Chapitre 28-1 : Perspectives

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  J'ignore combien de temps je passais au cimetière. Fearghus m'avait laissé seule pour s'occuper de Muir et s'assurer qu'il ne rentrerait pas tout de suite chez lui. J'étais restée par terre, après son départ, ses mots tournant en boucle dans mon esprit. À un moment donné, mon attention avait dérivé vers la stèle. Je l'avais fixée, notant inconsciemment les moindres détails : le grain de la pierre, la courbure qui redescendait plus vite à gauche qu'à droite, les aspérités sur la face avant, la gravure moins profonde de la date de mort comparée à la date de naissance et au nom, comme si Ishbel avait eu du mal à l'inscrire... Puis, avant de me rendre compte de mes propres gestes, j'avais fini par me lever, contourner la passerelle de terre et poser le torchon sur la pierre.

  Comme je l'avais dit à Fearghus, elle n'avait vraiment pas besoin d'être nettoyée. Elle n'aurait pas dû me prendre plus de trente secondes. Pourtant, après avoir réalisé ce que je faisais et eu un moment de recul, je m'étais forcée à la frotter. Très vite, un souvenir de Seanmhair me surveillant pendant mes tâches s'était imposé à moi. Mes gestes s'étaient alors faits plus doux, plus soignées, presque révérencieux ; le moindre recoin, la moindre aspérité avait eu droit à mon attention. Et à chaque coup de torchons, la douleur qui m'avait terrassée chez Luned avait reflué, remplacé par une tendre mélancolie. À chaque coup de torchon, mes larmes s'étaient taries, jusqu'à ce que plus une seule ne dévale mes joues. J'avais fini par astiquer la stèle simplement parce que je me sentais mieux en le faisant, parce que je me sentais proche d'elle et je craignais de souffrir de nouveau si j'arrêtais.

  Lorsque je m'y étais obligée, consciente malgré tout que le temps passait, une vague de désespoir s'était aussitôt fait sentir, avant de se résorber, ne faisant que nourrir la profonde mélancolie qui s'était installé en moi au lieu de me submergée.

  –Je vais essayer, lui avais-je alors promis en serrant la pierre.

  Puis j'avais nettoyé celles de mes parents, cherché quelques fleurs pour les déposer sur leurs tombes et j'étais partie.

  Je compris que plusieurs heures s'étaient écoulées depuis que j'étais partie pour tuer Luned en arrivant à l'auberge. Le bâtiment était pratiquement plongé dans l'obscurité. Seul l'avant de la salle était encore protégé des ténèbres par un faible halo orange. Comme un papillon attiré par l'éclat d'une flamme, un soldat se tenait debout devant la fenêtre, son regard tourné vers la zone lumineuse. Nous nous accordâmes mutuellement à peine un coup d'œil lorsque je passais à sa hauteur pour rentrer. L'objet de son attention se dévoila avec l'ouverture de la porte : installé de part et d'autre du comptoir, Fearghus et Jäger s'affrontaient aux cartes, leur jeu tout juste éclairé par l'unique bougie allumée entre eux. Le chasseur fut le plus prompt à se tourner vers moi et ses épaules s'abaissèrent imperceptiblement, mais Fearghus fut le premier à s'exprimer.

  –Tu vois, gamin, j't'avais dit qu'on avait pas b'soin d'la chercher. (Il s'appuya au comptoir.) Alors, comment tu t'sens ?

  –Un peu mieux, même si c'est toujours pas la joie.

  Il balaya ma précision d'un geste de la main.

  –L'but, c'était pas qu'tu t'mettes à sautiller partout – ça aurait été flippant, d'ailleurs. Non, l'but c'était qu't'arrête de raconter ces conneries comme quoi t'en pouvais plus et qu'tu voulais rejoindre tes vieux. Et maintenant qu'c'est fait, va t'changer avant d'attraper la crève, pis vins poser ton cul ici. T'as b'soin d'bouffer et d'boire avant de partir.

  Il ne prononça pas ces trois derniers mots, mais le léger affaiblissement de son ton et dans l'éclat de ses yeux les formula aussi sûrement que s'il les avait exprimés. Je les sentis alourdir l'air, s'enrouler autour de ma gorge. Moi qui avais toujours pensé que je quitterais le village en les envoyant tous chier, je me sentais soudain angoissée à cette idée. Même attristée. C'était ici que j'étais née, que j'avais passé toute ma vie. Ma mère m'avait peut-être raconté bien des choses sur ses voyages, le monde en dehors de ce trou paumé, je ne connaissais rien d'autre. C'était également là que ma famille reposait et j'ignorais si je pourrais un jour revenir sur leur tombe après mon départ. Il y avait aussi Fearghus. Au cours de ses derniers jours, il s'était comporté comme un père de substitution. Une fois sur la route, je ne pourrais plus compter sur lui. Sur sa bienveillance rude, mais réconfortante, familière... Finalement, face aux bons côtés de cette bourgade, les mauvais se retrouvaient relégués au second plan.

  Mais je savais que c’était ma seule option. Puisque je ne comptais plus précipiter mon arrivée aux Jardins, je ne pouvais pas rester au village. Pas après ce que j'avais fait à Luned. Je ne savais pas quel genre de peine était réservé aux mutilateurs et je n'avais aucune envie de le découvrir. Alors je pris sur moi, levai la tête et me dirigeai vers les escaliers. Je l'avais presque atteint lorsque je repérai une silhouette avachie sur une table, au fond de la salle. Muir. Est-ce que Fearghus l'avait fait boire jusqu'à ce qu'il s'effondre ou avait-il ajouté un petit supplément dans sa boisson ?

  Arrivée au palier, je fronçai les sourcils. Un soldat était stationné dans le couloir, là où la rambarde de la coursive laissait place au mur. À l'instar de son collègue à l'extérieur, toute son attention était rivée sur Fearghus et Jäger et ce fut à peine s'il me zieuta. Je fis comme si de rien n'était, mais dès que j'eus refermé la porte de la chambre, je me ruai vers la fenêtre. Je dus me hisser sur la pointe des pieds afin de trouver ce que je cherchais sans ouvrir la croisée. C’était même pire que je le craignais : presque collé à la façade de l'auberge se tenait non pas un, mais deux autres militaires. Mon estomac se contracta. Y en avait-il encore d'autres qui patrouillaient, quelque part dans l'auberge ou aux alentours ? Je savais que les renforts se méfiaient toujours de Jäger, mais ils semblaient particulièrement vigilants ce soir. Fuir s’annonçait plus compliqué que prévu.

  Mais une chose après l'autre. D'abord : enfiler des vêtements secs.

  Me changer se révéla être une véritable torture. Si ma peine s'était un tant soit peu apaisé, tout mon corps n'était plus que douleur. Je la sentais pulser jusqu'à la racine de mes cheveux. Des sifflements et grimaces qui n'arrangeaient rien m'échappèrent tout du long ; lacer mon corsage me fit tellement mal que je finis par le laisser à moitié ouvert. Je n'étais vraiment pas en état de partir. Un jour ou deux... ou plutôt une semaine ou deux n'auraient pas été de trop pour que je me remette physiquement. Au moins, j'allais voyager léger : mon bagage se résumait au sac en toile de jute que m'avait rapporté Fearghus. Lorsque j'eus fini de m'habiller, je remis toutes les affaires que j'avais sorti ce matin à l'intérieur, excepté la cape rouge que Fearghus avait remonté, et posai le tout à côté de la porte. Je ne pouvais décemment pas sortir, prête à partir, avec le soldat dans le couloir.

  En me voyant revenir à moitié débraillée, Jäger fit son Jäger : il écarquilla les yeux en rougissant, se détourna en vitesse et se concentra sur le jeu de cartes posé sur le comptoir. Fearghus, qui en avait vu d'autres, posa l'assiette pleine qu'il avait en main à côté d'une choppe toute aussi pleine qui m’attendait déjà sur le comptoir, et vint à ma rencontre. Après en avoir fini avec mon laçage et mon earsaid, il me donna un flacon de laudanum, que je vidai d'une traite. Un profond soulagement m'envahit. La douleur ne disparut pas d'un coup, ni entièrement, mais elle devint peu à peu supportable. Assez pour que je me hisse sur un tabouret à côté du chasseur et soulève mon bock sans souffrir.

  –Bon, t'as d'jà réfléchi à c'que tu veux faire ? me demanda Fearghus dans un murmure à peine audible lorsque j'entamai ma soupe.

  Je dus me retenir pour ne pas jeter un coup d'œil vers le soldat à l'étage et secouai la tête.

  –L'idéal serait une ville avec une communauté de Noirs. Histoire que je me fonde dans la masse. Mais...

  La bouche de Fearghus s'incurva vers le bas.

  –Mais vous courrez pas les rues, même en ville. Pis ta gueule arrange rien.

  Je poussai un soupir.

  À qui le disait-il...

  –On en a discuté avec l'gamin en attendant qu'tu rentres. Y a qu'une seule ville où y'a assez d'Noirs pour qu'tu r'ssortes pas du lot : Sruthteth. C'pas une grande grande ville, mais c'est là-bas qu'arrivent les bateaux d’Ilẹgusu, donc y a toujours plein d'marchants qui circulent.

  –Mais comme c'est la seule ville où je pourrais me fondre dans la masse, les autorités risquent de concentrer leurs efforts dessus, fis-je remarquer.

  –Aye, c'est l'problème. Qu't'ailles là-bas, qu't'ailles dans une aut'ville ou un aut' village, ou qu'tu restes sur la route, tu d'vras t'planquer.

  Que de réjouissantes perspectives, en résumé... Mais ça n'était pas vraiment surprenant. Si la cavale offrait de bonnes opportunités, nous serions plus nombreux à nous engager sur cette voie.

  La soupe, déjà à moitié fade sur ma langue, se mit à peser lourdement sur mon estomac. C'était donc ça, la vie que j'avais accepté de vivre au lieu de rejoindre ma famille ?

  –En gros, si tu restes au pays, t'auras pas d'vie, conclut Fearghus, comme s'il avait lu dans mes pensées.

  Je hochai distraitement de la tête avant de me figer. Je levai les yeux vers Fearghus, les tournai vers Jäger qui n'avait toujours pas prononcé un mot depuis mon arrivée et se contentait de manipuler les cartes entre ses longs doigts, comme si nous n'étions pas là, avant de revenir vers Fearghus.

  –Vous voulez que je quitte le Lochcadais ?

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