Chapitre 6-1 : Alerte

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  J'eus soudain l'impression d'être plongé dans de la poix. Tout devint si lent, si lourd, que le temps lui-même sembla se suspendre. D'autres tintements tonitruants s'enchaînèrent avec une lenteur irréelle. Chacun de ces coups se réverbérait en moi et ébranlait tout mon être. Mon pouls devint lui aussi plus lent, plus fort. Si fort que mon cœur devait avoir quitté ma poitrine pour s'installer dans mes oreilles. L'air s’était mué en quelque chose de bien trop dense que je peinais à avaler. Mais en dépit du vacarme des cloches et de mon cœur, je l'entendais qui s'engouffrait dans ma bouche pour dévaler ma gorge et s'engouffrer dans mes poumons, aussi distinctement que le vent entre les arbres.

  Interdite, je me tournai vers le village.

  –Mademoiselle ?

  Non, c'était impossible. Il devait y avoir une erreur. Le soleil n'était pas encore couché. Il devait rester presque une heure avant que la nuit s'installe. Une heure avant le couvre-feu.

  –Mademoiselle ?

  Quelque chose me toucha l’épaule. Dans un sursaut, je l’écartai d’un revers de main et me retournai. L’infime froncement de sourcil qui barrait le visage de l'étranger s'accentua. Sa main gauche était étrangement levée sur le côté. La chose que j'avais repoussée.

  –Que se passe-t-il ? demanda-t-il d'une voix plus sombre. Ces coups n'annoncent pas l'heure. Ils sont trop désordonnés.

  –Non... C'est... C'est pour la bête.

  Au moment où ce mot franchit mes lèvres, le temps reprit son court. Le carillon des cloches explosa à mes oreilles dans toute sa frénésie. Une vague de panique me submergea. Mon cœur se lança dans une course folle.

  –La b...

  –Oh Lumen, le coupai-je. Nous devons nous mettre à l'abri. Tout de suite !

  Je revins sur nos pas et me précipitai vers la maison la plus proche. J'ignorai à qui elle appartenait et je ne voyais aucun mouvement à l'intérieur, mais je tambourinai à la porte. Aucune réponse. Je me rendis immédiatement à la maison voisine, mais alors que j'allais toquer, je suspendis mon geste.

  Seanmhair !

  Mademoiselle !

  Le souffle coupé, je reposai les yeux sur l'étranger. Il m'avait suivi, une main posée sur la garde de son épée, et me regardait tout en surveillant les environs.

  –Que se passe-t-il ? répéta-t-il.

  –C'est la bête, elle est là. (Je reculai d'un pas et indiquai l'habitation.) Rentrez à l'intérieur et cachez-vous. Cassez une vitre si nécessaire, mais restez pas dehors. Et rentrez aussi votre cheval. Si vous restez dehors, elle vous réduira en pièces. Je... Je reviendrai demain. Il faut que je rentre. Ma seanmhair est seule et...

  Le regard de l'asperge s'acéra autant que ses lames.

  –Où habitez-vous ?

  –À l'est, dis-je en indiquant la route d’un geste de la main.

  Il lâcha son épée pour me tendre la sienne. Je l'observai une seconde, perdue, puis la compréhension se fit. Je m'en saisis alors sans hésitation, agrippai l'avant de la selle, et il me hissa devant lui sans la moindre difficulté. L'instant d'après, nous fendions la rue au triple galop.

  Avec ses cinq-cents âmes, Beadrochaid était l'un des deux plus grands de la communauté. À pied, se rendre chez moi depuis le pont m'aurait demandé quinze minutes. Cinq en courant. Sur l'étalon de l'étranger lancée à pleine vitesse, ce trajet ne nous pris que deux minutes et il me parut déjà interminable. J’habitais si prêt de la forêt que je ne pouvais m'empêcher d'imaginer le pire. Chaque coup de cloche supplémentaire, chaque seconde s'ajoutant à notre course, chaque personne que je voyais courir se barricader chez elle ou dans la maison la plus proche nourrissait ma peur, me glaçait un peu plus de l'intérieur. Pour ce que j'en savais, la bête avait surgit dans notre jardin et démembrer Seanmhair alors qu'elle récoltait les légumes rachitiques que j'avais réussi à faire pousser.

  La maison se découpait dans la brume lorsque le cri bestial le plus terrifiant que j'avais jamais entendu supplanta la cacophonie de l'église. J'aurais été incapable de dire d'où il provenait, mais je crus mourir sur place. Contre mes flancs, les bras de l'asperge se crispèrent et je l'entendis siffler ce qui devait être un juron dans une autre langue. Si nous n'étions pas aussi proche de chez moi, il aurait sûrement poussée son cheval à galoper encore plus vite.

  En tout cas, il ne lui ordonna pas de ralentir. Il attendit le dernier moment – une fois à deux pas de la porte – pour tirer brusquement sur les rênes. Son canasson s'arrêta dans un vif hennissement et leva ses pattes avant. Le mouvement m'envoya buter contre le torse de l'étranger, mais lui ne bougea pas d'un cil. Dès que son cheval reposa les sabots au sol, il sauta de selle puis me fit descendre. Je me précipitai vers la porte en sortant la clef, mais je tremblai tant qu'elle m'échappa. L'étranger la récupéra au vol, la planta dans la serrure d'un geste sûr et me poussa à l'intérieur.

  –Seanmhair ? criai-je en me ruant vers le cellier.

  La porte s'ouvrit juste avant que je ne l'atteigne. Pour la seconde fois en moins de cinq minutes, je crus mourir, bien que ce soit cette fois de soulagement. J'eus à peine le temps de voir la surprise agrandir ses yeux que je me jetai à son cou sans chercher à retenir mes larmes.

  –Lassie ? Mais qu'est-ce tu... Par Lumen ! s'exclama-t-elle en m'empoignant pas les épaules pour me repousser, les yeux luisant d'inquiétude et de colère. Qu'est-ce qu'y t'a pris d'quitter l'auberge pour venir ? Fearghus aurait jamais dû t'laisser sor...

  –Je me moque de Fearghus ! Je pouvais pas te laisser toute seule alors que la bête...

  Le bruit d'une porte qui se ferme retentit dans mon dos, attirant l'attention de ma seanmhair. Ses yeux s'écarquillèrent et elle entrouvrit les lèvres.

  –Mo ghrian dorcha, qui...

  Me rappelant soudain la présence de l'étrange, je me retournai et le trouvai en train de fermer les différents loquets de la porte. Derrière lui, son canasson poussait du nez le pichet d'eau sur la table. Comme s'il avait senti nos regards peser sur lui, l'asperge nous désigna l'échelle menant au grenier pendant qu'il fermait le dernier verrou.

  –Vous devriez monter. Ce sera plus prudent. (Il se tourna vers nous.) Madame. (Il inclina brièvement la tête à l'adresse de ma seanmhair, puis se dirigea vers le vieux buffet.) Je vous prie de bien vouloir me pardonner pour mon cheval. Avec ce qui rôde dehors, je ne pouvais me permettre de le laisser à l'extérieur. Je vous payerai en conséquence et vous promets de remettre votre maison en état avant de partir.

  –Euh, aye, j'comprends, balbutia Seanmhair, de plus en plus perdue.

  –Merci.

  Il saisit le buffet et le tira vers la porte. Le voir tracter ce meuble pour mieux nous protéger me ramena définitivement à moi. Sans prendre le temps d’essuyer mes larmes, je conduisis ma seanmhair à l'échelle et l'aidai à monter à l'étage. Ce ne fut pas sans difficulté, mais ça ne l'empêcha pas de m'interroger sur le marche-tige dès qu'elle y mit les pieds. Je lui promis de répondre à toutes ses questions après. Il fallait d'abord que j'aide l'intéressé à barricader la maison.

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