Chapitre 15-1 : Laine

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  J'aurais préféré ne jamais me réveiller. Pour avoir déjà été impliquée dans bien trop de bagarre, je savais que la douleur la plus intense ne survenait pas au moment du coup, mais quelques heures plus tard. Cette fois-ci n'y fit pas exception. Enfouie sous les couvertures du lit de ma seanmhair, je n'osai pas bouger, alors que je m'étais réveillée à cause d'une envie de pisser.

  J'avais l'impression d'être passée sous une charrette ; la douleur pulsait dans chaque parcelle de mon corps et le moindre mouvement me faisait gémir. Je ne voulais pas penser à ce que ça aurait été si Seanmhair ne s'était pas occupée de moi avant de m'envoyer au lit. Comme ma mère le lui avait appris, elle avait nettoyé mes plaies, m'avait induite d'onguent et donné une tisane analgésique.

  Mais surtout, je n'avais pas envie de revenir à la réalité. Lorsque je m'étais couchée, le visage d'Aodhán et la sensation de ses mains sur moi m'avaient réveillée trois fois de suite, alors que je commençais tout juste à m'endormir. Seanmhair avait fini par me filer un somnifère à base de camomille et laudanum pour que j'arrête de le voir et puisse enfin sombrer dans le sommeil.

  Je restais donc emmitouflée dans mon cocon de tissus, encore un peu brumeuse à cause du laudanum, jusqu'à ce que je ne puisse plus ignorer les protestations de ma vessie. Je les avais repoussées si longtemps que, le temps que j'arrive à sortir du lit et me traîner jusqu'aux latrines malgré mon corps hurlant de douleur, je faillis me faire dessus.

  À mon retour dans le cellier, je n'avais qu'une seule envie : retourner au lit et ne plus jamais en sortir, mais ma seanmhair m'attendait, un petit sourire aux lèvres qui ne parvenait pas à dissimuler son expression soucieuse.

  –T'as faim, lassie ? J'ai préparé du kailkenny et r'fais des bonnach imeach.

  Je n'avais pas faim du tout, mais j'opinai, ne voulant pas l'inquiéter davantage.

  J'aurais aimé m'être trompée, être réchauffée de l'intérieur par ses bons petits plats. Mais j'avais beau enchaîné les bouchées, le seul vide que la nourriture remplissait était celui de mon estomac ; même s’il ne s’était pas manifesté, je n’avais rien avalé depuis ce matin et d'ici une petite heure, l'église annoncerait le couvre-feu. Quelqu’un – sûrement Fearghus avant de partir – avait d’ailleurs déjà aidé à barricader la maison, sachant que je ne serais pas vraiment en état de m’en charger.

  Assise en face de moi, Seanmhair tricotait comme si de rien n'était. Du moins, elle essayait. Toutes les deux secondes, son regard glissait vers moi et mes mains. Nous n'avions pas vraiment discuté depuis notre retour à la maison. Elle devait attendre que j'aborde le sujet moi-même, mais le simple fait d'y songer refermait un poing autour de ma gorge. Je m’étais confiée à Jäger seulement parce que j’étais encore sous le coup de l’émotion. Et puis, contrairement à lui, ma parente ne savait pas à quel point notre situation avait été critique, que toutes les portes m’avaient été claquées au nez, que la dernière option qui m’était resté avait été de vendre mon corps… que j'y avais réfléchi. Je ne lui avais pas non plus parler du demi-merk que l'asperge m'avait remis. Qu'est-ce qu'elle penserait de moi, si je lui avouais tout ça ? Est-ce qu'elle penserait aussi qu'il m'avait achetée ? Est-ce que la fierté dans son regard s'éteindrait pour ne jamais se rallumer ? Est-ce que le dégoût et le mépris la remplacerait ?

  –Fearghus est r’passé, en début d'après-midi, lâcha-t-elle soudain. Y r'venait d'la forge. (Ma cuillère se figea à deux pouces de mes lèvres.) Quand y l'est arrivé là-bas, Aodhán était par terre avec une bosse tellement grosse qu’on dirait qu’un œuf lui a poussé sur la tête. Mais il respirait. Feargy lui a mis trois bonnes claques pour l'réveiller, pis donné une patate, pour t’avoir mise dans c’t’état. Et y lui a dit l’a prochaine fois qu’y pos’rait la main sur toi, y lui f’rais manger l’mur.

Entre la description peu flatteuse de la bosse, le sacré crochet qu’avait dû lui décoché Fearghus et sa menace sans aucune subtilité, ces informations auraient dû me faire sourire, que ce soit de mépris ou de soulagement. Dans mon état, je n’eus aucune réaction. Je n’arrivais même pas à déterminer si j’étais rassurée ou terrifié à l’idée que mon agresseur ait survécu. Aodhán ne laisserai jamais passer ce que je lui avais infligé ; d’une façon ou d’une autre, il allait chercher à se venger, mais personne ne pouvait me reprocher d’avoir son sang sur les mains. S’il ne s’était jamais relevé, je n’aurais eu plus eu à le craindre, mais la menace aurait changé de visage, elle aurait pris celui du village tout entier. Que je l’ai tué accidentellement et alors que je me défendais n’aurait rien changé, mes pairs serait venu me le faire payer. J’étais complètement coincé. Quelque soit la situation, je n’étais pas à l’abri.

  Ma seanmhair, qui me connaissait comme si elle m'avait faite, perçut tout de suite mon trouble. Ne cherchant plus à dissimuler son inquiétude, elle baissa ses aiguilles.

  –Mo ghrian dorcha... Qu'est-ce qui s'est passé ?

  –J'ai pas envie d'en discuter. Pas ce soir.

  Ses doigts s'agitèrent. Elle se tritura les ongles, se gratta la peau autour.

  –Aye, finit-elle par dire, j'comprends. D'quoi tu veux causer, alors ? Ou, tu préfères p't'être lire un d'tes bouquins ? Ou encore jouer à qu’qu'chose ? Tu veux prendre ta r'vanche aux dés ?

  Toutes ces propositions parvinrent finalement à faire naître l’ombre d’un sourire sur mes lèvres et pour la première fois depuis l'agression d'Aodhán, une pointe de chaleur réchauffa mon cœur. Ma seanmhair voulait tellement me faire plaisir que j’étais certaines qu’elle trouverait un moyen de dérocher les lunes si je le lui demandais. Comme j'étais encore en train de manger, je lui indiquai du menton son ouvrage.

  –Qu'est-ce que tu fais ?

  –Des chaussettes pour la Ùna. Avec ces neuf moutards, elle sait plus où donner d'la tête. Et vas-y qu'j'te troue tes chausses, et vas-y qu'l'ainé à b'soin d’nouveaux vêt'ments, et vas-y qui faut que j'te nettoie les couvertures d’l'avant dernier parce qu'il a fait au lit ; et v'là qu'la benjamine a la chiasse et qui faut changer et laver ses langes toutes les deux s'condes. La pauv' femme... Elle sort presque plus d'chez elle. Et tu d'vrais voir sa tête.... J'sais pas comment elle fait. Trois, ça m'a suffi.

  –Trois ? répétai-je. T'as pas eu qu'dadaich(1) et uncail(2) Keith ?

  Elle en avait en réalité eu le triple, mais parmi les quatre autres, deux étaient mort-nés et les deux autres n'avaient pas vécu assez longtemps pour fêter leur deuxième printemps. Comme elle n'avait pas eu le temps de les élever, elle les prenait rarement en compte lorsqu'elle évoquait ses enfants et les désignait encore moins comme tel. Ces quatre-là, ils étaient ses petites étoiles. Avant la mise en place du couvre-feu, tous les soirs, à l’heure du crépuscule, elle sortait ou se postait à la fenêtre afin d’observer le royaume de Zirka se répandre dans le ciel dans l’espoir de les voir scintiller depuis les cieux.

  Mais même en les incluant, ça ne collait toujours pas.

  –Aye, en même temps, j'ai eu qu'ces deux-là. Pis les dieux y s'sont dit : tiens, la vielle Seòlta, elle s'rait pas un peu trop tranquille, là ? Elle a eu qu'deux gosses, en plus. On d'vrait lui en r'fourguer un dernier. Je sais pas si voulaient m'emmerder ou m'faire un dernier cadeau, mais si voulaient m'emmerder, c'est raté. Parce que cette wee ghrian dorcha(3) qui m'ont donné, c'est mo ghrian dorcha. Y pourrait m'proposer d'l'échanger avec une wee(4) princesse que j'le f'rais pas. Même si cette ghrian dorcha tricote comme ses pieds.

  –Hé ! m'insurgeai-je malgré mon vrai sourire. Je me suis améliorée.

  –Oh vraiment ? susurra-t-elle d'un ton espiègle et les yeux plissés de malice. Et si tu v'nais m'montrer ça ?




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(1) Papa

(2) Oncle

(3) Petit soleil sombre

(4) Petit

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