Chapitre 10-1 : Tue-loup

5 minutes de lecture

  Lennox soumit le marche-tige à un véritable interrogatoire. Il voulait savoir son nom, son âge, s'il était vraiment un chasseur et depuis quand il chassait, l’avis d’Aodhán à ce sujet, vu qu’il avait inspecté son armement, où il se trouvait quand les attaques avaient commencé et durant le massacre de la veille, la date de son arrivée et la raison de sa présence en Lochcadail, s'il était venu seul, le temps qu'il avait prévu de passer au pays et les lieux où il avait prévu de se rendre, ce qu'il savait à propos des fenrirs et des fléaux, s’il avait une explication pour justifier la présence dans notre forêt de celui qui nous posait problème, s'il s'était déjà retrouvé face à l'un d'entre eux, s'il était possible de s'en protéger, de les tuer ou au pire de les éloigner...

  Assise sur l'un des tonneaux, une jambe repliée contre ma poitrine et le menton posé sur mon genou, j'appris donc – après avoir passé plusieurs heures en sa compagnie et bravé la mort pour regagner ma maison – que ce marche-tige s'appelait Ric Jäger, qu'il était, comme je l'avais plus ou moins estimé, seulement âgé de deux ans de plus que moi et qu’il chassait depuis ses quinze balais. Il appuya ses propos en nous montrant une broche représentant une flèche autour de laquelle s’enroulaient un étrange serpent doté d’une paire de patte et d’une tête de chat à longs crocs. La broche des chasseurs, en Wiegerwäld. Cette preuve ne signifiait malheureusement pas grand-chose à nos yeux. Contrairement aux Hautes-Terres, nous n’avions pas de chasseurs professionnels dans la région ; nous n’en n’avions pas besoin. Les forêts des Basses-Terres étaient en temps normal assez sûres pour s’y aventurer sans spécialistes. Chasser n’était d’ailleurs qu’une activité secondaire dont certains villageois se chargeaient le digealach(1), seul jour où nous étions autorisés à chasser et uniquement du petit gibier. Je n’étais même pas sûre que les vrais chasseurs des Hautes-Terres possèdaient ce genre de preuve. En tout cas, je n’en avais jamais entendu parler. Et d’après la tête des autres, je n’étais pas la seule.

  Tout reposait donc sur l’expertise d’Aodhán. Et, sans surprise, s’il reconnut que le matos de l’asperge était de bien meilleur que tout ce qu’il avait déjà vu et donc plus que convenable pour chasser, il restait sceptique à cause de son physique de marche-tige et de son âge.

  Cette méfiance ne perturba pas le moins du monde l’intéressée, qui continua à répondre aux questions de Lennox : il n'était arrivé que cinq jours plutôt, ce que nous pouvions vérifier au port Caladh air Muir, où il avait débarqué, et n'était jamais venu en Lochcadail auparavant. Il n'avait donc rien à voir avec le fenrir. Il n'en avait d'ailleurs jamais vu auparavant et soupçonnait celui dans nos bois d'avoir été introduit au pays par un lochcadais qui se l'était procuré au marché noir : en raison de leur rareté, leurs propriétés magiques ou leur dangerosité, certaines créatures, qu'elles soient merveilleuses ou non, étaient victimes de trafics illégaux.

  Et quoi de plus rare et dangereux que le reflet de la colère divine ?

  –Mais comment font les receleurs et les acheteurs pour pas s'faire buter ? s'enquit Lennox.

  –C'est bien là que se trouve le problème, releva Jäger – dieux que j'avais du mal à me faire à son nom après l'avoir appelé par des sobriquets depuis la veille. Pour qui sait s'y prendre, les petits des fléaux sont maîtrisables, mais très vite, cela devient impossible. Au bout du compte, ils finissent par être abattus ou relâchés dans la nature, quand ils ne massacrent par leurs maîtres. Dans votre cas, je pencherais pour la deuxième ou la troisième option.

  –Alors pourquoi ils continuent à être achetés ? soufflai-je, dépassée par tant de conneries.

  Comme j'avais uniquement été amenée là pour éviter de me faire lapider, le maire me lança un regard noir tandis que l'asperge – Jäger – me répondait.

  –Parce que chacun pense être meilleurs que l'autre, parce que parvenir à maîtriser une telle créature les élèverait au-dessus du commun des mortels, parce que réussir là où tous les autres ont échoué démontrerait leur supériorité ?

  Tout ça parce qu'une poignée de connards se sentaient plus péter ? Et bien évidemment, c'était les pauvres ploucs comme nous qui finissions par en subir les conséquences. J'espérais sincèrement que celui à cause de qui nous avions un fléau s'était fait bouffer. Après nous avoir foutu dans une merde pareille, il nous devait bien ça !

  –Mais c'est pas un p'tit qu'on a, fit remarquer Fearghus. T'as dit qu'le bestio y fait d'jà huit pieds.

  L'ombre d'une grimace pinça la bouche de Jäger.

  –Les adultes font au minimum quatorze pieds.

  –Ah, se contenta Fearghus, alors que le reste d'entre nous en restions sans voix.

  –Et vous auriez eu bien plus de victime.

  –Bon… Au moins, y s'ra plus facile à chopper. Non ?

  Le marche-tige opina et nous expliqua que le moyen le plus sûr de tuer un fenrir en faisant le moins de victime était d'utiliser des balistes et de la poudre noire. Les canons étaient trop imprécis ; quant aux épées, c'en servir contre ces monstres s'approchait du suicide. Leur pelage était si dense et leur peau si ferme que les abattre avec une lame ou des flèches étaient quasiment impossible, et c'était sans compter sur leur rapidité et leur violence. D'autant que les soldats ne pouvaient pas décupler leur force et leur vitesse avec une potion ou un sort, ni recevoir le soutien de mages ou de Tírnaniennes, car toute magie utilisée contre un fléau perdait son effet. Les effectifs que le laird devait demander à la reine, en plus de ces armes ? En Wiegerwäld, ils envoyaient soit une escouade d'élite soit un escadron complet.

  Et en attendant ?

  –Il faut limiter ou arrêter tout ce qui attise leur rage meurtrière. L'odeur de sang ou de la viande, en particulier.

  –Donc plus d'mises à mort et plus d'barbaque dans les repas, résuma le maire.

  –Mais on va pas bouffer qu'des légumes ! s’insurgea Aodhán. On est pas des lapins !

  –Quoi d'autre ? enchaîna Fearghus en l'ignorant.

  –Si vous avez du... de la...

  Ne trouvant visiblement pas ce qu'il voulait dire, Jäger fronça les sourcils et son regard se perdit sur le côté.

  –Désolé, je ne connais pas ce terme en lochcadais, s’excusa-t-il au bout d’une petite minute. C'est une petite plante venimeuse violette que nous appelons wolfswurz. Littéralement, ce nom signifie...

  La voix de ma mère ressurgit d’un coup.

  –La racine du loup ? le coupai-je. (Il se tourna vers moi, l’air subrepticement surpris, puis opina.) Chez nous, on appelle ça de la tue-loup. (Tous les autres me dévisagèrent comme si j’étais un monstre de foire.) Quoi ? Ma mère était médecin et wiegerwälderin, je vous rappelle. Vous savez, cette femme que vous alliez voir en pleurnichant pour le moindre bobo mais sur laquelle vous crachiez dès que c'était fini ?

  –Ali..., me mit en garde Fearghus alors que Lennox me foudroyait du regard et qu'Aodhán répliquait :

  –C'est pas plutôt toi qu’allait chialer dans ses jupes, leth fuil ? Tu sais, parce que d'jà à l'époque, personne voulait d'toi sauf elle. Quoique... Est-ce qu'elle voulait vraiment d'toi ?

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

(1) Littéralement : jour des lunes ; associé à Zirka, déesse de la nuit et de la mort. Correspond au jour du repos, équivalent au dimanche.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Asa No ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0