Chapitre 9 : Le fléau des dieux

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  Un verre se fracassa contre le bois, juste sous ses pieds. Dans le silence assourdissant qui s'était abattu sur nous, l'explosion détonna autant que celle d'un canon. Plus personne n'osait bouger, à peine respirer. Ceux sur lesquels les tessons de verres tombèrent pensèrent tout juste à s'en protéger.

  Un fléau des dieux... Même sur notre île isolée du continent, nous avions entendu parler des légendes associées à ces bêtes, de leur immunité à la magie et de leur puissance destructrice incomparable. Les histoires racontaient que c'étaient sous leur crocs qu'était tombé le mythique royaume de Snërvig il y a plusieurs millénaires. L'arrogance de ce peuple l'avait poussé à se détourner des paroles divines, à rejeter les déités, puis à chercher un moyen de devenir leurs égaux, d'accéder à la Cité Céleste pour les détrôner et prendre leur place, ou encore de sacrer au sein de leurs pairs un nouveau panthéon. Les dieux auraient laissé aux Snërvois une chance de se repentir, mais ces derniers ne l'auraient pas saisi et la colère divine, les fléaux des dieux, avait fini par s'abattre sur eux.

  À la fin de cette extermination punitive, les dieux avaient laissé leurs bourreaux se disperser à travers le monde au lieu de les rappeler à eux. Les fléaux aquatiques s'étaient éparpillés à travers les océans, les fléaux ailés diffusés dans le ciel, et les fléaux terrestres propagés sur le reste du continent. Dieux merci, une grande partie de leur instinct destructeur s'était endormi avec l'apaisement des divinités, mais ils ne s'étaient pas changés en agneaux non plus. Dans les pays concernés, leur présence posait problème depuis tout ce temps. Certains pensaient d'ailleurs qu'ils étaient à l'origine de la soudaine disparition de la puissante théocratie de Berritzia. Mais contrairement à Lochadail, Berritizia se situait sur le continent. Notre royaume, lui, en était séparé par au moins cinq jours de bateau.

  –Un fléau des dieux ? finit par répéter une femme.

  –Y en a pas sur nos terres, lâcha le maire.

  –Et nous n'avons pas défié Lumen, ni aucune autre déité ! renchérit Père Iain. Nous sommes de bons croyants ! Ils n’ont pas de raison de nous envoyer un fléau !

  Exactement. Si nous devions éventuellement craindre l'un de ces monstres, c'était un fléau aquatique ou un fléau ailé. Nous étions à l'abri de tout ceux venant de la terre.

  J'avais beau essayer de m'en persuader, les mots qu'avaient prononcé l'asperge, la veille, revinrent me hanter.

  « Un monstre qui ne devrait pas être dans ce pays. »

  « Vous devriez prier les dieux pour que je me trompe. »

  Une sueur froide me dévala l'échine. Pour quelle autre raison m'aurait-il dit ça, si ce n'était parce qu'un fléau se baladait dans la forêt qui bordait notre communauté ?

  Il y avait eu en plus les hurlements effroyables, qui m'avaient donné l'impression de mourir sur place.

  –Je n'ai pas dit que vous étiez de mauvais croyants, tempéra l'asperge, et je sais que la mer aurait dû vous protéger des fléaux terrestres. Et croyez-moi, je priais pour avoir tort. Cependant, les faits sont là : la violence bestiale et sans but alimentaire dont vous êtes victimes, l'attaque bien plus violente d'hier, le jour d'une double pleine lune, les griffures et les morsures que j'ai inspecté ce matin, les poils noirs que j'ai retrouvés et les empreintes de pattes qui correspondent à celles d'un loup d'au moins huit pieds de haut... Tout indique qu'il s'agit d'un fenrir.

  Un fenrir...

  Le seul nom de ce monstre me fit frémir. L'étranger n'avait pas cherché à atténuer son accent. Il l'avait prononcé comme on devait le prononcer chez lui, avec des R durs qui venaient du fond de la gorge, presque semblable aux grognements d'un animal.

  –T'as l'air bien sûr de toi, l'étranger, fit remarquer, Aodhán.

  L'asperge se tourna vers lui.

  –Comme je vous l'ai dit, je suis chasseur et là d'où je viens, les fenrirs habitent certaines forêts. Se rendre dans ces bois, sans avoir appris à reconnaître leurs traces ou distinguer leur territoire, revient à signer son arrêt de mort.

  –Donc t'sais comment t'en débarrasser ? soufflèrent en décalage plusieurs personnes, leur voix vibrantes d'espoir.

  –Et t'es d'où ? continua Aodhán.

  –Du continent.

  –Y a beaucoup d'royaumes, sur l'continent.

  Avec surprise, je vis la mâchoire du marche-tige se contracter. Vu les différents moments où il avait eu cette réaction, la veille, je l'avais pris pour un tic nerveux, mais pourquoi serait-il plus nerveux à l'idée de nous dire d'où il venait qu'à la perspective d'être conduit sur le bûcher ou à l'évocation d'un fléau des dieux ?

  –Je viens de Wiegerwäld, admit-il enfin.

  Je n'eus même pas le temps de ressentir la plus infime fierté d'avoir deviné que tous les visages se tournèrent vers moi.

  –T'es pas trop blanc ? lui demanda très sérieusement une femme en nous zieutant l'un après l'autre.

  –Un cousin d'ta mère ? m'interrogea Devan.

  –Vraiment ? soufflai-je. Tu vois un air de ressemblance entre lui et moi ?

  –Bah ch'ais pas, moi. Tu r'ssemblais pas à ton vieux.

  Je grimaçai, pouvant difficilement le contredire sur ce point, avant de leur réexpliquer la situation de ma mère : oui, elle était bien née en dans le même pays que l’asperge, mais ses parents étaient originaires de Yemi'Kanbesa et c’était pour cette raison qu’elle était noire.

  –Les locaux de Wiegerwäld sont plutôt comme lui, conclus-je. Et donc, non, on a aucun lien de famille.

  –En s'en fout d'savoir d'où y vient ou si l'est d'la famille d'la leth fuil. Si s'y connait en fléau, y sait comment les arrêter ? Pas vrai ?

  –C'est vrai, ça ! T'sais comment t'en débarrasser, étranger ?

  –Non, mais vous y croyez vraiment à c't'histoire ? R'gardez-le ! Même un gosse est plus épais qu'lui ! Et il veut nous faire croire qu'c'est un chasseur ?

  –Mais d'où y viend'rait son fen-machin ? Faut bien qu'y sorte d'qu'que part !

  –C'est p't'être lui qui l'a am'né ou un des siens. Après tout, y l’a dit qu'ce monstre v’nait d'chez lui !

  Et les éclats de voix repartirent de plus belles, accompagnés cette fois de disputes entre ceux qui croyaient l'asperge et voulaient de son aide, et ceux qui le traitaient de menteur ou le jugeaient responsable et voulaient le passer à tabacs. Dans les deux cas, ils tentaient de le faire descendre de son perchoir, mais comme de la foutue flotte, le marche-tige leur glissait entre les doigts, se déplaçant entre les poutres avec l'adresse et la souplesse d'un acrobate. Le maire essayait en vain d'arrêter ce foutoir. La main que Fearghus claqua sur le bar, aussi puissante qu'un coup de marteau heurtant une enclume, fut bien plus efficace. Toute la salle s'immobilisa avant de se tourner vers lui.

  –C'pas bientôt fini, c'bordel ? J'ai rien dit pour les deux verres, mais l'prochain qui m'pète un truc, j'lui pète les dents. Et pis, vous allez finir par l'faire tomber et j'ai pas envie d'ramasser sa cervelle à la p'tite cuillère ou d'récurer l'parquet pour enlever son sang ; ça part pas bien. (Il leva le nez au plafond.) Descends d'là, gamin. On va allez dans la réserve et causer au calme.

  L'asperge avisa la foule toujours sous tension en contrebas, puis les hommes dans le même état qui l'avaient rejoint sur les poutres. Le plus proche commença à reculer. L’étranger préféra s’engager sur la poutre qui passait au-dessus du comptoir au lieu de le suivre, puis se laissa tomber entre Fearghus et le maire. Ce dernier se dirigea sans attendre dans la réserve et le marche-tige lui emboîta le pas après un signe de mon ancien patron. Fearghus ordonna aussi à Aodhán de les accompagner et, comme il ne voulait pas me laisser seule avec le reste du village en quête de sang, il me traîna là-bas avec eux.  

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