Chapitre 30-2 : Le galop volant

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  Mille yards...

  Huit-cents yards...

  Cinq-cents yards...

  Je distinguai enfin leurs traits. Il s'agissait d'une femme et deux hommes. Tous aussi monumentaux les uns que les autres.

  Quatre-cents yards...

  La femme menait la formation.

  Trois-cents yards...

  Leur couleur était bien celle de la reine. Le doute n'était plus possible.

  Deux cent-yards...

  Les rênes grincèrent entre les mains de Jäger.

  Cent yards...

  Les soldats avaient atteint la tête du cortège.

  Quatre-vingts yards...

  Leurs lèvres bougeaient tandis qu'ils remontaient la file et les citoyens passant devant eux secouaient la tête.

  Soixante-dix yards...

  Doucement, Jäger guida Blitz vers le bord de la voie.

  Soixante yards...

  Un homme s'arrêta à leur hauteur pour leur parler. Les militaires stoppèrent leur monture et répétèrent leur question.

  L'homme hocha la tête.

  Cinquante yards...

  –Blitz..., murmura Jäger.

  Les oreilles du pégard se dressèrent alors que l'homme se tournait dans notre direction, imité par les soldats.

  Quarante yards...

  Les patrouilleurs scrutaient la fin du cortège. Je plantai mes ongles dans la selle en prenant une profonde inspiration.

  Et le regard de la femme se posa sur moi.

  –...Flieg.

  J'avais cru que le pégard était parti comme une flèche quand il s'était libéré de l'emprise de la magesse, dans le village. Je m’étais trompée. Foutrement trompée. Alors que j’étais prête à une brusque accélération, cette fois, je fus projetée en arrière, écrasée contre un mur. Un clapet se ferma dans ma gorge, bloquant mon souffle et mon cri dans mes poumons. Ma capuche fut arrachée. Le vent se mit à rugir à mes oreilles, mes yeux à larmoyer. Tout autour de nous, le monde perdit toute netteté, défilant à une vitesse folle. Une seconde avant, nous étions au cœur du cortège, la seconde d'après nous en dépassions la tête, et celle d'après, nous nous engagions sur le coteau. Il me sembla entendre Jäger me dire de me détendre, mais j'étais tétanisée. Nous allions trop vite, beaucoup trop vite ! Et nous continuions d'accélérer ! À la moindre chute, c'était la mort assurée !

  Un étau se referma soudain autour de ma taille, me plaquant contre le mur dans mon dos – le torse de Jäger – et me força à me pencher en avant. Pendant un instant, je me retrouvais encore plus terrifiée ! Bons dieux, cet imbécile ne tenait la bride plus qu'à une main ! Il allait définitivement nous tuer !

  Puis je les sentis : son pouls, calme, parfaitement posé ; son corps relâché qui semblait ne faire qu'un avec celui du cheval ; son étreinte ferme, qui m'ancrait à eux. Lentement, mon cœur affolé commença à se caler sur le sien, ma tension m'abandonna, me permettant d'épouser les mouvements du chasseur, qui épousaient eux-mêmes ceux de Blitz. L'air sifflait si vite autour de nous qu'il semblait s'être raréfié mais, enfin, mes poumons s'emplirent. Sans plus de résistance de ma part, Blitz accéléra encore et soudain... nous volions.

  Il n'y avait pas d'autre mot pour décrire cette sensation. Le pégard courait si vite que ses sabots touchaient à peine le sol. Les secousses désagréables du galop avaient disparu. Tout ce que je sentais, c'était l'air autour de moi. Il glissait sur nous au lieu de nous pousser en arrière, secouait mes cheveux en tous sens, sifflait à mes oreilles, faisait claquer ma cape dans mon dos. En quelques battement nous atteignîmes le sommet du coteau et le monde se déploya sous nos pieds : une demi-douzaine de routes plus ou moins sinueuses, enlacées de plaines et de collines fleuries, menaient droit à Sruthteth, à la côte, à l'océan ! Cette étendue bleue qui se perdait à l'horizon au point de se confondre avec le ciel ! Avait-elle seulement une fin ? Tout semblait encore si loin et pourtant si près !

  Alors que je ne croyais pas ça possible, la vitesse de Blitz augmenta encore lorsqu'il dévala le coteau. Je me vis soudain à la place d'un aigle fondant sur sa proie. Arrivé en bas, il ne ralentit pas pour prendre l'angle abrupte entre la pente et la plaine ; il sauta. L'espace d'une seconde, je nous sentis décoller de la selle. Si Jäger n'avait pas eu les pieds dans les étriers, un bras autour de ma taille et une main sur les rênes, nous nous serions envolés vers les cieux et n'aurions eu plus qu'à rejoindre Sruthteth à tire d'aile.

  Cette pensée incongrue m'arracha un sourire. Si on m'avait dit un jour que j'expérimenterai une chevauchée pareille, j'aurais ri au nez du pauvre bougre. Comment croire à une telle chose sans en faire l'expérience ? Malgré la pression de l’air, je me sentais si légère, comme libérée de toutes chaînes ! J'avais envie que Blitz ne s'arrête jamais, que nous cavalions jusqu'aux confins de la Terre et plus loin encore ! Tír na nÓg, la Cité, l'Outre-monde... Pourquoi devrions-nous nous arrêter à notre monde ? Et qui pourrait nous en empêcher ? À peine apercevais-je un groupe de soldats au loin qu'il disparaissait de mon champ de vision. Nous filions plus vite qu'une fl...

  Une flèche passa juste à côté de nous. Je retombai aussi sec de mon petit nuage.

  Tous les patrouilleurs des environs, quelle que soit la distance tant qu'ils nous avaient vus, se ruaient vers nous. Les plus proches nous tiraient dessus, ne retenant leur trait que lorsque nous passions à hauteur des voyageurs sur la route. Ces derniers s'étaient presque tous arrêtés, troublés par ce tumulte. Il me sembla entendre un soldat nous ordonner de nous arrêter, un autre dire aux pauvres citoyens perdus de ne pas nous laisser passer. Personne ne leur obéit. Alors que Jäger s'assurait de maintenir une certaine distance avec mes compatriotes, ils s'écartaient tous, nous libérant la voie au lieu de la bloquer. En un clin d'œil, nous distançâmes nos poursuivants. Leurs offensives furent toutefois remplacées par celles des soldats en aval, qui nous avaient vu arriver de loin et avaient eu davantage de temps pour se rapprocher. Plusieurs flèches passèrent dangereusement près de nous, mais aucune ne nous toucha. Les soldats suivants ayant presque rejoint la route, Jäger s'en éloigna pour nous faire couper à travers la plaine. Et au milieu de toute cette cohue, la ville ne cessait de grossir et grossir encore !

  Plus qu'une lieue...

  Les bâtiments m’apparurent.

  Plus qu'une demi-lieue

  Je parvins à distinguer le port.

  Plus que deux milles yards...

  Alors que Jäger retournaient sur la route pour esquiver les soldats qui s'étaient déplacés vers la plaine, les nombreuses formes qui collaient les quais se muèrent en bateaux.

  Plus que mille...

  Les fourmilles qui s'agitaient sur le port ou dans les rues se transformèrent en silhouettes humaines...

  Au-devant de nous, l'air se troubla. J'eus à peine le temps de sentir Jäger se crisper de tout son être qu'une ligne lumineuse se dessina au cœur du trouble, puis l'air se... déchira.

  Et soudain, une femme se tenait sur la route, à moins de cinq-cents yards de nous.

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