Chapitre 33-1 : Chantage

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  –Non !

  Le cri de Jäger se retrouva noyer sous les bruits de pas précipités des soldats. Un seul aurait suffi, mais ils étaient au moins cinq à fondre sur moi, telle une meute de chiens enfin lâchée sur le gibier. La panique me submergea. Dans un réflexe aussi stupide qu'inutile, je fis un pas en arrière et tirai au clair mon couteau de cuisine. Mon arme me fut aussitôt arrachée. Une main se referma au même instant sur mon poignet et me tordit le bras dans le dos tandis qu'une autre empoignait mes cheveux et qu’un coup s'abattait à l'arrière de mon genou. Je fus projetée en avant ; ma tête heurta le sol.

  –Mademoiselle !

  Le visage écrasé dans l’herbe et les larmes aux yeux, je redressai péniblement le menton. Jäger avait aussi été maîtrisé, mais pas par les soldats. Par un mélange d'herbes folles et de racines duquel il essayait de se défaire. Elles avaient jailli du sol pour s'enrouler autour de ses membres et de sa taille, le maintenant un genou au sol. Les militaires s’approchaient quand même de lui, mais la fée leva une main impérieuse, les stoppant dans leur élan. L'air confus, ils fixèrent cette paume qui leur interdisaient d'avancer, puis le chasseur entravé, comme servi sur un plateau.

  –Pas lui, commanda-t-elle avant que l'un d'eux ne l'interroge. Le garçon est innocent. Il n'a pas amené le fléau en Lochcadais.

  Une vague de perplexité traversa leurs traits, rapidement chassé par une vive irritation.

  –Il a tout de même aider cette leith fuil à s'échapper. Il est complice !

  –Qui vous dit qu'elle ne lui a pas forcé la main ?

  –Ce n'est pas le cas ! répliqua Jäger. Je l'ai volontairement aidée. Alors si vous l'arrêtez, arrêtez-moi aussi !

  La fée roula des yeux.

  –Ne l'écoutez pas et faites ce que je vous dis : laissez-le tranquille et occupez-vous de la fille.

  –Marraine, avec tout le respect que je vous dois..., commença un officier.

  –J'ai dit : laissez-le tranquille et occupez-vous de la fille.

  Sa voix était toujours aussi mélodieuse, mais quelque chose de froid, dangereux vibra dans son ton et au fond de son regard. Le visé fit un pas en arrière, toute véhémence envolée. Son voisin restait toutefois assez remonté pour deux.

  –Vous êtes en train de nous dire que l'armée a couru à travers toutes les Basses-Terres pendant trois jours pour une vulgaire leith fuil ?

  –Une leith fuil qui s'en ai pris à l'une des nôtres, lui rappela avec autorité un autre gradé. (Il me darda un regard haineux.) Aucun moyen n'est de trop pour arrêter une ordure pareille. Que nous soyons damnés si nous laissons un tel affront passé ! L'arrêter et la faire payer, afin de rappeler à tous les étrangers ce qu'il en coûte de s'en prendre à nous, est aussi important qu'arrêter le responsable du fléau. Alors redressez-la et embarquez-la !

  Ceux qui me tenaient obtempérèrent bien trop vite, m'arrachant une nouvelle plainte.

  –Arrêtez ! s'exclama Jäger. Elle est blessée ! Vous allez rouvrir ses plaies !

  Les soldats ne desserrèrent en rien leur poigne. J'eus au contraire l'impression qu'ils tiraient plus fort sur mon bras et mes cheveux. À moins que ce ne soit le résultat de ma faible résistance ? Dans tous les cas, un éclair de douleur me terrassa. Mes jambes fléchirent et l'homme qui me tenait tira sur mes bras pour me redresser, me ravageant derechef l'épaule.

  Impuissant, le chasseur finit par se tourner vers la Tírnanienne, qui observait toute la scène d'un air détaché. Le vent avait enfin cessé d'agiter sa chevelure et sa robe, mais, avec ce visage dénué d'émotion, aussi lisse qu'une poupée de cire, elle paraissait plus inhumaine que jamais. L'éclat chatoyant de ses ailes n'adoucissait en rien cette impression.

  –Ne les laissez pas faire ça, Bándearg...

  –Et pourquoi les en empêcherai-je ? Cette jeune fille a commis un crime. Elle mérite d'être mise au fer.

  –C'est une métisse en Lochcadais ; jamais elle n'aurait obtenu justice. (La fée haussa les épaules.) Bándearg, je vous en prie ! Ils vont la condamnez à mort ou l'envoyer en prison en sachant qu'elle n'y survivra pas !

  Arrivés au niveau de leur chevaux, les soldats s'arrêtèrent et l'un d'eux sorti une corde, qu'il commença à enrouler autour de mes poignets, même celui de mon bras blessé. Ma maigre lutte ne le gênait pas le moins du monde. Elle ne me valut qu'un coup de poing dans le ventre, qui y mit un brusque terme.

  –Bándearg ! s'exclama Jäger.

  L'expression de la fée resta de glace.

  –Tout le monde finit par mourir un jour ou l'autre.

  –Ce n'est pas une raison pour les laisser la tuer de sang froid ! Par les dieux, regardez comment ils la traitent ! Ils la haïssent et veulent en faire un exemple. Que ce soient des mains de la justice ou de celles de ses codétenus, ils ne se contenteront pas de la tuer. Ils vont la détruite, la massacrer ! Elle ne mérite pas ça !

  L'homme noua l'autre extrémité de la corde à la selle. Mon cœur déjà fou s'emballa complètement. Je sentais déjà le lien tirer sur mes bras pendant que nous avancerions, s'enfoncer dans ma peau, être à deux doigts de me déboîter les épaules, briser ma clavicule toujours fragilisée.

  –Par Lumen, Bándearg, arrêtez-ça !

  –Non.

  –Vous en avez l'autorité !

  –Et je ne suis pas la seule.

  À travers mes larmes, je vis Jäger se figer et les lèvres de la fée tressaillirent, fendillant le masque impassible qu'elle avait dérobé au chasseur. Je n'en menai pas plus large que lui. Quelqu'un d'autre pouvait me sortir de là ? Je ne voulais pas nourrir de faux espoir, mais j'étais terrifiée, désespérée. Ce fut plus fort que moi : mes yeux embués parcoururent toutes les personnes présentes.

  –Quelqu'un d'autre à présentement le pouvoir de mettre un terme à cette arrestation, continua la fée, ramenant mon attention sur elle. Pour ma part, je me fiche bien de ce qui peut arriver à cette fille. Alors si tu veux vraiment la sauver, tu devrais plutôt te tourner vers elle. Vu à quel point elle semble déjà se soucier du sort de cette pauvre enfant, je suis sûr que tu auras plus de chance de la convaincre. À moins qu'elle ne juge le prix d'une telle intervention trop élevée ? Il faut dire que cela lui en coûterait...

  Je cillai plusieurs fois, troublée. Elle ne parlait quand même pas de...

  Jäger lui décocha un regard noir.

  –Espèce de...

  –Le temps coule, Thébaldéric.

  Il reporta vivement son attention sur moi et nos yeux s'accrochèrent. Je ne savais toujours pas comment il pouvait m'aider, mais la fée parlait de lui, c'était obligé.

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