Chapitre 29-4 : Fuite

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  Après une journée et demie de lourds nuages ou de simple averse, un vrai déluge finit par s'abattre sur nous. Notre visibilité s'en retrouva réduite à une dizaine de yards. Le vent soulevait nos capes, repoussait nos capuches, soufflait la pluie dans notre direction. En quelques minutes, nous fûmes trempés jusqu'aux os en dépit de nos manteaux en loden. Je dus prendre sur moi pour contenir mes tremblements et garder les yeux ouverts, alors que j'avais l'impression qu’un millier d’épingles de glace me transperçaient à chaque bourrasque. Pris aussi de frisson, Jäger maintint malgré tout l'allure de Blitz. De la gadoue se mit à gicler tout autour de nous ; la route se muait en véritable bain de boue. Mais ça n'arrêta toujours pas Jäger. Le pégard continua à galoper, jusqu'à ce que le terrain devienne trop glissant. Alors, seulement, le chasseur se décida à le ramener au pas et à nous chercher un abri, le temps que le déluge passe.

  Mais le déluge ne passa pas.

  Nous attendîmes une petite heure avant que Jäger ne décide de reprendre la route. Même s'ils avançaient au pas, nos poursuivants devaient être en train de braver cette pluie torrentielle. Notre pause avait en plus été assez longue pour que la magesse affine notre localisation.

  Il ne fallut pas une minute après notre retour sous la pluie pour que je me demande sérieusement si ce trajet n'allait pas me tuer avant les soldats. J'étais exténuée, au-delà du tolérable ; mes habits n'avaient pas eu le temps de sécher qu'ils dégoulinaient derechef. Je n'avais plus la force de dissimuler mes tremblements tellement j'avais froid et pourtant un incendie me ravageait de l'intérieur. Mes muscles courbaturés et mes blessures me faisaient tellement mal que le laudanum ne semblait plus être assez fort pour étouffer la douleur.

  Puis la nuit tomba, accompagnée de la brume, et notre visibilité se réduisit à la portée de nos mains. Pourquoi les humains ne pouvaient pas ouvrir des portails pour se déplacer, comme les Tírnaniennes ? Fuir serait tellement plus facile...

  Malgré le temps, Jäger veillait toujours à embrouiller nos poursuivants et nous dirigea vers le sud, pour semer l'une de nos fausses pistes. Ce ne fut qu'en reprenant la route vers l'ouest que le déluge cessa enfin, emportant le vent avec lui. Je laissai échapper un profond soupir de soulagement. J'étais toujours à bout de force, glacée jusqu'à la moelle et souffrante, notre visibilité ne s’était pas non plus amélioré, mais enfin, nous avions de nouveau une chance d'atteindre un bateau vivant.

  Cette pensée n'aurait jamais dû me traverser l'esprit.

  À l'instant où elle émergea, des bruits de sabots me parvinrent. Jäger se raidit derrière moi alors que je me redressais d'un coup, soudain pleinement réveillée. Les pas de deux chevaux venaient d'en face. Jäger tira en vitesse sur les rênes pour faire ralentir Blitz, déjà au pas, et le diriger vers la plaine à notre droite. L'herbe humide ne bruissa pas sous les sabots du pégard. Il avança encore de quelques yards, puis s'arrêta. Derrière nous, le groupe s'était rapproché. Le cœur battant à tout rompre, je l’écoutai passer à notre auteur, puis s'éloigner sans prononcer un mot.

  Ce binôme ne fut que le premier d'une longue lignée. À mesure que les heures passaient, de plus en plus de soldats nous forçaient à modifier notre trajectoire, que ce soit sur la route, dans les plaines, ou à l'approche des boqueteaux. Au bout du septième, Jäger nous arrêta.

  –Qu'est-ce qu'il se passe ? La magesse a réussi à déterminer précisément ma position ?

  –Ils ont identifié notre destination.

  Mon estomac sombra. C'était encore pire.

  Du coin de l’œil, je le vis lever le nez vers le ciel et l'imitait. La nuit jouait en notre faveur, mais elle n'allait pas s'éterniser. Bientôt, Lumen allait repousser sa sœur et illuminer le monde de son éclat. Plus rien ne pourrait alors nous dissimuler.

  –Qu'est-ce qu'on fait ? Un autre détour ? On change de port ?

  –Inutile pour le premier et trop risqué pour le second. Vos compatriotes ont limité les ports accueillant des navires étrangers. Portdam et Sruthteth sont les seuls avec des navires partant régulièrement pour Wiegerwäld.

  –Alors quoi ?

  –Nous allons continuer à avancer un maximum sous le couvert de la nuit, puis essayer de nous mêler à d’autres voyageurs une fois le jour levé. Et si un soldat nous repère malgré tout, ce qui risque fort d’arriver, nous volerons.

  –Nous volerons ?

  –C’est ce que l’on ressent lorsque l’on a recours à l’allure la plus rapide d’un pégard. Aucun cheval de guerre n'est capable d’en talonner un lancer à pleine vitesse, même avec une potion d’accélération. Si nous passons à côté des patrouilles, elles auront à peine le temps de se lancer à notre poursuite que nous les aurons semées.

  –Tu dis ça, mais au village, les soldats ont eu aucun mal à nous suivre et j’ai jamais eu l’impression de m’envoler.

  Juste d’être secouée dans tous les sens.

  –C’est normal, Blitz ne faisait que galoper. Les rues étaient trop petites pour qu’il puisse atteindre le fliegender galopp.

  Le... galop volant ?

  Alors que Blitz n'avait pas pris de potion énergisante depuis des heures, ses oreilles se redressèrent d'un coup à ces mots et une brusque ruade manqua de me désarçonner. Je me raccrochai de justesse en m'étranglant dans un cri, puis la panique gonfla dans ma poitrine comme le pégard continuait de s'agiter. Par les dieux, qu'est-ce qui avait bien pu le piquer ?!

  Un soufflement de nez amusé me parvint dans mon dos, puis les rênes furent tirées. Il fallut quelques secondes à Blitz pour arrêter... de caracoler. Cet imbécile avait failli m'envoyer faire un vol plané parce qu'il était content ?

  –Du calme, Blitz, lui dit Jäger dans sa langue, mais d'un ton si doux et chaleureux qu'il en adoucit les accents rauques. Je sais que tu es impatient, mais nous allons d'abord continuer à marcher et trotter.

  C'était la première fois que je l'entendais s'exprimer avec ce timbre. Dès qu'il retrouva le contrôle de son idiot de pégard, je lui jetai un coup d’œil et fus prise de court par son expression. Ses traits détendus, la douceur de son regard, la courbure discrète, mais sincère qui soulevait le coin de ses lèvres... Gêne, tristesse, colère, panique, détermination... Je lui avais déjà vu bien des expressions en dépit de son masque d'indifférence, mais c'était la première fois que je le voyais... heureux, aimant. La moitié des autorités étaient à nos trousses, nous étions sur le point de nous lancer dans une course folle, mais il était là, à sourire à son pégard tout en lui flattant le flanc. Son visage, sans changer, s'en retrouvait transfiguré.

  Un drôle de sensation me picora l'estomac. J'avais l'impression de faire du voyeurisme, d'être témoin d'une scène que je n'aurais jamais due voir. Mais je ne pouvais m'empêcher de l'observer. Combien de personne avait vu cette étincelle de bonheur adoucir ses traits et illuminer ses yeux ? Combien de personne en avait été à l'origine ? Et qu'avaient-elles fait de particulier pour en être l'objet ? Pour qu'un homme aussi fermé vous observe avec une telle tendresse...

  Ces mêmes yeux glissèrent soudain vers moi et toute chaleur s'envola, remplacé par leur éternel détachement.

  –Un souci ?

  Je cillai deux fois, comme tirée d'un rêve, et me rendit soudain compte de la situation. Moi, hypnotisée par son expression et le contemplant, la bouche entrouverte. Et lui... qui m'avait surpris dans cette position.

  Les joues brûlantes, je refermai la bouche si vite que je me mordis et me détournai.

  –Non. (Une voix bien trop grave formula cette réponse. Je m'éclaircis la gorge pour tenter de retrouver mon timbre normal. En vain.) J'ai juste eu une absence. À cause de la fatigue.

  –Si tout va bien, vous pourrez dormir sur vos deux oreilles d'ici une demi-journée.

  Parfait... ça me laissait le temps de reprendre mes esprits.

  De chasser son air aimant qui y avait pris toute la place.

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