Chapitre 5 : Compréhension

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  Je marchais tellement vite que j'aurais perdu un autre type que le marche-tige. Lui, avec ses grandes guibolles, parvenait à me suivre sans aucun problème. Même s’il était toujours aussi discret, le savoir juste derrière moi, parfaitement calme, était à deux doigts de me mettre hors de moi. Après ce qu'avait dit Aodhán, je n'avais plus la tête à jouer les guides touristiques. À chaque pas, je devais lutter un peu plus contre les larmes de rage et d'impuissance qui me brûlaient les yeux.

  Vendre mon corps...

  J'avais refusé de songer à cette option. Malgré toutes les crasses et les coups que j'avais reçus depuis ma naissance, j'avais naïvement cru ne jamais avoir à en arriver là. Que quelqu'un finirait par me prendre en pitié, au moins par respect pour ma seanmhair.

  J'étais tellement trop conne !

  J'aurais dû me douter qu'il s'agirait d'une de mes seules solutions et ne pas la repousser autant. Depuis qu'Aodhán avait déchiré cette stupide illusion dans laquelle je me berçais, toutes les pensées inconscientes que j'avais nourri à ce sujet avaient envahi mon esprit et je n'arrivais pas à les refouler. J'avais dit être prête à tout pour ma seanmhair, pour me montrer digne de cette cape qu'elle m'avait offerte. Mais étais-je capable de faire ça ? À la simple idée de sentir les doigts d'Aodhán ou de n'importe quel autre villageois sur moi…

  Une vague de nausée m’enserra la gorge.

  Je ne voulais pas faire ça.

  S'il vous plaît, Lumen, ne me laissez pas en arriver là.

  –Mademoiselle ?

  Je cillai plusieurs fois pour chasser mes larmes avant de me tourner vers l'étranger et de cingler, mauvaise :

  –Quoi ?

  –Je pense que vous n'avez pas besoin de m'accompagner plus loin.

  Les sourcils froncés, je me concentrai sur notre environnement. Mon estomac se contracta. J'avais été si plongée dans mes pensées que je n'avais pas remarqué que nous avions déjà franchi le pont marquant la limite du village. Si l'asperge ne m'avait pas arrêtée, j'aurais sûrement continué à marcher jusqu'à la prochaine bourgade. Je me forçai à inspirer un bon coup pour reprendre contenance avant de lui refaire face.

  –Ouais, c'est cette route. Au trot, vous devriez atteindre Trìclachan d'ici quinze minute. L'auberge se situe sur la rue principale, donc continuez tout droit une fois là-bas. Vous la trouverez facilement.

  –Très bien. Merci beaucoup pour votre aide.

  Je haussai les épaules en marmonnant « y a pas de quoi. »

  Maintenant, partez. Que je puisse enfin être seule.

  J'en avais besoin, afin de faire le tri dans mes pensées et me reprendre. Il devait rester un peu moins d'une heure avant le couvre-feu. S'il ne partait pas tout de suite, je risquais de ne pas y arriver à temps et Seanmhair se rendrait compte que quelque chose n'allait pas à mon retour.

  Le simple fait de voir l’étranger empoigner sa selle pour remonter dessus me permit de me sentir moins oppressée. Mais alors qu'il allait se hisser, il me jeta un coup d'œil. Troublée, je le vis baisser la tête quelques secondes, lâcher son cheval, puis revenir vers moi. Il me tendit quelque chose. Une pièce. Tout mon corps se crispa.

  –Pour m'avoir servi de guide, s’expliqua-t-il.

  –Je vous ai rien demandé, cinglai-je.

  –Je sais, mais je vous ai pris votre temps. Alors...

  Ce fut très subtile, mais une pointe d'hésitation transparut dans sa voix. J'eus du mal à respirer.

  –Vous avez entendu Aodhán, compris-je. Vous... Je n'ai pas besoin de votre pitié ! Cassez-vous !

  Alors que son regard restait inexpressif, sa mâchoire se contracta.

  –Ce n'est pas de la pitié.

  –Oh vraiment ? Malgré votre maîtrise du lochcadais, vos gestes tout gracieux de danseur, votre bourse bien remplie, vos armes de qualité supérieure et l'étalon sûrement pur-race qui vous sert de monture, vous pensez vraiment que je suis trop conne pour comprendre que vous venez d'un milieu privilégié ? (Il se raidit net.) Alors je vous en prie, expliquez-moi ce que c'est, monsieur-j'ai-reçu-une-bonne-éducation-et-je-possède-des-armes-d'excellente-facture !

  Il ne répondit pas. Évoquer le milieu où il avait grandi – quel qu'il soit – avait eu bien plus d'effet que je ne l'aurais pensé : son stoïcisme vola en éclats et une vive douleur, que plus rien ne dissimulait, envahit ses yeux. Une vraie satisfaction gonfla ma poitrine. Qu’il me réponde de son ton indifférent, comme si rien ne pouvait l’atteindre parce qu’il était au-dessus de tout, alors que je venais de lui gueuler dessus et que je bouillais de l’intérieur, avait fini par me faire voir rouge. Mais enfin, il réagissait ! Enfin, il démontrait des émotions, comme n’importe qui. Et c’était grâce à moi ! Tout le monde avait essayé mais moi, j’avais réussi !

  Ça ne dura qu’un instant. Très vite, il retrouva le contrôle de ses émotions et son visage se referma. Je ne perdis pas mon sourire pour autant. Il pouvait se planquer sous des couches d’indifférence s’il voulait, je savais désormais qu’on pouvait l’atteindre et me préparais déjà à porter mon prochain coup.

  C’est alors qu’il répondit :

  –De la compréhension.

  Ces trois petits mots balayèrent toutes les réparties qui dansaient sur ma langue. Soufflée, je le dévisageai et me rendis compte qu'il n'avait pas retrouvé autant d'indifférence que je le pensais : une tension sous-jacente l'habitait encore et l'éclat douloureux n'avait pas entièrement disparu. Il était toujours là, tapi au fond de ses prunelles. J'eus soudain l'impression de me retrouver devant un miroir. Cette lueur-là, je la voyais chaque foutu jour, chaque foutue fois où je croisais mon reflet dans une foutue glace.

  –Je ne prétends pas tout savoir de votre situation ni avoir vécu la même chose, enchaîna-t-il en baissant les yeux sur la pièce, mais je sais ce que c'est, d'être rejeté par tous, de n'avoir personne pour nous tendre la main. Alors s'il vous plaît... (Son regard replongea dans le mien, aussi sûrement qu'une flèche dans sa cible.) Pour le temps que vous m'avez accordé, permettez-moi d'être cette personne.

  Ces paroles me privèrent tout bonnement de souffle. Je n'avais jamais vraiment été seule. Mes parents et ma seanmhair avaient toujours été là pour me soutenir ; ma mère, plus particulièrement, avait su ce que je ressentais, car elle aussi avait été victime de l'inimitié des Lochcadais envers l'extérieur. Elle avait beau avoir amélioré les conditions de vie de la communauté avec ses soins, elle avait toujours été « l'étrangère indésirable ». Mais ils étaient ma famille et elle, elle avait été acceptée par mon père et ma seanmhair, deux locaux. Moi, je n'avais pas eu cette chance. J'avais toujours été rejetée par les autres, n'avais jamais eu personne avec qui parler, m'amuser, me confier... Le seul à m'avoir tendu la main était Fearghus. Et à l'époque, il l'avait fait à contrecœur, à la demande de mon père. Ce garçon désirait le faire sans contrepartie et sans qu'on l'y ait poussé, car il comprenait. Il comprenait vraiment.

  Ses mots résonnèrent avec tant de force qu'une larme traîtresse m'échappa. L'étranger se recrispa aussitôt alors que je me détournais.

  –Je... Je suis vraiment désolée, mademoiselle. Je n'ai pas dit cela pour vous faire pleurer. Je...

  –Taisez-vous.

  Il obtempéra sans discuter. Le lourd silence qui s’ensuivit me fit rapidement regretter de l’avoir interrompu. Plus rien ne cachait mes reniflements bruyants. Mais le savoir témoin du pitoyable spectacle que je donnais me poussa à me reprendre plus vite. Ravalant mes larmes, je me raclais la gorge avant de parler.

  –C'est aussi pour ça que vous avez acceptez le meulage d'Aodhán ? Parce que vous avez compris que j'en ai besoin ? (Un muscle de sa mâchoire saillit sous sa peau, mais il opina.) Vous êtes conscient qu'il a déjà les pierres ? (Il acquiesça encore.) Vous êtes un idiot... Mais merci.

  Tout son grand corps tout maigre se relâcha tandis que je récupérais la pièce qu'il me tendait. Un demi-merk. Presque le prix qui l'attendait pour les flèches et les pierres et de quoi nous permettre de tenir presque un mois.

  –J'espère pour vous que vous distribuez pas des demi-merk à tous les miséreux sur votre route, parce que vous allez finir par vous ruinez.

  L'ombre d'un sourire frôla le coin de ses lèvres.

  –Non, je ne suis pas idiot à ce point.

  Je secouai la tête en faisant rouler la pièce entre mes doigts, puis ramenai mes yeux vers lui. Je ne connaissais ce marche-tige que depuis une petite demi-heure, mais maintenant que j’avais retrouvé mon calme, je commençais à me sentir étrangement bien en sa présence. Alors qu’il me surplombait d’une bonne tête, il soutenait mon regard sans me donner l’impression de me prendre de haut. Il n’y avait aucun jugement dans ses yeux, aucun mépris, aucune accusation. Mais ils n’étaient pas aussi inexpressifs que je l’avais cru jusqu’à présent. En y regardant mieux et malgré le retour de son expression impassible, je découvris, enfouie au fond de ses prunelles, toute l’intensité de son regard. Comme s’il cherchait à dépasser la barrière physique des choses pour voir ce qui se cachait derrière.

  J'aurais peut-être dû me sentir gênée d'être l'objet d'une telle attention. Et en fait, je l'étais : une sensation oppressante ne tarda pas à m'enserrer la poitrine, mais elle était en même temps étrangement agréable. Et puis, je n'avais pas envie de me détourner ; me soustraire à son regard le déroberait au mien et moi aussi, je voulais savoir qui se cachait derrière ces yeux que je fixais. Qui était ce garçon aux bonnes manières et aux gestes gracieux, mais qui possédait d’excellentes armes, effaçait sa présence et s'était reconnu dans la campagnarde que j'étais ?

  Inconsciemment, je commençai à pencher la tête sur le côté, comme si l’observer sous un autre angle pouvait me permettre d’obtenir les réponses à mes questions.

  Mais d'un coup, l'étranger se détourna.

  Ce fut si soudain qu'il fallut quelques secondes pour que mon esprit assimile ce changement, puis une poignée de plus pour que je me rende compte de la légère teinte rosé qu'avait pris ses joues.

  –Je... Je crois que je ferais bien d'y aller, balbutia-t-il. Encore merci pour votre aide, mademoiselle.

  –Euh. Aye. Bien sûr. Il fait pas bon de traîner, en ce moment.

  J'ignorais si Fearghus lui avait expliqué pour la bête, mais il hocha la tête et retourna auprès de son canasson. Je le regardai faire, les yeux plissés. Quelle mouche l'avait piqué ?

  D'un geste souple, il enfourcha sa monture, puis me jeta un coup d'œil. S'il avait retrouvé ses couleurs et air impassible, sa mâchoire se contracta encore une fois quand il remarqua que je le fixais toujours.

  –À dans trois jours, peut être, dit-il.

  J'acquiesçai.

  Au même instant, la cloche sonna.

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