CHAPITRE 4 : Trop jeune pour mourir
Comme maman rayonnait ce jour-là dans son élégant blazer bleu roi, jeté avec chic sur ses frêles épaules et assorti à ses beaux yeux. Une perruque blonde subtilement bouclée, d’effet naturel cachait son crâne chauve. Elle paraissait heureuse, on aurait pu croire qu’on célébrait mon mariage tant la fête était somptueuse, mais il ne s’agissait en fait que de ma communion solennelle. Ma mamounette avait fait installer une immense tente adjacente à la villa de mon grand-père dans son domaine de l’Hosté à Wavre pour y faire dîner les invités. Toute la famille et tous les amis de mes parents ainsi que ceux de mes frères, la belle jeunesse dorée bruxelloise, avaient répondu présents. Champagne, repas raffiné, rythmes disco et feu d’artifices contribuèrent au succès de la soirée. Emportée par ma fougue enfantine, j’eus même l’audace (et l’humour) d’ouvrir le bal en dansant La Bonne du Curé devant une assemblée médusée et attendrie. Faut dire qu’Annie Cordy était la star des enfants de mon âge. Entre deux pas de bourrée, je croisai le regard aimant et admiratif de ma douce maman qui s’effondra en larmes devant l’innocence de sa petite fille qui ignorait encore tout du drame qui se jouerait bientôt. Tandis que ma frêle cousine Anne, belle et sage ballerine d’un soir, esquissait à ma suite quelques pirouettes avec grâce et délicatesse, mon grand frère Marc insista pour que je remette ma jolie robe de communiante en dentelle blanche afin de recevoir plus dignement ses invités.
Maman avait soigné sa sortie. Elle s’appelait Monique Hocké. À l’école, ses condisciples se moquaient gentiment d’elle en la rebaptisant Monique Toquée. Elle est morte un mardi, peu après cette courte rémission, à la maison, dans la canicule de l’été soixante-seize.
Cancer du sein, elle quarante-sept ans, moi douze.
J’ai toujours détesté les mardis.
Depuis plusieurs années, je suis plus âgée que maman ne l’a jamais été et je savoure chaque journée de sursis, mais pour moi, ma mère meurt chaque jour. Je l’ai perdue beaucoup trop tôt, mais elle a eu le temps de m’aimer d’un amour fou, d’un amour prodigieux qui me guide toujours. J’ai reçu l’amour en héritage et j’honore cette femme extraordinaire qu’était ma maman en aimant à mon tour. Je me souviens d’elle, avec nostalgie, installée devant sa machine à coudre où elle passa des centaines d’heures à me confectionner un immense patchwork dont chaque carré avait été prélevé sur un de mes vieux vêtements devenus trop petits et trop usés pour les donner à ma cousine Anne, plus jeune que moi. Elle y avait cousu avec soin une grosse tête rose souriante aux grands yeux bleus et aux longs cils brodés, coiffée de longues nattes rigolotes en laine jaune et affublée de grands bras ballants et accueillants dans lesquels je sautais béatement pour m’y blottir car cette gigantesque poupée faisait office de couvre-lit. Le bonheur !
À ma grande honte, je l’ai perdue, elle aussi, ma colossale poupée aux bras tentaculaires, peut-être au moment de quitter ma maison d’enfance après la mort de maman ou je ne sais comment, en tout cas pas de mon fait.
En plus de l’amour inconditionnel qu’elle me prodiguait généreusement, elle avait une confiance inébranlable en mes capacités, elle me le prouva en déchirant avec calme et détachement le test de QI envoyé par l’école dont le résultat navrant menait à la conclusion catégorique que je serais bien avisée de choisir un métier manuel relativement simple et répétitif. Elle ne me posa aucune question, se contentant de traiter de « stupide » l’analyse hâtive du psychologue de service. Je jubilais en silence en trouvant maman fort intelligente, elle ! Ma superwoman n’a jamais su que sa petite fille de neuf ans, avertie par l’institutrice que ce test ne serait pas noté, mais devait être pris comme un amusement, le prit effectivement comme un amusement en cochant les cases au hasard.
Pour me réconforter à l’évocation de mes souvenirs d’enfance, je caresse Cocotte qui ronronne en boule sur mes genoux. Elle est aussi douce de pelage que de caractère. Ma petite Cocotte est née un 24 juillet comme maman et j’y vois un adorable cadeau maternel par-delà de la mort, j’y vois une délicate attention du ciel qui m’autorise à ébaucher un sourire à travers mes larmes. Il y a plus de quarante ans, on ne guérissait pas du cancer du sein s’il couvait en sourdine, on mourrait très rapidement et paradoxalement terriblement lentement dans d’atroces souffrances après maintes mutilations inhumaines et de multiples chimios inefficaces à l’époque. Ce fut une agonie de trois ans, un calvaire, un martyre rythmé par les gémissements de douleur de ma pauvre maman alitée toutes ces années, exsangue !
À son chevet, une infirmière, impuissante à la soulager et notre petite famille qui tantôt l’entourait, tantôt vaquait à ses absurdes occupations quotidiennes, vivant dans un cauchemar, au ralenti.
Comme si cela ne suffisait pas, le chemin de croix de mes parents fut piqueté d’acerbes vexations dont celle infligée par un chirurgien peu scrupuleux, peu discret et encore moins compatissant, que papa surprit dans l’entrebâillement de la porte vitrée de son cabinet au moment où il donnait pour consigne à sa secrétaire d’ajouter dix mille francs au montant de la facture car « ce type-là a les moyens ».
Quels héros, mes parents : maman renonçant au dernier moment à avaler d’un seul coup les monceaux de pilules qui jonchaient sa table de nuit pour rester un peu plus longtemps parmi nous, au prix de mille tortures physiques et morales et papa qui n’était plus que douleur et amour au chevet de la suppliciée.
Que puis-je vous dire de la peine de mon père ? Que puis-je vous dire de son cœur déchiré, gouffre béant de souffrance. Que puis-je vous dire sans le trahir de mon héros, beau comme un dieu ou tout au moins comme Errol Flynn, moustache comprise, légendaire Robin des Bois hollywoodien des années trente ? Que vous dire en effet de cet homme dans la fleur de l’âge, la quarantaine resplendissante et la réussite affichée, qui vit sa vie broyée puis aspirée par la tombe de sa bien-aimée ? Que vous dire de mon papa si ce n’est qu’il a été mon premier ange gardien ? Ce que je veux vous dire c’est que Marcel Poumay était un homme bon.
Mes parents auraient dû profiter d’une vie heureuse et longue avec leurs trois enfants, ils auraient dû profiter de l’amour qui les unissait depuis tant d’années, de leur belle maison, de leur jeunesse, de leur félicité. Mais non, c’était fini avant même d’avoir commencé. Leur fortune, amorcée à la génération précédente par mon grand-père paternel, Jean, et consolidée en famille par la génération de papa, c’est un autre qui en a profité et bien profité. Le plus jeune frère de maman sut tirer profit de notre malheur en détournant à son avantage le patrimoine familial. Je vous épargne ici la saga à la « Dallas » dont je fus la petite victime impuissante – d’ailleurs, un de mes cousins adorait se faire appeler J.R. ! Pour vous donner une idée quand même, mon oncle s’est fait naturaliser money, money, money… monégasque (tout est toujours plus léger sur un tube d’Abba), tandis que moi en comparaison, je vis comme une très modeste notaire de province, ce qui est déjà un privilège par rapport à ceux dont les fins de mois commencent le quinze, j’en suis consciente.
Savez-vous pourquoi à Monaco depuis quelques temps les milliardaires ont peur dès la tombée du jour ? Parce que les millionnaires rôdent !
Mon oncle est décédé il y a dix ans et moi, je subis toujours les conséquences de ses actes, ma vie a été profondément bouleversée par sa trahison, mais j’ai évolué au point de ne pas vouloir lui faire encourir un éternel opprobre qui se retournerait contre moi. Alors j’ai pardonné, j’ai pardonné – uniquement – parce que Jésus me le demande, j’ai pardonné car j’aimerais que l’on me pardonne également. Pardonner une fois pour toutes ne suffit pas, je dois recommencer encore et encore quand la rancœur reflue et me démange à nouveau. Quelquefois, lorsque je tente de prier pour lui, je fais l’amer constat des énormes progrès qu’il me reste à accomplir ! Quand même, j’aurais bien voulu voir sa tête lorsque arrivé au ciel, se retrouvant nez à nez avec maman qui l’accueillit sûrement d’une œillade interrogatrice, les bras croisés sur la poitrine et tapant nerveusement du pied, il balbutia difficilement une pauvre excuse pour tenter de se disculper.
« Ben alors, les mots te manquent, mon petit Robert, prends donc ce Petit Robert et cherches-y " pardon " ! Ensuite, tu le prononces en articulant distinctement chaque syllabe : paar-don ; bref, tu demandes, moi, j’accorde ! » plaisanta-t-elle en lui ouvrant les bras. Eh oui, elle est comme ça, maman, rieuse et magnanime. La grande classe, quoi !
À présent, c’est moi qui vous demande pardon car je suis tentée de me plaindre pour de vulgaires problèmes de sous qui me sont passés sous le nez, mais dans mon petit Dallas singulier, univers impitoyable qui glorifie la loi du plus fort, qui a tiré sur J.R. ?
Personne n’a tiré sur J.R., en réalité, c’est ma blessure d’amour qui lance encore. L’amour à sens unique, ça fait très mal ! Petite fille, j’aimais mon oncle et je lui faisais confiance. J’aimais sa femme, ma tante Anette qui avait juré ses grands dieux à maman, sa belle-sœur et meilleure amie, sur son lit de mort de prendre soin de moi comme de sa propre fille. Tu parles ! La scène que j’ai évidemment vécue en larmes, assise sur le bord du lit maternel, une petite main fermement ancrée à la douce main de mon héroïque maman, l’autre petite main agrippée à celle de ma perfide parente est marquée au fer rouge dans ma mémoire. Pour « soulager » mon père, mon oncle et ma tante prirent soin de moi tant que j’étais l’enfant qui comblait leur désir, m’emmenant quelquefois au cinéma le mercredi après-midi ou en week-end dans leur maison de campagne. Ils avaient espéré avoir une petite fille après deux grands gaillards et je fus celle-là. Je pensais naïvement qu’ils m’aimaient sans réserve, mais en grandissant, je constatai âprement que ce n’était pas de l’amour, c’en était une pâle imitation qui se délita au fil du temps car l’amour de l’argent avait largement pris le dessus. Ah ! l’amour de l’argent, qui peut lutter contre ce rival sans âme, vertigineux miroir aux alouettes, assassin des nobles élans du cœur ? Lorsque la petite fille bien sage que l’on habille et que l’on coiffe à sa guise se métamorphosa en jeune adulte qui pose des questions, Tonton et Tata Picsou se recroquevillèrent sur leur pactole, indélicatement amassé depuis la mort de ma tendre maman qui, du haut du ciel, découvrit en même temps que moi la vénalité décomplexée de son cher frère et de sa belle-sœur qui était pourtant, j’insiste, sa meilleure et inséparable amie !
Je ne me suis jamais remise de ce chagrin d’amour.
La façon dont ces deux-là nous traitèrent au sein de la société familiale spécialisée dans la vente de poids lourds, à laquelle mon père avait dédié sa vie entière, revint à cracher sur la tombe de maman. Papa, hébété, en état de choc, s’est débattu dans ce bourbier, a gardé la tête haute et a continué à nous élever mes deux grands frères et moi, puis il s’est reconstruit petit à petit comme il a pu, comme on tente de le faire après avoir été brisé.
Cependant au milieu du chaos un événement m’a particulièrement marquée à l’heure la plus sombre. Dans son agonie, tout à coup délivrée de toute souffrance, maman qui ne pouvait plus parler fit appeler ses trois enfants, se redressa dans son lit et eut la force surnaturelle de nous embrasser tendrement chacun une dernière fois ! Mon frère Michel avait vingt-deux ans, dix de plus que moi. C’était un beau brun à la chevelure bouclée et aux envoûtants yeux bleus très clairs cerclés de bleu marine ce qui leur donnait une profondeur irrésistible. IL était magnifique : sourire carnassier, charme ravageur, sûr de lui, mais sans arrogance, cultivé et intelligent, la sensibilité exacerbée. Au volant de sa rutilante Alfa spider rouge, il fit tourner les têtes, des belles, des très belles et encore plus de très très belles têtes. Il étudiait le droit à l’université et passait ses vacances en famille à Saint-Tropez, un vrai golden boy. Maman adorait son premier-né, d’un amour fou, d’un amour inconditionnel, un lien unique et mystérieux unissait ces deux-là. Yvonne, sa maman chérie avait quitté ce monde brutalement une semaine avant la naissance de son petit-fils. Le jour de ses funérailles, le cortège suivit avec émotion les empreintes de pas encore fraîches laissées par la défunte sur le chemin de terre du cimetière imbibé des larmes d’un ciel gris compatissant. Venue se recueillir dans la chapelle familiale, ma grand-mère n’imaginait pas y être ensevelie quelques jours plus tard. Ma pauvre maman endeuillée enterrait la sienne juste avant de donner la vie. J’ose à peine imaginer ce qu’elle ressentit dans ces horribles circonstances. Je suis certaine qu’un deuil si cruel, vécu pendant la grossesse a fortement fragilisé le bébé à naître. Lorsque le temps fut venu pour moi de devenir mère à mon tour, je me suis mise à dévorer tout Dolto sur un mode boulimique. Je ne cherchais pas à devenir une mère parfaite ; pour savoir que cela n’existe pas, nul besoin de lire. Non, je me tricotais un douillet manteau de connaissances en pur cachemire – l’intelligence de cette femme m’a totalement éblouie – pour mieux lutter contre la morsure de l’hiver affectif que je traversais en l’absence de celle qui m’a donné la vie et dont le manque se faisait sentir plus vivement encore qu’à l’accoutumée. C’était ma manière de protéger mon enfant et de gérer ce grand plongeon dans l’inconnu.
Alors que j’engloutissais L’image inconsciente du corps de la géniale psychanalyste en question, je fus estomaquée de lire : « Cela peut se produire, par exemple, chez un bébé au cours de la gestation duquel la mère a perdu un être cher, si ce choc lui a fait oublier, pendant quelques jours, sa grossesse : de cet oubli, dont elle seule a le souvenir, il est fort possible qu’on trouve ultérieurement la marque dans les réactions paranoïaques de l’enfant. » Je ne dis pas que c’est bien ce qui s’est vraiment joué, primo : mon frère n’était pas parano, secundo : j’ignore si maman, anéantie par la douleur, a réellement oublié sa grossesse ne fût-ce qu’un instant et tertio : Françoise Dolto appuie bien sur le fait que l’on ne peut pas généraliser, mais je ne peux que constater qu’un frisson singulier me saisit lorsque ce passage m’a sauté aux yeux. Pourquoi ? Sous un vernis glamour, Michel, doté d’une trop grande sensibilité, a été dévasté par la souffrance et la mort de maman. L’insidieuse guerre psychologique et financière que notre oncle mena ensuite contre notre père endeuillé pour prendre le contrôle de la firme familiale s’insinua dans tous les aspects de nos vies, fissurant la belle cohésion de la tribu que formaient nos deux familles qui partageaient absolument tout et dont le sourire de maman avait été le ciment. Cette « drôle de revanche » nous brisa le cœur. Une tristesse mortelle nous submergea, chacun souffrait dans son coin de cette déchirure à vif. Michel, en tant qu’aîné se retrouva dans une position intenable, tentant de se tenir debout au milieu des bourrasques, tentant de « rester loyal » à la fois à notre oncle et à notre père qui faisait tout ce qu’il pouvait pour le protéger. Ce fut bien sûr mission impossible. Ne pouvant soutenir la cruauté de certains et à jamais inconsolable, il noya de plus en plus souvent son chagrin dans l’alcool, en vain, figurez-vous que le chagrin, ça flotte !
Dis comme ça, ça donne envie d’aller crever dans le caniveau un soir d’orage, mais il tint bon.
J’y vois un lien avec les douloureuses circonstances de sa naissance qui l’ont inconsciemment empêché de rebondir définitivement malgré toute l’énergie déployée. S’armant d’un courage inimaginable, il lutta toute sa vie contre cette addiction à coup de cures de désintoxication, alternant de longues plages d’abstinence et de douloureuses périodes de rechutes. L’alcoolisme est une maladie épuisante, un dédale d’épreuves successives à surmonter. Tout est source de tortures diverses et variées : prise d’alcool, sevrage, abstinence, renoncement, acharnement. Espoir et désespoir se succèdent, on est perdu, on ne sait plus quoi faire. La seule certitude, c’est que personne n’échappe aux conséquences dévastatrices sur la santé, sur la vie amoureuse et professionnelle ni aux ravages faits aux familles, particulièrement aux enfants qui trinquent plus que quiconque.
J’ai beaucoup évolué grâce à mon frère, j’ai appris à me détacher d’un jugement hâtif et injuste pour comprendre que ni la responsabilité, ni la volonté de la personne qui souffre d’addiction à l’alcool n’est en cause, au contraire mon frère était l’homme le plus courageux du monde.
Mais l’histoire de ma grand-mère, Yvonne, que je n’ai donc pas connue sur cette terre, ne s’arrête pas là. Au contraire, elle s’est manifestée à moi de la plus belle des façons, cinquante ans après sa mort !
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