Chapitre 7-1 : Suppositions

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  Les coups de cloches finirent par s'arrêter, mais personne n'aurait été assez fou pour sortir. Comme le reste du village, j'avais si peur de signaler notre position que j'osais à peine allumer une bougie. Le simple fait de redescendre au rez-de-chaussée pour chercher de quoi boire et grignoter me donna l'impression d'agiter les bras pour attirer l'attention de la bête.

  Malgré l'angoisse qui nous tenaient au ventre, ma seanmhair s'écroula de fatigue dès la fin du repas. J'étais en train de la border lorsque l'étranger repassa par la petite fenêtre. Il fut de nouveau si discret que si un silence sépulcral n'avait pas envahi les rues, je ne l'aurais sûrement pas entendu. Dans l'obscurité grandissante, les dernières lueurs du jour soulignaient sa mâchoire marquée et ses pommettes saillantes, découpait son grand corps tout maigre comme une lame de couteau. Il jeta un bref œil à ma seanmhair avant se tourner vers moi.

  J’eus une seconde d’absence.

  Ses yeux… avaient changé. Depuis le début, je les avais cru bruns. Que ce soit dans l’auberge, dehors ou à la forge, ils m’étaient apparu de cette couleur. Mais j’avais visiblement été trompée par la faible luminosité de cette journée de printemps brumeux et les ombres. À la flamme de la bougie, ils se révélaient bien plus troublants : ils tiraient presque sur l’ocre, un anneau sombre les bordait et un magnifique soleil marron se déployait tout autour de ses pupilles. Je n'avais jamais vu ça. Cette combinaison brun-orangé était si chaude et si limpide, malgré son regard acéré, qu'on aurait pu croire ses prunelles taillées dans l'ambre ou doté d’un feu intérieur.

  –Cette bête, de quoi s'agit-il ? Je n'ai pas réussi à la voir, depuis le toit ; la brume est trop dense.

  Encore perdue dans la contemplation de ses yeux, il me fallut une seconde pour comprendre qu'il m'avait posé une question, une autre pour revenir sur terre et une dernière pour la décortiquer.

  –Euh... (Je m'éclaircis la voix.) Personne le sait. Même si on habite près d'une forêt et d'une rivière, la communauté n’avait jamais eu d'attaque comme celles-là. On est trop loin de la mer pour craindre les selkies, il y a pas de cù-sìth dans la région, pas de loch non plus, donc pas de monstre de loch à pas réveiller. On a bien des baobhan sith, mais elles s'en prennent qu'aux chasseurs, des each uisge, mais on apprend à s'éloigner d'un cheval qui traîne tout seul avant de savoir marcher, ou encore des loups, mais quand ils sortent des bois, c'est pour le bétail, pas pour nous, et ils sont jamais aussi... violents. (Je grimaçai.) Cette bête-là, elle massacre ses proies. Et c'est pas toujours pour manger. Parfois, elle les réduit en charpie, puis elle repart dans la forêt et les laisse là, à pourrir. On avait jamais vu ça. Et encore, vu est un bien grand mot. On sait même pas à quoi elle ressemble vu que tous ceux qui on eut le malheur de la voir sont plus là pour en parler. D'après les empreintes, les griffures et morsures qu'elle laisse sur les lieux d'attaque et les corps, les chasseurs ont décrété qu’il s’agissait d’une sorte d'énorme loup, mais ils ont pas pu dire si c'était un cù-sìth descendu des Hautes-Terres ou autre chose.

  Alors que je ne pensais pas cela possible, le regard de l’asperge s'était fait de plus en plus tranchant à mesure de mon explication.

  –Les cù-sìth ne sont pas censé avoir un comportement aussi violent que celui que vous décrivez, ni tuer leur proie et les abandonner derrière eux, fit-il remarquer.

  Je plissai les yeux.

  –Vous êtes allez dans les Hautes-Terres pour vous y connaître en cù-sìth ?

  –Non, pas encore, mais je me suis renseigné sur la faune de Lochcadail avant de venir. De ce que j'ai lu, les cù-sìth sont une sorte de loup haut comme un bœuf que les Tírnaniennes employaient pour ravir des humains, avant la signature du Traité. Ils sont plus silencieux que le vent, mais elles les ont dressés de sorte qu’ils aboient trois fois avant de se mettre en chasse, afin de signaler leur présence et de laisser à leur proie une chance de s'échapper. Cela n’a pas été le cas de votre bête.

  Je haussai les épaules.

  –C'est ce qu'on dit, oui, mais ils sont toujours actifs depuis le Traité, donc ça veut dire qu’ils chassaient pas uniquement pour les fées. Quant aux aboiements... c'est sûrement du folklore. Pourquoi les fées leur auraient appris à laisser une chance à leur proie ?

  –Pour se jouer de nous, s'amuser. Aux yeux des Tírnaniennes, nous ne valons guères plus que le poupon d’une enfant. Nous ne sommes qu’un divertissement auquel elles se font une grande joie de participé lorsque nos misérables vies de mortels ne sont pas assez palpitantes à leur goût. Quel intérêt y a-t-il a chassé une proie qui ignore d'en être une ? La traquer, alors qu'elle a une conscience aiguë de courir pour sa vie, est bien plus distrayant.

  J'avais compris que ce garçon n'était pas aussi impassible qu'il le paraissait de premier abord, mais je fus surprise par l'acidité qui imprégna de plus en plus son ton à mesure qu'il décriait les Tírnaniennes et l'éclat dangereux qui s'était allumé dans ses yeux. Ces merveilleuses avaient toujours inspiré des sentiments bien contradictoires aux habitants de la Terre, de la fascination la plus malsaine à la haine viscérale. Mais depuis le Traité, signé il y a presque mille ans, ce dernier sentiment s’était tari. Même chez nous, où l'on disait que le premier portail entre la Terre et Tír na nÓg était apparu et où les Tírnaniennes avaient fait le plus de victimes, une telle animosité était rare. Même si elle ne faisait que filtrer à travers la voix de l’étranger ou luire au fond de ses prunelles, je la sentais si profondément ancré en lui que mes tripes se nouèrent. L'espace d'un instant, j'eus l'impression de me retrouver face à un autre homme. Un homme dangereux.

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