Chapitre 33-2 : Chantage

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  Une vague de colère me traversa. S'il pouvait empêcher mon arrestation, qu'attendait-il ? Pourquoi avions-nous perdu trois jours à cavaler ? Pourquoi avions-nous tenté le tout pour le tout avec son foutu galop volant ? Pourquoi nous retrouvions-nous dans cette situation – entourés de soldats sur le point de m'embarquer ? De rage, j'allais lui gueuler de faire quelque chose quand je la vis. Là, retranchée au plus profond de ses prunelles, tapie par-delà sa propre colère : de la douleur. Quelle que soit la façon dont il pouvait me sortir de là, ça ne serait pas sans conséquence et ce prix l'angoissait, le tourmentait. À cette idée, toute mon animosité s'envola et mon estomac se noua. Jäger n'aurait jamais dû se trouver face à un tel chantage. Même s'il m'avait laissé mutiler Luned en toute connaissance de cause, c'était mon idée. C'était moi qui avais gravé dans la chair de cette salope le M barré des meurtriers. Et n'avais-je pas dit que j'étais prête à me faire arrêter, si ça me permettait d'obtenir justice ? Je ne pouvais pas... Jäger avait déjà pris tant de risques pour m'aider lors de son court séjour au village. Je ne pouvais pas lui demander d'en prendre davantage. Surtout si ce qui lui en coûtait était assez fort pour l'oppresser. Lui, le jeune chasseur qui avait tourné en ridicule tout un bataillon d'élite et terrassé un fenrir.

  Alors, tandis que l'officier enfourchait le cheval auquel j'étais attachée, je rassemblai mon courage, chassai mes larmes et redressai le menton.

  –Ça va aller. Ne fais rien.

  La colère dans ses yeux d'ambre vacilla. Sur selle, le soldat se tourna vers la fée et inclina respectueusement la tête.

  –Marraine. Cela a été un plaisir de travailler avec vous. Que Lumen et Sihid veillent sur vous.

  Puis il se redressa et talonna son cheval. Je m'empressai d'avancer, mais le jeu de corde était trop faible et elle me rappa les poignets, tira sur mes bras, manqua de me faire tomber tant mes jambes tremblaient. Une plainte m'échappa ; le souffle de Jäger se coupa.

  –Non, attendez... Attendez !

  Les lèvres de la fée tressaillirent derechef et elle leva une main. Dans un concert de claquements de langue excédés, les soldats obéirent alors que je retenais mon souffle, à la fois paniquée et soulagée. Au plus profond de moi, j'espérais évidemment qu'il finirait par intervenir, par se dire que le prix à payer était insignifiant s'il lui permettait de me sauver la vie. Mais je sentais que ce n'était pas le cas ! Les conséquences seraient bien trop lourdes pour lui !

  –Ne parle pas ! m'emportai-je tandis que mon cavalier soufflait un « oui ? » irrité.

  –Je crois que le garçon a quelque chose à dire. (La fée pencha la tête vers Jäger.) De quoi s'agit-il ? Nous sommes tout ouïe.

  Le chasseur lui coula un nouveau regard haineux, mais bien moins vindicatif que le précédent. Et pour cause : à son animosité se disputait désormais de l'incertitude, de la résignation… cette souffrance désormais bien visible. La fée haussa un sourcil.

  –Eh bien ?

  Il baissa les yeux avant de les relever vers moi.

  –Ne prononce pas un seul putain de mot, lui ordonnai-je en décortiquant chaque syllabe. C'est moi qui me suis mise dans cette merde et je l'ai fait en connaissance de cause, alors laisse-moi gérer ça. C'est clair ? Tu m'as déjà assez aidée.

  Ses mâchoires se contractèrent tant qu'il devait être à deux doigts de se briser les dents. À ses côtés, la fée me jeta un coup d'œil que j'aurais juré de surpris, bien que son expression soit toujours de marbre.

  –Voilà une prise de responsabilité et une abnégation des plus louables. Je dois reconnaître que je ne m'y attendais pas, et que je me suis trompée à ton sujet, jeune humaine : tu n'es pas que parole en l'air. Hélas, je crains que ton courage ne suffise à t'en sortir, mais peut-être me fourvoie-je aussi sur ce point. Qu'en penses-tu, Thébaldéric ? (Il lui adressa de nouveau ce regard tourmenté.) Devons-nous voir ce qu'il en est ? (Elle se tourna vers l'officier.) Monsieur, je vous en prie, reprenez donc...

  –Non.

  Jäger parla juste assez fort pour se faire entendre, mais la fée revint tout de suite à lui, ses lèvres tressautant encore.

  –Oui ?

  Il soutint son regard un dernier instant, puis se détourna, les épaules si tendues qu'un bloc de pierre s'y serait brisé en tombant dessus.

  –Je... Relâchez-la...

  –Non ! criai-je tandis qu'une vague de perplexité traversait les soldats. Ferme ta gueule ! Je refuse de t'être encore plus redevable ! C'est clair ?

  –Et pourquoi ces hommes devraient t'obéir ? insista la fée, comme si je n'existais pas.

  Quoi qu'elle veuille lui faire dire, il n'en avait aucune envie. Les traits tordus par une grimace douloureuse, le corps raidi comme sur le point d'encaisser un coup, le regard honteux, fuyant... Tout son être semblait se révolter à cette idée.

  Je finis par avoir peur pour lui et m’égosillais de plus belle, le sommant encore et encore de ne plus prononcer un mot, le menaçant de lui fracasser la gueule s'il continuait à parler. Mais j'eus beau me déchirer la gorge, au bout de longue secondes de luttes internes, le chasseur finit par fermer les paupières et d'une voix rauque, torturée, comme si quelqu'un enfonçait une tenaille pour lui arracher directement les mots de sa gorge, il murmura :

  –Parce que je déclare cette jeune femme... sous la protection de la couronne wiegerwälderin.

  –Bon dieux, je t'ai dit de... Quoi ?

  Que venait-il de dire ?

  Alors que je le dévisageais, les lèvres entrouvertes, perdue, un dernier frémissement agita celles de la fée, qui se fendirent enfin du sourire qu'elle retenait depuis tout à l'heure. Un sourire carnassier, vainqueur.

  –Et qui es-tu pour prétendre posséder une telle autorité ?

  Le visage du chasseur se crispa encore plus et il détourna la tête, les yeux toujours clos.

  –Je suis... Thébaldéric... Thébaldéric Guldegriffritter von Wiegerwäld.... Dernier fils de Sa Majesté Melchior II Guldegriffritter von Wiegerwäld... Roi de Wiegerwäld.

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