Chapitre 30-1 : Le galop volant

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  La météo avait décidément une dent contre nous. Après le déluge qui nous avait forcé à nous arrêter puis à avancer avec prudence, le ciel se dégageait, le sol l'imitait et d'après l'odeur de plus en plus faible d'humidité, ce n'était pas près de changer. Une fois que le soleil serait levé, plus rien ne nous dissimulerait à la vue de nos poursuivants. Ni obscurité, ni rideau de pluies, ni nappe de brouillard. Rien.

  J'avais tenté de juguler ma nervosité, mais sans grand succès. Nous avions croisé trop de soldats et les dieux seuls savaient combien ils étaient vraiment à patrouiller dans les environs. Le double ? Le triple ? Jäger m'avait expliqué que Blitz ne pouvait tenir sa mystérieuse allure que deux minutes et qu'à la fin, il aurait tout juste la force de marcher. À pleine vitesse, cette courte course lui permettait tout de même d’engloutir environ une lieue et demie – une foutue lieue et demie, en deux minutes ! – mais si nous étions repérés alors que nous étions trop loin de la ville, ce galop volant ne nous serait d'aucune utilité : les soldats n'auraient qu'à attendre que le pégard s'arrête pour nous cueillir comme des fruits murs. Mais comment étions-nous censés nous faufiler assez longtemps entre les mailles de cette battue pour avoir une chance d'atteindre Sruthteth avant que Blitz s'épuise, une fois le soleil levé ?

  Il n'allait plus tarder à se montrer. Je le sentais à mes cheveux qui se dressaient sur ma nuque, à mes tripes liquéfiées par l'angoisse. La nuit n'avait que trop durée. J'avais l'impression que nous avions repris la route depuis des jours ! Comme si le temps s'était étiré pour se jouer à son tour de nous, s'amuser à nous faire croire que la nuit nous cacherait éternellement de nos poursuivants avant de reprendre brusquement son cours et de nous précipiter en plein milieu de la matinée où nous découvririons que nous étions cernés de toutes parts, sans espoir de fuite.

  Bientôt... Bientôt...

  Un premier rayon perça l'horizon. Le cuir des rênes grinça entre les mains de Jäger alors que je retenais mon souffle. Il nous arrêta, descendit de selle, puis donna à Blitz une potion énergisante. L'avant dernière qu'il possédait.

  –Tenez-vous prête à tout instant, me souffla-t-il en remontant derrière moi.

  Je me forçai à prendre une profonde inspiration et opinai d'un unique hochement de tête. J'ignorais si nous étions encore loin de Sruthteth ou presque à portée de galop volant, mais je ne lui posai pas la question. Je ne voulais pas savoir. Je préférais mourir d'angoisse que d'avoir de faux espoirs.

  Non, je ne pouvais pas laisser l'inquiétude s'ancrer davantage en moi. Je devais me détendre, c'était important. Si Blitz passait au galop volant et que j'étais plus raide qu'une tige de fer, mon bassin ne suivrait pas les mouvements de sa course et je risquais de le ralentir, de me blesser ou de tomber. Jäger avait dit que cette allure reposait sur la puissance et la souplesse de l'animal. Si son cavalier s'y conformait, ne faisait plus qu'un avec sa monture, alors, seulement, ils étaient capables de filer comme le vent.

  Respire... Respire....

  Et je respirais, mais le nœud dans mon estomac refusait de se résorber. Pas avec la ligne blanche qui succéda à la première lueur. Pas avec les couleurs qui envahirent le ciel. Pas avec l'obscurité qui reflua autour de nous. Pas avec la brume qui se dissipa pour devenir aussi fine et transparente qu'un voilage. Pas avec le soleil qui apparut à son tour et aspergea la terre de son éclat, sans le moindre nuage pour lui faire obstacle.

  Je rentrai le menton et abaissai la capuche de la cape de Jäger sur mon visage. Il me l'avait donnée pour que je la porte à la place de mon manteau rouge, bien trop reconnaissable, et pour que je dissimule mon visage, tout aussi identifiable. Ce capuchon n'empêcherait pas les patrouilles de nous voir. Pas comme les ténèbres de la nuit l'avaient fait. Cependant, ceux que nous croiserions ne sortiraient pas tout de suite leurs armes ; ils viendraient contrôler nos identités avant. À moins que nous tombions sur un benêt, mais je doutais qu'on en ait envoyé à notre recherche. Seuls les meilleurs devaient participer à cette battue. Après tout, l'un de nous était capable de tuer un fléau – petit fléau, certes, mais fléau tout de même – sans le moindre soutien. Enfin bref. Le temps qu’ils s’approchent pour nous contrôler nous offrirait quelques secondes. Et dans notre situation, toute seconde gagnée était bonne à prendre.

  Du moins, je l'espérais. Un imbécile pouvait très bien décider de tirer et de poser les questions après.

  S'il vous plaît, Lumen, ne mettez pas d'imbécile sur notre route.

  Pour seule réponse, le dieu des dieux poursuivit son ascension et chassa les derniers vestiges de la nuit. Des lieues et des lieues de champs et de plaines se déroulaient autour de nous, ondulant au gré du relief. Seul ce dernier nous offrait encore un semblant de soutien.

  Afin de ne pas paraître suspects à déambuler en dehors des routes, Jäger nous fit rejoindre le chemin le plus proche, puis le quitta dès que possible pour une voie primaire. Mon cœur se mit à faire des cabrioles. Mon compagnon d’infortune était convaincu que les voies principales seraient les moins surveillées car les emprunter était le dernier choix que feraient deux personnes en cavale. J'avais beau trouvé du sens à son raisonnement, je ne me sentais pas moins exposée. Et qui disait route officielle disait panneau de signalisation. Je ne pus m'empêcher de jeter un œil au premier que nous croisâmes et les cabrioles de mon palpitant redoublèrent.

  Six lieues... Nous étions encore à six lieues de Sruthteth.... Soit entre quatre et cinq heures de voyage si nous continuions à ce rythme.

  Sans m'en rendre compte, je me mis à presser mes talons contre les flancs de Blitz, qui accélérera en réaction. Jäger tira tout de suite sur les rênes pour le ramener au pas.

  –Détendez-vous, mademoiselle.

  –Me détendre ? sifflai-je. On est encore à six lieues de la portée de ton foutu galop. Six putain de lieues !

  –Je sais, mais se presser ne fera qu'attirer l'attention. Nous devons conserver notre calme. Et regardez.

  J'allais lui dire où il pouvait se carrer son calme quand je vis ce qu'il m'indiquait : une ferme, au loin, de laquelle partait une charrette. Cette dernière s'engagea sur la même route. Nous la rattrapâmes petit à petit, jusqu’à la doubler et la distancer. Quelques minutes plus tard, une seconde cariole se dessina à l’horizon et nous la dépassâmes à son tour. Puis nous atteignîmes un village et cette fois, ce ne fut pas une charrette, mais une demi-douzaine dizaine d'habitants qui prenaient la route, à pied ou à cheval. Malgré les regards méprisants ou répugnés que certains nous lancèrent en remarquant nos traits étrangers et mon visage ravagé, les martellements contre mes côtes s'apaisèrent et je dus me retenir de sourire.

  Voilà la deuxième raison pour laquelle Jäger voulait que nous retournions sur les voies principales. Avec une ville portuaire à moins de dix lieues, de nombreux fermiers, artisans et éleveurs des villages ou bourgs alentour se déplaçaient entre les communes, voire jusqu’à Sruthteth même, pour vendre ou échanger leurs marchandises. Pour le moment, il n’y avait que cinq-six personnes avec nous, mais c'était déjà suffisant. Pour les soldats patrouillant dans les plaines, d'où nous étions réduits à de simples silhouettes à cheval, nous n'étions que des voyageurs parmi tant d'autres. Sans le savoir, mes chers et tolérants compatriotes nous aidaient à échapper aux autorités. J'aurais aimé le leur dire. Juste pour voir leur gueule. Elle aurait été incroyable.

  Grâce à ce subterfuge, une lieue passa et aucune patrouille ne nous tomba dessus. La poignée de soldat que j'avais perçue sur cette distance était restée au loin, le dos pratiquement tourné à la route. Entre temps, nous avions traversés un autre village et de nouveaux vendeurs nous servaient de couverture.

  Après encore deux lieues, nous atteignîmes une procession d'une vingtaine de personnes et Jäger décida de se mêler à elle pour le reste du trajet.

  Lorsque nous passâmes devant un panneau indiquant qu'il ne restait que deux lieues – presque la distance à portée du galop volant ! – nous étions entourée d'une trentaine de personnes faisant toute routes vers Sruthteth. Et toujours aucun soldat sur le point de nous arrêter ! Nous allions nous en sortir !

  Mon enthousiasme retomba un moment plus tard, quand des cavaliers apparurent sur la route, au sommet du coteau face à nous. Ils étaient encore trop loin pour que je distingue les couleurs qu'ils portaient, mais tout mon corps se mit en état d'alerte. Ils s'arrêtèrent brièvement, surplombant les environs, puis se remirent en marche, remontant la voie dans notre direction. Plus de doute possible, c'étaient des soldats ! La façon dont ils se déplaçaient, presque à équidistance des uns par rapports aux autres n'avait rien de naturelle. C'était une formation. Toute la panique de ces trois derniers jours rejaillit d'un coup. Je m’agrippai de toute mes forces à la selle, certaine que Jäger allait lancer Blitz sur le champ.

  Il n'en fit rien. Alors que les soldats approchaient, il laissait son canasson avancer au pas, comme si de rien n'était.

  –Jäger...

  –Pas tout de suite, murmura-t-il.

  –Comment ça, pas tout de suite ? Ils sont à une demi-lieue !

  –Ce qui est trop loin. Ils ignorent encore que nous sommes dans cette file. Si nous partons maintenant, ils nous verront arriver et chercheront à s'interposer. Alors que si nous attendons le dernier moment...

  –Ils n'auront pas le temps de réagir et nous seront déjà loin quand ils se lanceront à nos trousses.

  –Exactement.

  Comprendre que nous avions l'avantage m'apaisa, mais à peine. J'avais l'impression de sentir un piège se refermer sur nous. Mes mains en étaient moites malgré la fraîcheur de l'air. Mon pouls ralentit, mais se mit à marteler mes côtés si fort que plus aucun autre son ne me parvenait. Le temps s'étira à nouveau. La démarche des chevaux, les gestes de leur cavalier, ceux des marcheurs à la périphérie de mon champ de vision, le roulement des roues des charrettes, les tressautements qui agitaient les cargaisons à cause des irrégularités du sol, l'herbe qui ondulait de part et d'autre de la route, comme une mer de verdure, prémisse de notre destination... Chacun de ces mouvements m'était visible avec bien trop d'acuité, comme s'ils étaient réalisés au ralenti.


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