Chapitre 26-2 : M

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  À mesure que je lui rappelai son funeste plan, son visage devenait de plus en plus blanc, tandis que mon animosité se décuplait. Ma prise se raffermit sur le couteau. Il suffisait que je presse un tout petit peu la lame et...

  –Je pourrai le faire, sifflai-je. Là. Tout de suite. Ce serait tellement facile et les dieux savent à quel point je veux te faire souffrir... Perdre toute sa famille... As-tu la moindre idée de ce que ça fait ? Ce gouffre sans fond qui se crée dans ta poitrine... Cette désolation qui t'engloutit... L'impression d'être mort tout en étant encore en vie... Le désir d'en finir pour être réuni avec les siens et ne plus éprouver cette solitude dévastatrice... (Un frisson de terreur la traversa.) Je devrais le faire, pour te faire comprendre ce que je ressens. Mais je suis pas comme toi ; je suis pas un monstre qui s'en prend aux innocents. Et tes gosses, ils ont rien à voir avec le meurtre de ma seanmhair. Je les ai juste endormis.

  Tout son corps se relâcha dans une brusque expiration.

  –Oh... Oh Lu...

  –J'éviterai d'invoquer les dieux à ta place, cinglai-je. Chaque souffle que vous prenez, chaque battement qui propulse votre sang, chaque seconde supplémentaire que vous vivez depuis que j’ai mis les pieds dans ta baraque, chaque aube, chaque crépuscule, chaque années qui vous connaîtrez après cette nuit ? C'est à moi que vous le devez et devrez. Ni à Lumen, ni à Zirka. Moi. Car j'ai décidé de vous épargner et je pourrais très bien revenir sur ma décision. C'est clair ? Donne-moi une raison, une seule raison de me raviser, et je te précipiterai dans le Brasier avant même que tu comprennes ton erreur.

  Luned osa à peine hocher la tête. Toute trace de soulagement avait disparu de son regard et je la sentais de nouveau trembler à travers la lame.

  –Bien.

  Avec difficulté, je retirai mon arme de sa gorge et me relevai. Une inspiration tremblotante échappa à Luned. Je m'éloignai d'elle.

  –Que... Qu'est-ce t'entends par « raisons » ? balbutia mon ancienne collègue alors que je saisissais les maniques posées sur le manteau de la cheminée.

  –Jeter des cailloux sur les étrangers ou les métis, leur cracher dessus, les traiter comme des moins que rien, orchestrer leur mort, même en pensée...

  Je l'entendis déglutir avec difficulté.

  –D'a... d'accord. C'est promis. J'frais plus rien d'tout ça. Tu peux me détacher.

  –Non, pas encore.

  –Quoi ?

  –On en a pas fini, toutes les deux.

  –Fini ? Que... Qu'est-ce qu'on a à finir ? T'as dit...

  –J'ai dit que j'allais pas vous buter et que t'as intérêt à pas me donner envie de revenir là-dessus, c'est tout. (Je fronçai les sourcils.) Me dis pas que tu croyais que t'allais t'en sortir à s'y bon compte ?

  Ses traits se tordirent de rage.

  –Espèce de... (Je haussai un sourcil et elle ravala ses mots en vitesse.) Qu'est-ce... Qu'est-ce tu...

  –Je vais faire en sorte que le monde sache qui se cache derrière ton joli petit minois. Tes enfants, ton mari, l'ensemble du village, même les voyageurs. Quand j'en aurais fini, il suffira d'un seul coup d’œil dans ta direction pour savoir que tu n'es qu'une meurtrière qui mériterait d'être pendue pour ses crimes.

  Son expression se fit soucieuse, mais elle n'avait pas l'air de voir de quoi je parlais. Elle sembla encore plus perdue lorsque je m'accroupis devant le foyer. J'en tirai le tisonnier, dont j'avais enfoncé la pointe au cœur des braises. Elle n'avait peut-être pas viré au blanc, comme elle l'aurait fait dans le four de la forge, mais un léger rougeoiement lumineux commençait à se dégager du métal. C'était plus que suffisant. Aussi bien pour ce que j'avais à faire que pour attirer l'attention de Luned, lorsque je lui refis face. Malgré la faible luminosité, je vis son visage se vider de toute couleur.

  –Tu sais ce qu'on inflige au meurtrier, dès qu'ils sont reconnus coupable ? Tu sais, pour les reconnaître à coup sûr, au cas où ils parviendraient à s'échapper avant la corde ?

  L'horreur la plus totale la défigura.

  –Non ! NON ! Fais pas ça ! Pitié !

  –Je fais déjà preuve de pitié, assurai-je.

  –Non ! Muir ! Fife ! Neil !

  Alors qu'elle s'égosillait, je reposai le tisonnier dans les flammes et revins à ses côtés. Elle chercha à s'éloigner malgré les liens, tout en continuant à appeler à l'aide. Avant qu'elle ne rameute tout le village, je m'empressais de ressortir fiole de laudanum, de vider la fin sur le torchon, de m'asseoir derrière sa tête et de l'immobiliser avec mes jambes. Ses cris transformèrent en hurlement de porc qu'on égorge.

  –Salope ! Je vais te buter ! Je vais te...

  Je plaquai le tissu sur son visage. Elle se mit à se débattre si férocement que la table en trembla et que je dus lutter pour maintenir le torchon devant ses voies respiratoire. Mais elle eut beau faire, les effluves du laudanum finirent par avoir raison d'elle. Avant qu’elle ne perde définitivement connaissance, je versais tout le contenu d’une seconde fiole dans sa bouche. Par réflexe, elle avala. Au bout de quelques secondes, tout son corps se relâcha et une odeur de pisse s’éleva.

  Sans plus de cérémonie, je me relevai, laissant sa tête retomber lourdement sur le plancher, récupérai le tisonnier et apposai la pointe sur son front. Un sifflement digne d'une côtelette qu'on jette dans une poêle chaude et une odeur de cochon grillé irritèrent immédiatement mes sens. Toute personne normalement constituée s'en serait tenu là, horrifiée par ce son et ce fumet, horrifiée par le morceau de chair qui resta coller au métal lorsque je redressai mon instrument, horrifiée par l'affreuse brûlure qu'il laissa derrière lui. Mais quelque chose en moi devait s'être brisé, car je poursuivis d'une main ferme, appliquant mon tisonnier sur son front, encore et encore. Jusqu'à ce qu'à ce que cinq segments soient gravés à jamais dans sa chair.

  Alors seulement, mes doigts relâchèrent le tisonnier et je me redressais, afin d'admirer mon œuvre.

  Un M traversé par une barre horizontale.

  Le M des marbhaiche.

  Le M des meurtriers.

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