Chapitre 2

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Nous arrivons déjà dans notre rue. Le portail de la villa s’ouvre à notre approche. Alors qu’elle se gare dans l’allée, je frémis. Elle éteint le moteur et quitte la voiture. Mes doigts tremblent pendant que je déboucle ma ceinture. Je parviens finalement à me détacher, je m’empare de mon sac à dos et je quitte à mon tour le véhicule.

Elle est là, face à moi, les bras croisés, le regard glacial, les lèvres pincées. Nombreux sont ceux qui la trouvent belle, élégante, voire mystérieuse avec son œil bleu clair et l'autre brun, presque noir. Moi, elle m’a toujours paru laide et froide. Même lorsqu’elle minaude pour séduire, je la trouve fade, pour ne pas dire vulgaire. Elle me déteste et j’ai appris à lui rendre ce noble sentiment.

Nous nous défions du regard quelques longues secondes. Enfin… elle me toise pendant que j’essaie de soutenir son regard sans trop souvent cligner des yeux. Ce duel stupide me lasse rapidement (et il me terrifie aussi un peu), je tente donc de la contourner pour rentrer. C’était sans compter sur ses réflexes et sa force. Elle m’attrape brutalement par le bras et me tire pour me remettre face à elle. Je n’ai pas le temps de protester, une puissante gifle me rappelle pourquoi je ne dois pas la défier. La douleur irradie ma joue.

— Je vois que finalement tu ne fais pas que coucher avec ton coach !

MAIS QU’EST-CE QUI M’ARRIVE ?! Pitié, que quelqu’un me fasse taire ! Mon souhait semble avoir été exaucé par un dieu sadique, car sa main s’élance à nouveau… Mais je l’intercepte ! Avant de le regretter aussitôt : elle saisit ma main et me la tord jusque dans mon dos. Un coup sec derrière mes genoux me met à terre. Elle me tient toujours le poignet avec force, l’angle dans lequel mon bras se tord me fait un mal de chien, sans oublier le gravier tranchant qui me grignote les genoux. Lorsqu’elle reprend la parole, sa voix est sifflante, venimeuse.

— C’est la dernière fois que tu me manques de respect ! Tu aspires à une autre existence ? Tu veux me quitter ? Soit ! Tes dix-huit ans, tu les passeras avec moi. Après cette date seulement, tu ne seras plus mon problème.

Elle me relâche brusquement, me faisant perdre l’équilibre. Je me rattrape de justesse avec les mains. Le gravier me coupe les paumes, pourtant je ne bouge pas. Je la sens derrière moi, elle savoure son emprise. Son regard pèse sur moi de toute sa cruauté. Cela me tétanise. J’ai peur de bouger.

Enfin, je l’entends s’éloigner.

Je tremble d’abord, avant retrouver le contrôle de mon corps et de me relever. Je vois mon sang sur le sol et il auréole mon jean. Je passe mes mains sur celui-ci pour me défaire des gravillons, la douleur arrête rapidement mon geste et un simple regard me permet de discerner quelques cailloux qui se sont plantés dans ma chair. Heureusement, c’est superficiel. Malgré mes gestes nerveux et incertains, je parviens à tous les arracher. Je passe de nouveau mes mains sur mon jean, pour éponger le sang cette fois, avant de reprendre mon sac de cours et de pénétrer dans l’immense demeure.

À peine mes pas franchissent le seuil que Maria, l’une des domestiques de Solange, s’empare de mon sac et de ma veste. La seule et unique fois où j’ai pu inviter Cécile ici, elle avait été impressionnée par cette attention. Son émerveillement s’était vite changé en dégoût quand je lui ai expliqué que c’était pour fouiller mes affaires et s’assurer que je ne cache rien à ma génitrice.

— Vous devez vous rendre dans vos appartements et ne pas en sortir. Un plateau sera servi à dix-neuf heures. Vous devez être couchée à vingt et une heures.

Ces informations sont dictées avec une complète indifférence. J’acquiesce pour lui signifier que j’ai compris. Ces directives ne sont pas les siennes et celle qui en est à l’origine la paie suffisamment pour effacer toute trace de compassion ou de sollicitude en elle. J’ôte mes chaussures, puis me dirige vers « mes » appartements, résignée.

Tout ici pue la richesse : sol marbré, bibelots et tableaux de renoms qui agrémentent murs et étagères, moulures complexes et riches au plafond, lustres dorés, sans oublier l’armée de domestiques qui astiquent la demeure en permanence. Mais tout cela reste à l’image de Solange : c’est froid et laid. Avec le cellulaire de Cécile, je me suis amusée une fois à chercher la valeur de certains objets ici, les prix m’ont rendu blême. Je n’ai aucune idée de combien elle possède, ni comment elle a acquis cette fortune, mais je pense qu’elle n’a rien à envier aux magnats du pétrole.

J’arrive enfin à mes appartements dont l’entrée est marquée par une porte noire (quand tout est blanc et or dans le reste de la demeure) munie d’une serrure dont je ne possède pas la clef. Regarder cette serrure me donne toujours un frisson de dégoût, aussi j’entre en essayant de l’ignorer, elle ainsi que les souvenirs cauchemardesques qui s’y rapportent.

A droite, un couloir mène à ma salle de bain et mes toilettes, à gauche se trouve ma chambre : une pièce trop grande et trop vide où se trouvent mon lit, mon bureau, une maigre bibliothèque et une table avec une chaise. La déco est dans le même ton qu’ailleurs, rien ne m’appartient vraiment, je ne suis moi-même qu’un vilain et encombrant bibelot pour Solange. Un bibelot qu’il faut vraisemblablement surveiller ; plusieurs orbes noirs occupent la demeure, ainsi que ma chambre. Seules mes toilettes et ma baignoire sont hors champ. Ces caméras ne sont ni décoratives, ni une mesure de sécurité contre les intrus. Non, le but est encore une fois de me surveiller : si je reste hors champ plus de cinq minutes – oui, j’ai chronométré —, une domestique rapplique.

Je nettoie rapidement mes mains et mes genoux. Les plaies sont petites, superficielles, mais l’alcool que j’utilise pour désinfecter m’arrache néanmoins une grimace. Un regard furtif au miroir me permet d’admirer la marque rosée qui orne mon visage, plus rien ne sera visible demain. Solange est très habile pour faire mal sans laisser de trace, je l’ai appris à mes dépens. Je me déshabille et me jette dans la baignoire.

Top chrono.

À l’abri des regards et des jugements, je pleure. Ce qui semble être un torrent de larmes afflue sur mes joues. Je libère mon corps de sa prison de paraître ; des tremblements et des spasmes me parcourent par vagues.

Je hais cette vie. Je me hais d’être si faible, si soumise. Pire que tout, je me hais de toujours espérer. Car j’espère une vie meilleure. Mais le plus honteux reste l’espoir de voir, un jour, autre chose que du dégoût, de la haine ou de l’indifférence dans le regard de Solange. Il y a plusieurs années, alors que j’avais neuf ou dix ans, j’ai réussi à échapper brièvement à la surveillance d’une domestique. Lorsque ma génitrice l’a appris, j’ai pris une sacrée correction, mais la domestique a elle aussi passé un sale moment. Je me souviens surtout d’une chose : ce jour-là, elle m’a qualifiée de précieuse. En entendant ces mots, j’ai essayé de la prendre dans mes bras, elle m’a repoussée et m’a regardée comme si j’étais la chose la plus immonde qu’elle ait jamais vue. Je suis un bibelot précieux, mais un bibelot répugnant.

Coup d’œil à l’horloge : il me reste un peu plus de 2 minutes.

J’expire profondément pour me ressaisir et je me redresse pour me doucher. Malgré son utilisation par ma mère pour me punir, j’aime l’eau. Lorsqu’elle coule sur moi, j’imagine que c’est ce à quoi ressemble une caresse. Je me savonne avec douceur, mes mains glissent sur ma peau, lorsque j’arrive entre mes cuisses, un frisson familier me parcourt, mais je ne m’attarde pas : le temps me manque cette fois.

Time’s up — Je sors de la baignoire, je suis de nouveau dans le champ de la caméra.

La soirée se passe comme l’a planifié Solange et à neuf heures, j’éteins les lumières et me mets en boule sous la couette.

— Deux jours. Murmuré-je pour moi-même.

Et après quoi ? me répond une petite voix narquoise dans ma tête. Je me renfrogne, cette maudite voix a raison, ce n’est pas comme si j’avais de l’argent de côté…

— Après elle a dit que je ne serai plus son problème : je serai donc libre de faire ce que je veux, non ?

Les questions et suppositions se bousculent dans ma tête, je m’endors sans m’en rendre compte.

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