous voulez que je crache dedans pour vous donner une raison de chercher ?

  Leur lèvre supérieure se retroussa. Il ne manquait plus qu'un grognement et j'aurais peut-être pu les foutre à la porte sous prétexte que les clébards n'étaient pas acceptés à l'intérieur de l'auberge. Oh, comme j'aurais aimé le faire en leur bottant le cul pour les faire sortir plus vite et les voir se rétamer dans la terre boueuse qui nous servait de rue. Malheureusement, ça n'arriva pas. Alors je leur adressai mon plus beau sourire hypocrite en réponse, puis tournai les talons.

  Deux ans que je bossais ici. Deux ans que je subissais des réactions similaires à chaque service. Et seize ans que le mépris et le dégoût me collaient aux basques comme les taches d'alcool aux tables et au comptoir. Après tout ce temps, j'avais de plus en plus de mal à me contenir. Laisser un petit supplément m'attirerait des problèmes, mais au moins, le village aurait enfin une vraie raison de me détester !

  L'envie était d'ailleurs particulièrement forte ce soir, comme tous les soirs depuis trois semaines. Les corps déchiquetés qui avaient été retrouvés dans les différents villages de la communauté avaient propagé la peur dans toutes les bourgades. Dans notre patelin, nous n'avions pas attendu que le maire déclare un couvre-feu pour commencer à nous barricader avant la tombée de la nuit. Et maintenant qu'il était instauré, l'église n'avait pas besoin de sonner les cloches pour nous rappeler l'heure limite. Lorsqu'elles retentissaient, nous étions déjà tous calfeutrés dans nos maisons, fourche ou hache à portée de main.

  Jamais Zirka n'avait frappé ainsi la communauté. Nous n'étions que des pauvres villages ne dépassant pas les cinq-cents habitants, plantés au cœur des Basses-terres. Une région de collines fertiles, aussi bonne pour la culture que pour l'élevage. On avait en plus la chance d'être bordée par une forêt à l'est. Avec le froid qui régnait en hiver – ou plutôt toute l'année –, avoir du bois à proximité était un avantage dont tous les villages et les villes de la région ne pouvaient pas se targuer. Vraiment, nous ne manquions du rien. Notre seul problème était notre proximité avec la frontière.

  Et moi.

  Alors, sans surprise, lorsque les premiers corps avaient été découverts, les villageois avaient commencé à murmurer dans mon dos et à me regarder d'un air encore plus mauvais. J'étais au contraire étonnée qu’on ne m’ait pas encore officiellement montrée du doigt. Que ce soit pour une chute ou pour les deux épidémies qui avaient frappées les communes depuis ma naissance, ils n'avaient pas attendue pour sortir les fourches et m'accuser de tous les maux.

  Voilà pourquoi, juste une fois, balancer les commandes à la gueule des clients ou leur servir une boisson avariée avec un vieux crachat était si tentant. Enfin, on ne m'en voudrait pas uniquement parce que j’étais sortie de la mauvaise mère. Mais, je tenais bien trop à ce travail pour risquer de le perdre, donc, comme toujours, je poursuivis donc ma soirée sans rien faire de répréhensible.

  L'auberge était particulièrement bondée ce soir, au point où mes collègues avaient du mal à slalomer entre les tablées et Luned à échapper aux mains baladeuses. J'aurais dû l'aider, m'approcher d'elle et me servir de mon aura de pestiférer pour pousser les clients à arrêter ; contrairement à mes collègues, la foule s'écartait sur mon passage, afin d’éviter de me toucher, et je me déplaçais entre les têtes rousses comme un poisson dans l'eau. Mais je n'en fis rien. Une part de moi se réjouissait de la voir subir ça. Comme tout le monde, elle me détestait et à chaque casse ou reproche d'un client, elle me rejetait la faute.

  –Hé, Ali, t'accouche ?!

  –Pour accoucher, il faudrait déjà que je sois en cloque, du con !

  Des rires gras s'ajoutèrent au brouhaha ambiant.

  –Aye, et c'pas près d'arriver, ça.

  Un vif pincement au cœur me prit. Récupérant un plateau, je le claquai sur le comptoir, empoignai six chopes, y versai les différentes boissons, me retins de cracher dedans, ajoutai une bouteille de mauvais whisky, puis fendis la foule jusqu'à la table centrale.

  La table de Rian et ses acolytes. Un homme au ventre plus renflé et à l'haleine plus chargé en alcool que l'ensemble de nos tonneaux en cave. Lorsqu'il venait boire, il finissait par empester à tel point que je le soupçonnai d'être le rejeton d'un fût avarié et d'un breòthnathair, et non le fils du maire. Je n'avais jamais vu cet immense serpent de ma vie, mais j'en avais déjà entendu parler. Son corps putréfiant laissait dans son sillage une végétation dévastée et une puanteur si intense qu'elle se percevait à une lieue de distance.

  Et pourtant, j'aurais mis ma main à couper que son parfum était toujours plus plaisant que celui de Rian en fin de soirée.

  –Eh ben putain, c'pas trop tôt ! s'exclama-t-il tandis que je déposais les chopes en retenant ma respiration. Ça fait trois heures qu'on a commandé !

  –Même pas dix minutes, répliquai-je.

  –Ouais, bah c'est dix minutes de trop. Tu crois qu'on a l'temps d'attendre 'si longtemps ? On a juste but trois pintes et l'soleil est d'jà en train de s'coucher.

  –Au cas où tu l'aurais pas remarqué, Rian, t'es pas tout seul, ici, et je suis pas ta bonne. Alors lâche-moi la grappe, j'ai d'autres clients à servir.

  En plus, lui et ses comparses étaient à des lieues d'être à seulement trois peintes. Leur nez et leurs joues rubiconds, qui rendaient leur teint pâle blafard, en étaient les premiers témoins. Seul Aodhán, le plus jeune de la bande, n'avait pas encore pris cette teinte d'ivrogne.

  Alors que j'allais partir, celui-ci m'empoigna le bras et me tira violemment vers lui. Ma hanche heurta à la table et un misérable glapissement de surprise et de douleur m'échappa.

  –Parce que tu crois qu't'as beaucoup d’commandes, leth fuil(1) ? (Ses yeux verts étincelèrent d'un mépris moqueur.) Personne veut être servi par quelqu'un comme toi, alors parle nous sur un aut’ ton et r’mercie-nous d't'avoir app'ler. On s'ra p't'être pas si ouverts, la prochaine fois.

  Alors que j'avais essayé de m'arracher de sa poigne sans le moindre succès, il me repoussa violemment en arrière. Je me cognai à la table derrière moi, qui recula sous le choc.

  –'Tain, Ali, fais gaffe ! éructèrent les clients attablés autour.

  Le sang pulsait à mes tempes. Les yeux rivés sur Aodhán, je me redressai tandis qu'un sourire satisfait soulevait ses lèvres et que ses comparses s’esclaffaient à gorge déployée. Plaçant les coudes sur la table, il posa sa joue contre son poing, la tête penchée sur le côté.

  –Et va nous chercher un truc à bouffer, tiens. T'as mis trop d'temps à arriver. On a la dalle.

  Et mon plateau dans sa gueule il allait lui donner faim ?!

  Je fis un pas vers lui, prête à le frapper avec. Un geste inconsidéré, aussi bien vis-à-vis de mon travail que de mon adversaire : si Rian ressemblait à un tonneau et la majorité des villageois à des armoires, Aodhán était un taureau. Grand, large d'épaule et de torse, et tout en muscles, il possédait une stature qui avait l’air taillé dans le roc et qui n'avait rien à voir avec la carrure naturellement trapue de norme au royaume. Par deux fois déjà, il avait été élu l'homme le plus fort de la communauté, alors qu'il n'avait que vingt-trois ans. Il allait me falloir toute la force que j'avais développé en aidant mon père à la forge, avant qu’il décède, pour que mon coup lui fasse ne serait-ce que pivoter la tête.

  –Alizarine.

  La voix profonde perça le boucan de la taverne. Frappée aussi sûrement que je voulais le faire à Aodhán, je me figeai, puis tournai la tête vers la droite. Debout au milieu des tablées, ses puissants bras croisés sur son puissants torse – le seul torse plus large que celui d'Aodhán –, Fearghus, mon patron, me fixait de ses yeux pâles et perçants. Mes ongles s'enfoncèrent dans le bois vieilli du plateau ; je serrai les dents à m'en faire mal.

  Aodhán haussa un sourcil.

  –Eh bien, leth fuil, t'es d’venue sourde ? J'tai dit d’nous chercher à bouffer.

  Il se pencha vers moi et me claqua les fesses pour me faire bouger. Mon bras parti avant que je ne réfléchisse. Il fendit l'air vers sa main, mais Aodhán l'écarta. Je le manquai de justesse. Son sourire s'agrandit.

  –Un souci ?

  –Touche moi encore et je t'arrache la main.

  Son voisin de droite ricana.

  –Tu d'vrais le r'mercier. Personne te r'touchera d'sitôt.

  –Plutôt me faire bouffer par la bête, crachai-je.

  Et avant de faire un autre geste que je regretterais à moitié ou de les entendre dire que ce serait la meilleure chose qui puisse arriver, je repris ma tournée.


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(1) Demi-sang

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