Chapitre 10

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Au bout du couloir, une immense double porte recouverte de cuir noir et d’or nous mène à ce qui semble être son bureau. Si le couloir me semblait terrifiant, ce n’est rien face à cette pièce.

La pièce est immense, quasiment circulaire. Est-ce un octogone ? Non, il y a plus de côtés… Je compterai plus tard… Le plafond est très haut, c’est un dôme doré avec en son cœur une boule de lumière noire qui brille tel un soleil obscur, inondant la pièce de ténèbres et de lumières blafardes. C’est impossible… Cela n’a aucun sens, pensé-je avant de porter mon regard sur toute l’horreur de cet endroit. Face à la porte, au centre de ces lieux se dresse un gigantesque bureau, composé d’une grande plaque de marbre noir rectangulaire tenue par quatre personnes, elles aussi vraisemblablement figées à jamais. Elles ne sont pas seules ici. Partout où mes yeux se posent se trouve un être réduit à l’esclavage ou des restes d’êtres humains. Le sol même est un immense charnier couvert d’une plaque de verre ou quelque chose de similaire, permettant de voir les cadavres et les ossements qui s’entassent, le tout formant une mosaïque de sang, de chair et d’ossements macabre et obscène.

Toujours sur le pas de la porte, je n’ose pas m’avancer. J’observe le démon prendre place derrière son bureau, sur son siège en cuir (humain ?).

— Approche, petite chose.

Je ravale ma salive et pose un pied en avant, le charnier semble s’agiter à mon approche, me faisant sursauter. Comment peuvent-ils être « vivant » dans leur état ? Les souvenirs de la plage noire me reviennent en mémoire, ma capacité à sentir et vivre malgré le tourment, la main accrochée à mon bras… C’est dur à admettre, mais pour l’instant je ne m’en sors pas si mal en compagnie de ce démon.

— Ne t’inquiète pas, ils ne peuvent pas t’atteindre… s’impatiente-t-il.

Un pas après l’autre, je m’avance dans cette salle horrifique et découvre le bazar couvrant le bureau. Un énorme coffret en bois sombre occupe un coin du bureau, mais je discerne également des ossements taillés et sculptés, un boulier, des lames en divers métaux et des parchemins. Une multitude de parchemins. Certains couverts d’écritures illisibles, d’autres comportent des cartes, des symboles… Enfin, à l’opposé du coffret se trouvent deux immenses sabliers ; l’un rempli d’un sable rouge sombre dont l’écoulement est irrégulier, la quantité même à l’intérieur semble varier d’une seconde à l’autre. Le second est encore plus étrange : dans la partie supérieure se trouve le sable le plus blanc que j’ai jamais vu et il semble insensible à la pesanteur, quand dans la partie inférieure le sable est d’un noir insondable et compact.

Je m’apprête à prendre la parole, quand je vois soudain l’une des jeunes femmes à ma droite cligner des yeux et me regarder. Je sursaute de stupeur, sa peau est blafarde, ses lèvres et ses narines sont cousues de fils noir, mais ses yeux sont vifs. Cette femme est-elle consciente ? Un claquement de doigts sonore me rappelle de me tenir correctement. Astaroth soupire.

— Si le couloir précédent représente le repos éternel, je te présente le purgatoire. Les êtres ici présents ont commis des impairs plus ou moins graves à mon égard. Pour les plus graves : ils sont à nos pieds, jusqu’à ce que j’en décide autrement et pour l’instant aucun de ceux que j’ai envoyés-là n’en est revenu. Pour les plus légers, ils me servent jusqu’à ce que je me lasse et que je décide de les cristalliser complètement ou de les donner à mes généraux.

Je me surprends à me demander ce qui est le pire entre l’extérieur et cette pièce. Je ne parviens pas à me décider.

— Lorsque je ne suis pas sur le champ de bataille, je passe la plus grande partie de mon temps ici où j’effectue mon travail de Trésorier des Enfers et où je reçois mes généraux et autres démons. Ta place est à ma droite, à deux mètres de ce bureau.

Il marque une pause et son regard est insistant sur moi, je comprends rapidement que je dois m’exécuter. Ce statut d’esclave me rend intérieurement folle, mais je tâche de prendre sur moi, le souvenir de mon pied se détachant de mon corps sous les crocs et les pinces de démons est encore trop vif dans mon esprit. Une fois en place, je lève les yeux vers lui, je ne trouve aucune satisfaction dans son regard, juste cette inlassable lassitude. Il soupire.

— Redresse-toi et perds ce regard de chienne battue ou je te donnerai une bonne raison d’être malheureuse. Crois-moi, je sais être créatif.

Un frisson de terreur caresse mon échine tandis que je me redresse et tente, tant bien que mal, de me composer un visage neutre.

— Guère mieux, mais cela viendra avec le temps. Lorsque je ne te solliciterai pas, tu devras rester à cette place, soit dans cette position, soit à genoux comme le sont tes prédécesseurs dans le couloir.

On ne peut plus claire. Je reste debout, bien droite. Hors de question que je m’agenouille face à lui ! Quant à le regarder avec adoration, il peut toujours courir ! Mon visage a certainement dû trahir mes pensées rebelles, un sourire féroce se dessine sur les lèvres d’Astaroth. Les miennes restent closes, bien qu’un millier de questions ne demandent qu’à sortir, mais les potentielles réponses me terrifient. Qu’ont commis ces êtres à mes pieds ? Et ceux qui nous entourent ? Et puis surtout… qu’entend-il par solliciter ?

Le sourire du démon s’étire.

Ma parole, est-il capable de lire les pensées ?

— N’as-tu donc aucune question ? me demande-t-il d’un ton où perce nettement la moquerie.

— En quoi consiste votre travail de Trésorier ? Je n’ai pas l’impression que votre monde soit régi par les lois du capitalisme.

Je pensais le surprendre avec cette question qui est loin de mes réelles inquiétudes, il n’en est rien. Il arbore toujours ce semblant de sourire carnassier.

— En raison de mes pouvoirs, je suis le seul à connaître le nombre exact d’âmes damnées sur Terre ou aux Enfers, le nombre de sentinelles, de soldats, de généraux infernaux… Enfin, l’Homme étant cupide, je suis à l’origine de la création de la bourse et je suis celui qui joue avec ses valeurs en fonction de nos intérêts et des requêtes faites par nos damnés. Je suis en quelque sorte un parent très proche du capitalisme.

Mon regard se porte à l’extrémité du bureau où se tiennent les sabliers, je pense avoir une bonne idée de ce que leur sable est censé représenter. J’ai un terrible frisson face à la quantité de sable rouge. Sommes-nous tant à être damnés ?

Astaroth ne me quitte pas des yeux, étudiant chacune de mes réactions, chacun de mes regards. Le silence est pesant, je regretterais presque les cris d’agonie en fond sonore. Le futur qui se présente à moi me donne envie de hurler, de pleurer, de vomir… Je ne supporte pas d’avoir mon corps ainsi exposé. J’ai l’impression que ce collier autour de mon cou m’étouffe. Je tremble des pieds à la tête de terreur, de désespoir. Je sens soudainement des larmes me trahirent et inonder mon visages, pourtant je reste droite et je maintiens cette ignoble posture qui m’est imposée. Je n’ai aucune idée de ce qu’il entend par punition ; l’ignorance est à la fois une tourmente et une bénédiction.

Un mouvement attire mon regard, il s’agit des yeux de l’une des femmes tenant le bureau face à moi. Elle me regarde avec une intensité troublante, malaisante. C’est étrange à définir, mais son regard me glace et me met mal à l’aise là où je m’habitue à celui du démon. Cette dernière réflexion me rend particulièrement perplexe.

La curiosité me dévore et finit par s’exprimer malgré moi .

— Vous ne m’avez toujours pas dit quelles seraient mes taches, énoncé-je d’une voix morte, tout en gardant mon regard prisonnier de celui de cette femme à six ou sept mètres de moi.

Le démon soupire, mais affiche néanmoins toujours son sourire effrayant.

— Lorsque je suis ici, tu as pour mission de me suivre, où que j’aille et attendre sagement que je te donne une directive.

— Quel type de directive ? m’entends-je demander d’une voix chevrotante.

— Tu as la mémoire courte, petite chose. Je te l’ai déjà dit dans la chambre. Tu es ma femme-objet, ton rôle est de satisfaire toutes mes envies. Si tu tiens à l’entendre clairement, soit : je parle d’envies sexuelles.

Les mots sont prononcés. Je tremble comme jamais, mais je résiste, je ne me mettrai pas à genoux face à lui. Mon regard finit par se détacher de celui de la femme, il tombe à mes pieds où s’écrasent de lourdes larmes silencieuses.

— Vous allez me violer.

Ces mots m’échappent telle une question rhétorique.

— Je n’aime guère cette locution, oublie-là. Je vais effectivement solliciter ton corps, mais tu auras le choix : celui d’obéir ou celui d’être punie. Enfin, si tu refuses de satisfaire la moindre de mes demandes où si tu ne t’appliques pas, tu seras libre de quitter ces lieux et de tenter de survivre dans cette dimension...

Tu parles d’un choix ! C’est ça sa putain d’idée du consentement ? Le désespoir me prive de force pour m’exprimer, le peu qui me reste me permet tout juste de rester debout.

— Vous allez me violer.

Cette fois, je prononce ces mots telle une sentence inéluctable.

Je l’entends se lever et se rapprocher, avant de voir ses pieds se placer devant moi. Ses ongles noirs sont répugnants, on dirait des griffes ou des serres animales. Un frisson de dégoût de traverse, la bile me monte à l’idée de devenir l’esclave sexuel de cet être immonde, quand sa main vient délicatement saisir mon menton et le relève avec douceur.

Je plonge malgré moi dans le cuivre de ses yeux.

— Tu vas souffrir de ta condition au début, mais plus vite tu l’accepteras, plus vite tu y prendras du plaisir, affirme-t-il tout en effaçant mes larmes.

Ses mots ne me rassurent pas, ils m’horrifient. Un spasme me traverse, me faisant trembler plus fort. Ses sourcils se froncent.

— Hum… Mais peut-être préfères-tu échanger directement ta place avec Qiao ?

C’est à mon tour de froncer les sourcils : qui ? Quoi ? Une malice sombre se dessine sur ses traits.

— Qiao est la jeune femme que tu dévisageais quelques instants plus tôt.

Mon attention se porte sur la femme derrière lui à l’autre extrémité de son bureau. Comme tous les autres humains ici, elle est nue, son corps est pâle comme celui des « graciés » dans le couloir, ses traits ne laissent paraître aucune émotion. Ses yeux en revanche, c’est une autre histoire. Pêle-mêle, je distingue la folie, la rage, la souffrance, la jalousie et tant d’horreur…

— Qu’en dis-tu ? me relance le démon. Voilà un peu plus de sept cents ans que Qiao est prisonnière de cette posture, incapable de bouger, contrainte à sentir le poids de ce marbre, condamnée à souffrir d’asphyxie. Elle acceptera volontiers d’échanger les rôles avec toi.

Je me tourne à nouveau vers mon bourreau. Il attend réellement une réponse. C’est un vrai choix qu’il me soumet, enfin, si l’on peut qualifier cela de choix… La folie et la douleur dans le regard de la jeune femme me font mal. J’ai pitié d’elle. Une part de moi veut dire oui ; libérer cette femme et me mettre à l’abri des perversions d’Astaroth.

Pourtant.

Pourtant mon instinct de survie me hurle que c’est un piège, il me somme de refuser, de ne penser qu’à moi. Ce n’est pas un simple non que me dicte ma conscience, c’est un non crié, hurlé, vociféré ! Un non ferme et indiscutable. Je me rends compte que ce salaud m’a déjà bien conditionnée : malgré moi, j’aspire à finir à genoux dans le couloir, à devenir une statue anonyme de plus.

Une partie de moi meurt à cet instant.

— Non, maître Astaroth.

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