Chapitre 29-1 : Fuite

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  En quelques battements, les hurlements des hommes-bêtes s'éteignirent et l'obscurité brumeuse se referma sur nous. J'eus brièvement l'impression d'avoir été jetée dans le néant. À part la cavalcade du pégard, il n'y avait plus aucun bruit. En dehors de Jäger dans mon dos et de notre monture, il n'y avait plus personne. Hormis les ténèbres tout autour de nous, il n'y avait plus rien. Nous étions les seuls êtres au cœur de ce vide sans fond.

  Puis d'un coup, la réalité nous rattrapa : le coin d'une maison apparut devant nous et un coup de tonnerre retentit dans notre dos.

  Non, pas un coup de tonnerre : le grondement de plusieurs dizaines de sabots frappant le sol.

  Mon pouls toujours fou s'emballa encore plus. Je n'avais aucune idée d'où nous étions. Je n'avais aucune idée d'où nous allions. L'image cauchemardesque de la foule hantait encore mon esprit. L'étalon allait si vite que j'avais du mal à rester en selle. Chaque secousse déclenchait un élancement dans mes blessures malgré le laudanum. De la boue m'éclaboussait le visage. Jäger n'arrêtait pas de nous faire changer de direction, manquant de me désarçonner à chaque croisement. Derrière nous, la course des soldats diminuait à peine. Et encore, diminuer n'était pas tout à fait exact : elle semblait se déployer tout autour de nous. Avaient-ils perdu notre trace à causes de nos changements de directions incessants ? Voulaient-ils se rendre aux sorties du village pour nous empêcher de partir ? Essayaient-ils de nous prendre en tenaille ?

  Alors que je lorgnais à droite et à gauche, tentant de percer l'obscurité, le pégard fit une brusque embardée. Un cri se coinça dans ma gorge, me donnant toute la possibilité d'entendre le sifflement qui passa à côté de mon oreille.

  Oh mes dieux !

  Une autre flèche fendit l'air non loin, accompagnée d'un puissant « Ils sont là ! ».

  –Jä...

  Le pégard chancela. Je ravalai son nom dans un hoquet alors que l'intéressé tirait les rênes dans un juron. Il parvint à redresser notre monture mais elle ne retrouva pas son rythme. C'était comme si nous venions de débouler dans un marécage et que la vase s'accrochait à ses jambes.

  –Allez Blitz..., l'encouragea Jäger.

  Contre mes cuisses, je sentais le pégard tirer sur ses muscles, chercher à accélérer. En vain. À chaque pas supplémentaire, sa course ralentissait tandis que celle de nos poursuivant se rapprochait.

  –Qu'est-ce qu'il a ? paniquai-je.

  –La magesse, grogna Jäger.

  Assurant sa prise sur la bride, il récupéra un poignard et s'entailla la main.

  Mais que...

  Il transféra les rênes dans sa main intacte et plaqua sa paume ensanglantée sur l'avant de la selle. Un halo rouge filtra entre ses doigts, accompagné d'un crépitement, puis les liens magiques qui retenaient Blitz se rompirent : toute la résistance qui s'opposait à lui céda et il partit comme une flèche. J'avais beau me ternir, cette violente accélération m'envoya buter contre Jäger et me coupa le souffle. Les larmes me virent aux yeux. Les maisons à peine visibles dans la brume devinrent complètement floues.

  Et avant que je comprenne ce qu'il s'était passé, nous surgîmes hors de la rue et une ombre monumentale se dessina devant nous : la forêt.

  –Jäger....

  Nous plongeâmes droit dedans. Certaine que nous allions nous manger un tronc, une branche, ou une racine, je fermai les yeux et me crispai, prête à l'impact.

  Il n'y en eu aucun.

  La canopée filtrait l’éclat des lunes et rendait l’obscurité encore plus sombre, des ramilles me cinglaient les cuisses et la course de Blitz n'était plus aussi équilibrée à cause des innombrables obstacles qui jonchaient le sol. Mais il ne trébuchait pas, ne se heurtait pas plus à un arbre ou un buisson. À l'instar de son propriétaire et malgré sa vitesse, il évoluait dans le bois avec fluidité, comme s'il était né ici, ne faisait qu'un avec lui.

  Ce n'était pas le cas de nos poursuivants. Certains nous avaient suivi mais à chaque foulée supplémentaire, le grondement de leur cavalcade et leurs cris faiblissaient. J'entendis le sifflement de quelques flèches, quelqu'un hurler d'aller chercher la magesse. La panique m'étrangla à cet appel. Nous devions sortir. Tout de suite ! Tous les arbres qui nous entouraient étaient autant d'armes dont elle pouvait se servir contre nous ! Jäger ne pouvait pas l'ignorer !

  Pourtant, au lieu de faire demi-tour pour regagner la civilisation, il continua de s'enfoncer dans le bois. Mon souffle devint si haletant que la tête commença à me tourner.

  Elle va nous attraper, elle va nous attraper, elle va nous attraper....

  Après un moment qui me sembla duré une seconde mais aussi une éternité, ce que je craignais arriva : un frisson anormal agita la végétation. Des branches se mirent à bouger, la terre à se soulever comme des racines en crevaient la surface, l'odeur d'humus augmenta, saturant nos sens. La poigne de Jäger se resserra sur les rênes, faisant grincer le cuir, mais il ne changea toujours pas de trajectoire, ne ralentit pas davantage et ne pressa pas non plus l'allure. Il se contenta de maintenir notre cap, le cœur battant plus vite contre mon dos.

  –Jäger...

  Une branche se tendit sur notre route, nous frôla. La forêt tout entière se figea à ce contact, puis buissons, frondaison, racine, toute la végétation dont nous étions à la portée se... tourna vers nous.

  –Jäger !

  Le cuir grinça encore, puis le bois plongea sur nous.

  Pour se stopper aussi sec.

  Pétrifiée, hébétée, je dévisageai la flore qui nous entourait. Elle frissonnait de toutes parts, de vifs à-coups agitaient ses innombrables membres, faisant grincer son bois et bruisser ses feuillages... Comme si elle se retenait, luttait pour ne pas poursuivre son attaque.

  Dans mon dos, Jäger se détendit.

  –Merci, souffla-t-il.

  –Une promesse a été faite et respectée.

  –Une dette devait être payée.

  –Pour notre domaine.

  –Et la dette est maintenant payée.

  –Fils de Lumen.

  –Tueur de fléau.

  –Sauveur de nos terres.

  Et sur ces mots, venus de partout et de nulle part à la fois, l'emprise magique sur la forêt se brisa. Cette dernière retrouva son état normal et les derniers bruits de nos poursuivants s'éteignirent dans la nuit.

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