Chapitre 9

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Les couloirs sont obscurs, seulement éclairés par quelques chandeliers, des chandeliers tenus par des mains pétrifiées qui sortent du marbre sans pour autant le fissurer, je remarque rapidement que les veines dorées sont plus vives et plus dorées autour des bras ou des mains qui émergent des murs. En dehors de cela, des portes, une quantité astronomique de portes, toutes sans poignée. Mais surtout, je remarque qu’elles sont toutes d’une matière différente ; les plus sobres sont en bois ou en fer, ce qui m’inquiète davantage ce sont les portes qui sont en os, en chair… Certaines semblent presque vivantes, elles frémissent à notre passage.

— Ou mènent toutes ces portes ? osé-je demander, brisant un moment de silence.

Astaroth s’arrête soudainement et je lui rentre brutalement dedans, mon visage se retrouve perdu dans la douceur incroyable de ses plumes. Je n’ai pas vraiment le temps de m’extasier, il s’écarte de mon touché avec un feulement étrange.

— Prends garde où tu mets les pieds ! À moins que je ne m’avance vers toi ou que je t’invite à t’approcher, tu garderas toujours au moins un mètre de déférence.

— Hum hum… acquiescé-je mollement.

— Et tu réponds « oui, Maître » ou « oui, Maître Astaroth » quand je te donne des directives ! Posture !

Le ton est sec, la voix sifflante. La terreur hérisse ma peau de chair de poule tandis que je me ressaisis en murmurant un vague « oui Maître ». Le démon se retourne complètement et approche son visage du mien.

— J’ai mal entendu ?

— Oui, Maître Astaroth.

— Bien, déclare le démon en reprenant sa marche. Ces portes sont des accès à d’autres dimensions pour la plupart. Certaines donnent accès aux mondes des hommes, mais je te déconseille d’essayer de les ouvrir sans moi. En temps et en heure, je te montrerai les portes que tu es autorisée à franchir et te donnerai les accès, mémorise-les bien !

J’avoue que j’écoute vaguement la fin de sa phrase ; vient-il de me confier que certaines portes pourraient me permettre de rentrer sur Terre ? Cette possibilité me laisse songeuse et dubitative. Quand bien même je parviendrais à quitter cet endroit, qu’est-ce qui m’attend ailleurs ? Solange ? Une vague de colère mêlée au dégoût me donne la nausée. Le couloir bifurque sur la droite, je suis le démon et la vision qui s’impose à moi me pétrifie, interrompant le cours de mes pensées.

— Si tu m’obéis et me sers bien, tu auras le privilège de terminer ici toi aussi, commente Astaroth avec une intonation à la fois légère et suffisante.

Je ne sais pas s’il reste du sang dans mes veines, mais je suis glacée par ce long couloir, ma nudité n’aide pas. Je finis par reprendre la marche, bien que terrorisée. Infiniment plus large et plus lumineux que le précédent, de chaque côté et sur plusieurs rangées, se trouvent des femmes et des hommes, nus, à genoux, les bras ou les mains croisés dans le dos. Ils ont tous la même posture et le regard tourné vers nous qui traversons. Non, pas vers nous. Vers lui. Ils sont tellement nombreux… Je reconnais des traits de toutes les ethnies : africains, asiatiques, européens… Pourtant, ils sont tous extrêmement pâles, presque blancs. J’ose à peine les regarder et malgré tout je ne peux m’en empêcher : sont-ils encore en vie ? Je finis par remarquer leurs yeux : ils sont complètement blancs, dépourvus d’iris, cependant la dévotion est indéniable dans leurs regards.

— Sont-ils encore… » Les mots m’échappent, nous sommes en Enfer, nous ne sommes vraisemblablement plus vivants.

— Conscient ? complète le démon en me regardant par-dessus son épaule.

J’acquiesce en me redressant et corrigeant ma posture avant qu’il ne me réprimande.

— Non. Il s’agit là de tes prédécesseurs. Des âmes qui m’ont été offertes ou qui se sont offertes à moi et que j’ai daigné accepter. Ils et elles m’ont servie avec loyauté de longs siècles avant de s’assécher, en récompense je les ai cristallisés.

J’ai arrêté de marcher, les bras m'en tombent, j’ai envie de hurler et de pleurer en même temps. De longs siècles d’esclavage ? Pour finir ainsi ? Non ! Non, non et non ! Je n’ai rien fait pour mériter un tel sort ! Le déchu a remarqué que je ne le suivais plus et se tourne vers moi, me dominant de toute sa hauteur. Je tombe à genoux, et ce, de façon bien moins gracieuse que toutes les personnes figées autour de nous.

— Pourquoi ? parvins-je à coasser entre deux sanglots. Je n’ai…. Je n’ai rien fait…

D’un pas lent, altier, il s’approche et se penche vers moi. Il glisse doucement une main chaude et réconfortante le long de ma joue avant de glisser ses doigts entre mes cheveux. Alors que je suis sous le choc de sa douceur, je sens qu’il empoigne ma chevelure et me tire vers le haut avec force. Je n’ai pas le temps de me relever, mes pieds ne touchent déjà plus le sol. Il me tient d’une main ferme, face à lui.

— Je pense avoir été clair et plutôt indulgent quant à ta posture jusqu’à présent ?

Je n’ai pas la force de répondre, je ne sais pas même pas quoi faire de mes mains ! Je n’ose pas le toucher et je souffre trop pour les mettre dans mon dos. J’ai incroyablement mal au crâne, je n’aurais jamais cru autant souffrir à cause de mes cheveux.

— Ceci est ton dernier avertissement avant correction, énonce-t-il d’une voix calme, lasse et désespérément suave.

J’attends avec autant de patience que possible qu’il me pose au sol, mais au lieu de cela il me rapproche de lui, plus précisément il rapproche mes yeux de sa bouche. Réflexe basique : je veux fermer les yeux, mais je découvre avec horreur que je ne peux pas ! De ses lèvres fines émerge alors une longue langue noire, bifide et que je découvre légèrement râpeuse lorsqu’il lèche ma joue, effaçant les larmes. Il rentre sa langue. Je prie pour que cela soit fini et qu’il me repose, j’ai l’impression que mon crâne se déchire sous mon poids, mais ce n’est pas terminé. Cette fois, c’est bien mon œil gauche qui est visé. À défaut de pouvoir le fermer, je tente de regarder ailleurs. Impossible. Je vois et je sens cette chose immonde se poser sur mon globe, se glisser sous ma paupière inférieure avant de remonter, aucune zone n’est épargnée par son intrusion. Je sens sa langue sur mon œil, mais cela s’arrête à ça, ce n’est ni agréable, ni vraiment désagréable comme sensation, juste terriblement angoissant.

Enfin, il se retire et me repose à terre. Tremblante des pieds à la tête, je manque de tomber et me ressaisis de justesse. Mon œil gauche voit trouble, sa langue a certainement irrité ma cornée, pourtant je ne manque pas son regard dur sur moi. Je me redresse aussitôt et joins mes bras dans mon dos. Je cligne plusieurs fois les yeux, ce flou est très désagréable.

— Comme je te l’ai déjà indiquée, tu es libre de me poser des questions pendant encore quelques heures. Je t’autorise aussi à pleurer, mais que cela soit le plus silencieux possible ; ce son m’irrite et après vérification, je suis toujours las du goût des larmes, aussi innocentes soient-elles.

Je me mords l’intérieur des joues. La prison dorée de Solange me manque, celle-ci était temporaire, tôt au tard j’aurais enfin quitté ses griffes. Mais en mettant les pieds dans ce couloir, je réalise que je ne serai jamais libre, qu’au mieux des siècles d’esclavage m’attendent avant d’être figée à jamais en position de soumission et au pire, des tortures sans fin à l’extérieur. Je sens le désespoir envahir la moindre parcelle de mon être.

— Tu n’as effectivement rien fait pour finir ici, reprend le démon en marchant, insensible à ma détresse. Mais ton âme n’en reste pas moins damnée. Tu as pourtant de la chance, car je suis un être clément et généreux. Vois-tu, même en l’absence de tortures, les âmes se détériorent et s’assèchent en Enfer : elles oublient les émotions positives, les sensations agréables. Elles ne ressentent plus que la douleur, la peur, la rage, la jalousie… Elles vivent une agonie infinie sans la moindre chance d’absolution. Lorsque ce phénomène est proche pour mes sujets, à défaut de pouvoir les absoudre ou les tuer : je les cristallise, ils ne ressentent alors plus rien, comme un long sommeil sans fin.

Je serre les dents et laisse les larmes couler silencieusement. Est-ce là le sort que je dois désirer ? Combien de temps devrais-je jouer l’esclave soumise pour espérer cela ? Le temps ne passera jamais assez vite.

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