Chapitre 32-3 : Pari

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  Ma question arracha Jäger à ses pensées tourmentées. La fée, pour sa part, s'immobilisa une seconde avant de se tourner lentement, très lentement, vers moi. Un vague d'appréhension me traversa avant même que ses yeux ne se posent sur moi, incisifs. Je n'étais rien face à elle. Un claquement de doigt de sa part et s'en était fini pour moi. Mais la façon dont elle manipulait Jäger, la condescendance qui transparaissait dans son ton, son sourire vicieux... La colère qui grandissait en moi à chaque foutu mots qui sortait de ses lèvres bien trop parfaites supplanta de nouveau ma peur. Alors, avec bien plus d'assurance qu'une pauvre campagnarde couverte de boue, en manque de sommeil, avec un bras en écharpe et une face digne d'une poupée de chiffon recomposée n'aurait dû en avoir face à une fée, je soutins son regard.

  –Eh bien ? Vous allez pas me faire croire que la durée de la fugue de Jäger est le seul paramètre sur lequel vous avez parié. Il y en a bien trop pour que vous vous soyez contentées de celui-là. Comme la façon dont elle se terminerait, s'il reviendrait de lui-même ou si quelqu'un, l'une de vous, à tout hasard, parviendrait à le trouver et le ramener chez lui...

  –Tu me sembles bien t'y connaître en pari et en fugue, me coupa-t-elle.

  Je haussai l'épaule.

  –Quand on vit dans un trou à rats, on s'occupe comme on peut.

  –Et cela te suffit à dire que nous avons gagé que l'un de nous le ramènerait ?

  –Non. C'est surtout que pour quelqu'un qui assurait il y a pas deux secondes de pouvoir le forcer à retourner chez son père, je trouve que vous vous donnez bien du mal pour le convaincre de vous accompagner de son plein gré.

  Les yeux du chasseur s'arrondirent. D'un mouvement vif, il tenta à nouveau de s'arracher à aux mains de la fée et cette fois, elle ne le retint pas.

  –Espèce de..., siffla-t-il en se redressant. Vous l'avez vraiment fait ? Vous avez vraiment parié que l'une d'entre vous me ramènerait ?

  La fée ignora royalement ses questions. Toujours concentrée sur moi, elle semblait à la fois irritée et ravie par ma réponse et ses conséquences.

  –Bándearg ! insista le chasseur, me révélant par la même occasion le nom de cette saleté.

  Le ravissement de cette dernière finit par supplanter le reste.

  –Et moi qui commençais à croire que te convaincre était si facile que cela en perdait son attrait...

  Le visage de Jäger se tordit de rage.

  –Soyez toutes précipitez dans le Brasier !

  –Tout de suite les grands mots, soupira-t-elle. Tu aurais pourtant dû t'en douter, Thébaldéric. Tu nous connais... Tu sais à quel point nous sommes joueuses... Tu t'es toi-même retrouvé plus d'une fois au cœur de nos intrigues... Alors si tu dois en vouloir à quelqu'un d'avoir été berné, ne devrais-tu pas regarder dans un miroir ?

  Les doigts du chasseur se resserrèrent sur son arme, devenant aussi blanc sous la boue que sa lame en os. Mon sang se mit à bouillir.

  –Non, mais vous avez fini de le faire culpabiliser ?

  L'attention de cette connasse revint sur moi. Elle m'observait cette fois avec intérêt. Un intérêt mauvais.

  –Heureusement, cette jeune fille semble être là pour assurer tes arrières. Dis-moi, petite futée, qui es-tu pour lui ?

  –Un parasite qu'il a choppé sur le bord de la route alors qu'il voulait juste aller chez le forgeron pour un nouveau jeu de flèches.

  Cette réponse la laissa coite et j'en ressentis une profonde satisfaction. Si elle s'attendait à une relation licencieuse dont elle pourrait utiliser à sa guise contre Jäger, elle pouvait toujours rêver ! J'avais peut-être exagéré les choses en me désignant comme un parasite, mais c'était la vérité et présenter ainsi, je lui souhaitais bonne chance pour sous-entendre des liens plus scabreux. Il suffirait que quelqu'un lui demande plus de détails et elle serait coincée.

  Du moins, je le croyais. Jusqu'à ce qu’elle retrouve le sourire.

  –Voilà une façon intéressante de décrire une relation... Puisqu'un parasite vit au crochet de son hôte, dois-je en déduire que tu subviens à ses besoins, Thébaldéric ? Qu'il s'agit de ta maîtresse ?

  –Bien sûr que non ! s'exclama ce dernier alors que les bras m'en tombaient.

  –De ce que le lieutenant m'a dit, quand il m'a demandé d'intervenir pour vous arrêter, vous avez passé beaucoup de temps ensemble. Dans la même chambre.

  –Une chambre d'auberge converti en chambre de soin !

  –Cela reste une chambre. Avec des lits.

  Oh dieux...

  –Y a pas besoin d'un lit pour s'envoyer en l'air. Y a même pas besoin d'être sous un toit. Alors si être dans la même chambre que lui suffit à me désigner comme sa maîtresse, vous pouvez faire pareil avec toutes les personnes qui ont croisé sa route.

  La marraine haussa un sourcil surpris tandis que Jäger pivotait vers moi, ahuri. En temps normal, je me serais à gausser de sa réaction – il était tellement coincé ! – mais je n'avais aucune envie de rire et surtout pas de lui. Pas avec tout ce que disait cette saloperie de Tírnanienne. Ma seule envie était de lui plonger la tête dans la flaque de boue à ses pieds, histoire d'effacer l'amusement et la satisfaction de ses traits bien trop parfaits. Ce que ma remarque échoua à faire. Pire, son expression se gorgea de suffisance.

  –Il est vrai qu'il existe bien des façons d'avoir des rapports, concéda-t-elle. L'expression s'envoyer en l'air prend d'ailleurs un tour tout à fait littéral en ce qui concerne les miennes. Cependant, petite futée, je ne vois personne d'autre en sa compagnie.

  –Je l'aide juste à sortir du pays, se défendit Jäger tandis que je fermais les yeux en prenant une longue et lente inspiration.

Reste calme... Ne lui donne pas la satisfaction de craquer.

  –Oh, tu l'aides... N'est-ce pas charmant de ta part ? Depuis quand joues-tu au preux chevalier sauvant la demoiselle en détresse ?

  –Je ne joue pas au chevalier.

  –Vraiment ? Si tu étais parti sans elle, nous n'aurions pas pu déterminer ta position et donc ta destination. Je ne me tiendrai pas là, devant vous. Toi qui tiens tant à ta liberté que tu as préféré t'enfuir et te mettre un pays à dos plutôt que d'attendre que je t'innocente, au risque que je te reconnaisse, tu as sacrifié tes chances de t'en sortir pour la sauver. N'est-ce pas là un acte digne d'un chevalier ? À moins qu'il ne s'agisse pas du tout d'un acte désintéressé ? Dis-moi, combien de temps as-tu prévu de rester avec elle ? Seulement pour la traversée ? Ce serait cruel de l'abandonner une fois arrivée à Wiegerwäld, seule, blessée, sans le sou et dans un royaume étranger. Il faudrait au moins que tu la confies à un hospice. Mais pourras-tu l'abandonner là-bas ? Pourras-tu reprendre ta route avant de la savoir guérie ? Avant de t'être assurée qu'elle a trouvé de quoi vivre ? Un toit pour s'abriter ? Cette fameuse aide que tu lui fournis, ne serait-ce pas une excuse pour rester auprès d'elle ? N'aurait-elle vraiment pas pu s'en sortir sans ton concours ?

  –Non, elle n'aurait pas pu ! éclatai-je. Bons dieux, mais vous vous entendez parler ? Vous pensez sérieusement qu'il s'est foutu dans la merde juste pour mes beaux yeux ? Que j'aurais eu la moindre chance d'échapper à un escadron d'élite ou qu'on m'aurait pardonné la mutilation que j'ai infligée à la meurtrière de Seanmhair ? Jäger m'aide parce que je suis dans une merde noire. Parce que j'en ai besoin. Parce que c'est un chasseur éminent et qu'il a l'habitude de mettre sa vie en jeu pour protéger ceux dans le besoin. Et parce que, contrairement à vous, il s'amuse pas du malheur des autres ! Vous pouvez continuer à chercher la petite bête autant que vous voulez pour le faire chier, il y a rien entre nous. Rien du tout. Alors faites-vous à l'idée et arrêtez-nous ou laissez-nous partir, mais passez à autres chose et épargnez-nous vos conneries !

  Aucune réplique bien sentie ne suivit ma tirade. À part le vent qui soufflait, l'herbe qui bruissait au-dessus de nos têtes et ma respiration haletante, il n'y avait pas un bruit. Les yeux écarquillés, Jäger me dévisageait comme si une deuxième tête m'avait poussé tandis que la fée m'observait, les paupières plissées. Même Blitz me fixait.

  –Cela fait longtemps qu'un humain n'avait pas osé me parler sur ce ton, finit par dire la Tírnanienne.

  –Eh bien peut-être qu'il faudrait y remédier. C'est pas parce que vous nous êtes supérieures sur presque tous les plans que ça vous donne le droit de jouer de nous comme ça. Lumen nous a pas créer pour vous divertir !

  –Hum... Cela reste à débattre.

  –Allez vous faire foutre.

  Et je pivotai sur mes talons pour me diriger vers l'escalier.

  –Tu as conscience que les militaires sont en haut, prêts à vous cueillir dès que je leur en donnerai l'autorisation, commenta-t-elle.

  –Rien à cirer.

  Nous étions foutus depuis qu'elle était apparue devant nous. Au moins, entre leurs mains, je n'aurais pas à subir ses conneries ! Par Sihid, ses enfants étaient-elles toutes aussi chiantes ? Comment certaines personnes pouvaient les admirer ? Comment les nobles faisaient pour ne pas devenir fou en leur compagnie ? Comment les rois, empereur ou tout autre dirigeant pouvaient les avoir pour marraines, conseillères, voire les deux à la fois ? J'avais envie d'encastrer celle-là dans un mur !

  J'avais presque atteint la première marche lorsque le sol se mit à trembler. Violemment. Les secousses étaient si fortes que je trébuchai et manquai de tomber. Dans mon dos, de vifs hennissements s'élevèrent et Jäger jura en wiegerwälder.

  –Que faites-vous, Bándearg ?

  –Puisque ta comparse veut monter et qu'elle a l'air d'apprécier recevoir de l'aide, je l'aide à monter.

  Et de fait, elle nous ramenait à la surface. Le niveau de l'herbe se rapprochait de plus en plus, le vent se remit à secouer mes cheveux et mes vêtements, la température se réchauffa, de nombreux pieds bottés apparurent, puis les jambes qui les prolongeaient, suivi du reste du corps. En quelques secondes, c'était fini. Nous étions de retour sur le plateau des vaches, cernés de toutes parts par les soldats de tout à l'heure. S'il n'avait plus d'armes de traits, toutes leurs épées étaient désormais pointées vers nous. À leur vue, ma colère et ma résolution vacillèrent. Je restai clouée sur place.

  –Eh bien, petite futée, tu ne vas pas les rejoindre ? Tu semblais si pressée de les retrouver il y a encore cinq secondes. Ah, ces humains... Tant de mots pour si peu d'action... Saisissez-vous d'elle.

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