Chapitre 15-2 : Laine

5 minutes de lecture

  Du bout des doigts, elle secoua son ouvrage devant moi. Je finis en vitesse mon assiette, puis tentai d’attraper le tricot. Elle l'écarta hors de ma portée avant de me faire signe de la rejoindre. Je m'exécutai et me retrouvai bientôt assise sur son giron. C'était ridicule. J'avais atteint sa taille il y a trois ans et comme j'avais continué à grandir et elle, à se tasser, je la dépassais désormais d'une tête. Et pourtant, je ne m'étais pas sentis aussi bien depuis des années. À moitié pliée sur ses genoux, entourée de ses bras et la tête posée contre la sienne, j'avais l'impression d'être retourné dans le passé. Je n'avais plus à songer au problème d'argent, à la bête, à la tentative de viol d’Aodhán. Ma seule préoccupation était de maîtriser ces deux aiguilles reliées par un fil jaune, comme ma seanmhair me l'avait montré.

  Et, comme autrefois, ce fut un massacre. En l'espace de quatre rangées, j'avais réussi à perdre neuf mailles et en créer cinq. De légères secousses agitèrent mon dos. Je coulai un regard faussement vexé à Seanmhair, qui laissa finalement échapper son rire.

  –Oh, lassie... T'as raison. Tu t'es améliorée. Juste dans l'mauvais sens.

  Je lui donnais un coup de coude. Souriant de toutes ses dents, elle me serra contre elle et déposa un baiser sur ma joue, avant de me reprendre le tricot. Elle défit les rangées que j'avais faites, me rendis les aiguilles, puis, sous sa direction, je recommençai. Une rangée correcte se forma enfin entre mes doigts. Puis une autre. Puis encore une autre.

  À la fin de la cinquième, je levai l'ouvrage au niveau des yeux de ma seanmhair, afin qu'elle puisse mieux le voir. Le regard luisant de fierté, elle m'encouragea à continuer. En temps normal, j'aurais refusé. Je donnais tellement l'impression de tricoter avec les pieds que je n'aimais pas ça. Cependant, pour une fois, je n'aurais arrêté pour rien au monde. Je voulais juste rester cette petite-fille blottie contre sa seanmhair. Et visiblement, Seanmhair en avait aussi besoin. Alors que je pesais mon poids pour ses pauvres genoux, elle gardait ses bras autour de moi, son menton au creux de mon épaule, et ne me demanda pas une fois de descendre. Le murmure de l'aiguille glissant sur sa jumelle, le crépitement du feu dans la cheminée, la tendre étreinte de Seanmhair, sa voix aimante qui me corrigeait ou me guidait, ses fredonnements auxquelles j'ajoutais les miens... Nous étions dans notre bulle et même le carillon annonçant le couvre-feu ou la fin du tricot ne nous ramena pas à la réalité. La chaussette terminée, je m'attaquai simplement à la seconde, ce qui nous valut un nouveau fou rire. Mon montage de mailles était absolument catastrophique. Alors, comme précédemment, ma seanmhair mêla ses doigts noueux aux miens et me réexpliqua avec bienveillance et patience comment faire.

  J'avais presque atteint le talon lorsque je sentis sa tête s'appuyer pesamment contre mon épaule. Il était encore tôt, mais nous avions passé depuis une bonne heure celle où elle se couchait. La connaissant, elle allait essayer de lutter contre le sommeil tant qu'elle penserait que j'avais besoin de rester ici, avec elle. Alors, après avoir fini ma rangée, je posai le tricot sur la table, puis lui demandai si je pouvais dormir avec elle. Une vague d'énergie ralluma ses yeux à cette proposition.

  –Rien m'f'rait plus plaisir, mo ghrian dorcha. Va t'changer et chercher ton oreiller. J't'attends ici.

  –Tu t'endors pas, hein ?

  –Aye, aye. C'est promis.

  Elle appuya ces mots d'un baiser sur le front, puis m'intima de descendre d'un mouvement des genoux. Les élancements qui pulsaient dans ma chair se rappelèrent à moi dès que je me mis à marcher, fissurant la bulle dans laquelle Seanmhair et moi nous trouvions toujours. Les fêlures se rebouchaient pour se reformer comme je luttais pour les ignorer pendant mon ascension jusqu'à ma chambre. Je n'en avais que pour deux minutes. Je pouvais tenir.

  Un brusque frisson me secoua à l'ouverture de la trappe, occultant momentanément ma douleur. J'avais ouvert la fenêtre pour aérer pendant que je sortais. Sauf que mon agression avait chamboulé mes plans et cette fenêtre ouverte m’était complètement sortie de la tête. Fearghus avait-il oublié de monter calfeutrer le grenier ou l’échelle avait menacé de craquer sous son poids ? Quoi qu’il en soit, si je ne l’avais pas déjà fait, j’aurais demandé à ma seanmhair de dormir avec elle. Il faisait un froid de canard, ici !

  Grelottante, je m'empressai d'aller clore la fenêtre et de les barricader, elle et sa jumelle.

  Mais avant même d'atteindre le milieu de la pièce, je m'arrêtai.

  La température n'était pas la seule chose à s'être infiltrée dans la pièce. Le vent avait aussi profité de l'ouverture pour se glisser à l'intérieur, entraînant dans son sillage tout un tas d'odeurs : celle du brouillard, celle de l'herbe et de la terre humide, celle de la forêt au bout du jardin, celle des champs de l'autre côté du village...

  Ainsi qu'une forte odeur métallique.

  Mon cœur eut un soubresaut alors que cette senteur réveillait un goût que j'avais eu en bouche, pas plus tard que ce matin-là. Je me précipitai vers la fenêtre, puis scrutai le jardin. Rien. La brume et le crépuscule bien avancé ne m'offrait pas une bonne visibilité, mais aussi loin que mon regard portait, rien ne sortait de l’ordinaire.

  Puis je baissai les yeux, me penchai légèrement par-dessus le rebord de la fenêtre

  Deux formes immobiles gisaient juste devant la maison.

  Les deux moitiés d'un mouton.

  Un violent tremblement qui n'avait plus rien à voir avec la température m'arracha à cette vision. Je titubai en arrière ; mon attention se reporta sur la forêt, à peine visible à travers le brouillard.

  –Sean... Seanmhair ?

  Le filet de voix qui franchit mes lèvres fut si faible que je faillis ne pas l'entendre moi-même. L'air ne parvenait plus jusqu'à mes poumons ; j'avais beau me forcer à inspirer, c'était inutile. Je me noyais à l'air libre. Les yeux toujours rivés sur les bois, je réessayais malgré tout d'appeler ma seanmhair.

  Ils apparurent à ma troisième tentative.

  Émergeant de la forme sombre que la forêt découpait dans la brume, comme si l'esprit du bois se réveillait, deux yeux rouge sang s'ouvrirent.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Asa No ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0