CHAPITRE 8 : L’usine

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Mon amie Fabienne et moi étions inséparables depuis notre première rencontre à la maternelle. Nous avons fait toutes nos études ensemble. On ne nous croisait jamais l’une sans l’autre jusqu’au jour béni où je rencontrai l’amour de ma vie, mon si tendre Philippe. Après deux années d’études avortées en droit à l’université Saint-Louis, mon amie continua sans moi et obtint son diplôme. (Moi, mon seul diplôme finalement est celui du plus beau bébé Cadum lorsqu’il prit à maman la lubie de prouver qu’elle avait bien pondu, je peux utiliser ce mot non politiquement correct car je suis la belle ponte, donc je suis !)

Les parents de mon amie l’encourageaient sans cesse, surtout lorsqu’en pleine session d’examens, à bout de fatigue, la tentation de tout abandonner la tenaillait. Je n’ai pas eu cette chance. J’avais toujours été une jeune fille très sage et studieuse, une bonne élève qui ne posait aucun problème. Papa concentré sur le tourbillon de sa nouvelle vie, avec une nouvelle femme et ses trois filles, dans une nouvelle maison ne se préoccupait nullement de mes études universitaires pensant légitimement que tout irait bien pour moi, comme d’habitude. Mais j’étais amoureuse, éperdument amoureuse pour la première fois et je le suis toujours. Grisée par ce tout nouvel amour vorace d’espace et de temps, je n’eus pas la présence d’esprit de me recentrer sur mes chères études. Je m’appliquais quand même, j’assistais aux cours et j’étudiais, mais insuffisamment. Je n’étais ni assez motivée, ni assez ambitieuse. Ceux d’entre vous qui ont fait ou tenté de faire des études, qui font des études ou qui ont des enfants aux études savent combien la pression est forte sur les jeunes et sur les parents aussi. Les soutenir sans être lourd relève d’un art subtil dans lequel je n’excelle pas toujours ! Disons que Philippe et moi exhortons quotidiennement nos deux fils à étudier car nous avons tirés les leçons de nos propres erreurs, de notre beau petit gâchis personnel.

Parfois, je ris toute seule en pensant aux carrières de stars qu’ils auraient pu faire s’ils m’avaient écoutée, mais ils ont choisi d’étudier. Je ne plaisante qu’à moitié car quand j’y repense, je suis toujours aussi convaincue que cela aurait cartonné ! Nous avions envie de découvrir de nouveaux horizons en famille et avons choisi de visiter quelques grandes villes chinoises en juillet 2012. Nos garçons y ont eu un succès fous, les gens les arrêtaient dans la rue pour les prendre en photos, les écolières les suivaient partout, comme hypnotisées ! François, dix-sept ans, très grand et mince, beau garçon aux traits classiques, aux yeux verts pailletés d’or et au sourire impeccable, dandy élancé à la chevelure châtain qui lui donne un air romantique tentait de se faire discret. Michel dont le regard bleu clair vous transperce de sa force et vous charme par sa douceur promenait ses quinze ans, inconscient de l’admiration que son élégante silhouette, sa blondeur juvénile, sa peau blanche, son nez droit et sa bouche parfaitement dessinée provoquaient en Orient. Je trouvais cela étrange car il n’est pas rare à notre époque de croiser des Occidentaux à Shanghai ou à Beijing, mais je finis par comprendre qu’un nombre incalculable de touristes chinois issus de provinces reculées profitaient comme nous de l’été pour visiter les beautés incontournables des mégalopoles dont mes fils semblaient pleinement faire partie ! Comme ils savent déchiffrer une partition et jouer du piano, l’idée de leur mettre une guitare entre les mains pour conquérir la Chine me trotta en tête pendant toute la durée du voyage. Je les voyais déjà en haut de l’affiche – des frères qui chantent : il y a du potentiel ! – et je supputais le retour sur investissement en orthodontie que mon mari et moi avions consenti pendant tant d’années. Mais rien à faire, ces graines de star voulaient absolument faire des études ! Pourtant mon plan était parfait, seule la question subsidiaire de savoir si mes fils chantent juste ou comme des casseroles reste encore ouverte…

Au lieu d’avoir des stars à la maison, j’ai deux étudiants qui contrairement à leur vieille mère maîtrisent parfaitement l’art de l’examen oral. Je vous en donne un exemple illico presto – là, c’est du latin et aussi de l’italien, mais dans mon exemple, il s’agira de flamand : l’examen de Michel se déroulait par webcam (confinement oblige), il devait commenter un travail écrit qu’il avait préalablement envoyé au professeur, parler d’un livre qui traite de sujets économiques pointus et répondre à des questions sur le cours, le tout en Néerlandais. Par trois fois, l’examinateur lui demande de choisir un nombre entre un et quarante-cinq dans différentes séries de questions. Comme Mimi choisissait toujours le quinze, le professeur lui demanda si c’était son numéro fétiche, mon fils lui répondit sans se démonter : « Non, c’est la note que je désire obtenir ! » Le prof éclate de rire : voilà comment on détend l’atmosphère avant de parler pendant une demi-heure de l’impact de la découverte du nylon sur le marché du bas de soie comparé à l’impact de l’introduction du crack sur le marché de la drogue !

C’est dans le tram que Fabienne, mon inséparable amie d’enfance, croisa notre ancienne prof de gym, Madame Claire, qui a toujours été adorable avec nous. Elle m’aimait bien, j’étais danseuse classique donc forte en gym et lorsqu’elle s’enquit de moi, Fabienne répliqua avec naturel : « Oh, Brigitte va bien, elle travaille à l’usine. »

Madame Claire se décomposa, m’imaginant sans doute ouvrière à la chaîne répétant à l’infini des gestes harassants tel Charlot dans Les Temps modernes. Comprenant son inquiétude, Fabienne s’empressa de rectifier : « Non, non, non, l’usine de son père. »

Oui, je travaillais à l’usine comme on disait dans la famille. Ces quatre années furent un vrai calvaire car les clans familiaux se déchiraient ; les cinq petits-enfants de la troisième génération atteignaient l’âge adulte et commençaient à prendre leurs fonctions au sein de la société familiale. Nous aurions dû être traités équitablement, mais depuis la mort de notre mère, un fossé s’installa entre d’une part mes deux cousins, chouchous de leurs parents et de mon grand-père qui les installèrent rapidement aux commandes de l’entreprise sans aucune qualification et d’autre part, mes deux frères et moi à qui l’on faisait de plus en plus barrage. Bien qu’il fût l’aîné, Michel travaillait au département commercial en étant cornaqué par nos cousins, et Marc, le seul d’entre nous à avoir décroché un diplôme universitaire, était encore aux études. Quant à moi, une fille dans ce milieu machiste, je n’existais pas ! On me claqua la porte au nez, mais comme je m’étais plainte à mon grand-père qui voulut paraître juste à mes yeux, tout s’arrangea, du moins provisoirement. Mon oncle Robert et ses fils, avides de pouvoir et d’argent, menèrent une lutte acharnée afin que nous leur cédions nos parts héritées de maman. Par respect pour sa mémoire qu’ils bafouèrent mille fois sans vergogne et pour mettre fin à cette infâme guerre familiale dans laquelle ils disposaient de toutes les ressources affectives et financières qui nous manquaient, nous avons fini par les vendre pour une somme infiniment inférieure à leur valeur réelle.

J’appris à mes dépens que le corps exprime ce que l’esprit réprime. Ma peau parla pour moi. Mon corps hurlait en silence : « Sauve ta peau, quitte cet endroit, ne te retourne pas, cours Forrest, cours…, pardon, cours Brigitte, cours. »
Je souffrais d’atroces crises d’urticaire massives. L’urticaire, cela prête à sourire, cela semble bénin, mais c’est l’enfer. Cela prit des proportions ahurissantes : des mois durant, ma peau se couvrit d’une multitude de gourmes rouges, chaudes et douloureuses qui se déplaçaient partout sur mon corps telles des vagues déferlantes d’angoisses. À l’usine, je m’enfermais dans les toilettes pour pleurer en cachette. Tout me chatouillait et me grattouillait, n’en déplaise à Jules Romains et à son docteur Knock, me jetant dans un profond désespoir que seul mon tendre amoureux devinait.

Dès le plus jeune âge, je dus faire face à ce genre de désagrément. Le docteur Carette, pédiatre et ami de la famille, n’a jamais compris l’origine des rashs qui m’assaillaient sans raison apparente. Ne sachant que répondre à mes parents inquiets, le toubib s’en sortit par une pirouette en baptisant cette mystérieuse maladie du nom de « poumayïte », transformant mon nom de famille en nom de maladie ! – je réalise à présent que la poumayïte était le symptôme d’un stress métaphysique combiné à l’intuition diffuse du funeste destin qui m’attendait au coin de l’enfance. Je ne laissais personne m’arracher des bras de ma mère, je ne supportais pas de m’éloigner d’elle. Incapable d’expliquer les frémissements d’effroi qui m’étreignaient, je piquais des crises de panique si on passait outre à mes mises en garde, ce n’était guère un caprice, mais bien une souffrance insupportable. L’anxiété ravalée des terreurs nocturnes qui jalonnèrent mes jeunes années prit sens à postériori, je pressentais l’arrachement sans pouvoir pour autant l’imaginer.

Cette fois encore ma peau réagissait violemment au mal-être dévastateur dans lequel me plongeait ma famille maternelle. Ma dermatologue qui ne savait rien du mauvais vaudeville qui se jouait dans ma vie cherchait la cause ailleurs, elle subodorait quelque allergie, elle se creusait les méninges : fraises, noisettes, lessive ? Qu’est-ce qui lui échappait ? Devant l’ampleur du problème, elle s’interrogeait et elle m’interrogeait avec acharnement sur ce que je mangeais, sur les produits que j’utilisais, elle passa tout en revue, cela dura des mois. Les médicaments rencontrèrent immédiatement leur limite. Rien ne me soulageait. Comment aurait-elle pu trouver ?

Vis-à-vis du personnel de l’usine, j’étais la fille et la nièce des patrons. Je devais faire bonne figure pendant que mes cousins, âgés d’une dizaine d’années de plus que moi m’humiliaient gentiment. Pour un salaire de misère, vingt mille francs belges par mois, soit cinq cents euros, alors qu’ils roulaient en Ferrari, je partageais un bureau avec trois gros fumeurs. Je ne voyais plus le bout de mon nez dans cet aquarium enfumé. Impensable de nos jours.

Ah ! il a bon dos le bas de l’échelle ! Certains fils à papa commencent moins bas que d’autres, surtout s’ils sont nés garçons et que vous êtes née fille dans un milieu éhontément sexiste à une époque encore plus ouvertement phallocrate qu’aujourd’hui, quoique Trump se soit appliqué sans relâche à décomplexer (entre autres) les misogynes de tout poil.

Ah pardon ! je suis injuste, dans sa grande générosité mon cousin, responsable des finances, m’a payé des cours du soir… d’économie ? de marketing ? de relations publiques ? Que nenni peuchère, des cours de dactylographie, comme il se doit pour une fille ! Pour sûr, il imaginait Bibi, dont l’avenir brillait à l’évidence moins que la carrosserie de son bolide, planquée dans un coin derrière sa machine à écrire pour le reste de sa vie, petite fille trop concentrée sur ses petites touches pour oser perturber le grand homme qui, lui, s’apprêtait à devenir président-directeur général, of course !

Commencer au bas de l’échelle fut le parfait prétexte pour dégoûter et stresser à mort la gênante petite cousine, orpheline de mère, empêtrée dans sa peine et dans la naïveté de ses vingt ans.

Résultat : je me suis retrouvée un samedi matin, évanouie dans le cabinet de ma dermato, les jambes en l’air pour faire remonter le sang au cœur, une seringue d’adrénaline plantée dans le bras. Ma doctoresse, très chic, en grande tenue de témoin de mariage avait répondu présente à l’appel au secours de Philippe. « Passez vite au cabinet », avait-elle insisté. « Dépêchez-vous, venez tout de suite », renchérit-elle à l’énoncé des inquiétants symptômes de suffocation décrits au téléphone par mon époux affolé. Elle avait vu juste : gravissime œdème de Quincke, seule urgence médicale en dermatologie. Ma gorge enflait, l’air ne passait plus sous l’effet d’un choc anaphylactique, je perdis connaissance dès le seuil de sa porte franchi. À vingt-quatre ans, ma première expérience professionnelle dans l’entreprise familiale se solda par ma mort.

Par bonheur, la docteure De Donder me ressuscita. Son sang-froid et sa réaction ultra rapide me sauvèrent. Après de longues minutes hors de ce monde, mais pas encore tout à fait dans l’autre, je repris enfin mon souffle sous ses doigts affairés. J’ouvris péniblement les yeux sur la gracieuse jeune femme en robe violette de taffetas froissé, penchée sur ma respiration. Un bibi à voilette fardait son regard inquiet. Dans un doux sourire plein de compassion, elle poussa un long ouf de soulagement. Je lui dois la vie et je lui en suis reconnaissante. Philippe, blême et défait pleurait à mon chevet. Après s’être assurée que je ne risquais plus rien, elle m’invita au repos complet pour le reste du week-end, elle me reverrait lundi matin : « Il faudra agir énergiquement car cette fois, ce n’est pas passé loin ! » me dit-elle d’une voix encourageante qui contredisait le propos. Je compris que derrière ce « ce » se cachait la Grande Faucheuse (j’en bégaie encore de frayeur). Elle nous accompagna jusqu’à notre voiture (la dermato, pas la Grande Faucheuse), me caressa la joue et rejoignit son mari qui l’attendait en smoking sur le trottoir d’en face.

Après un week-end déstabilisant qui balança entre confusion et sévère remise en question, arriva le lundi de la prise de conscience qui fit complètement basculer le cours de ma vie. J’étais perdue, malade et malheureuse comme les pierres en poussant la porte du cabinet médical de ma dermato qui voulut immédiatement remonter le fil des événements pour comprendre ce qui avait provoqué cette crise épique. Ma docteure House en jupe était bien décidée cette fois à élucider cette affaire et à découvrir le secret que recelait mon énigmatique maladie. Et là, patatras fit le bruit de mon amour-propre en roulant sur son bureau. Je me liquéfiai en un torrent de larmes, le voile se déchira, la brume se leva. Je réalisai au moment de le dire à voix haute que j’étais au bout du rouleau, qu’un stress intense s’était immiscé dans chaque recoin de mon pauvre cerveau et dans chaque recoin de ma misérable vie. Ceux que j’aimais comme des parents et comme des frères, dont j’avais toujours été si proche et qui étaient censés m’aimer et me soutenir puisque j’étais la petite dernière du clan, me torturaient psychologiquement, me faisaient sentir que je n’étais pas la bienvenue chez moi, au sein de l’entreprise familiale, me repoussaient sournoisement un peu plus chaque jour pour me dégoûter. Je compris que depuis que maman n’était plus là pour me protéger, ils exhibaient sans complexe leurs vrais visages grimaçants, masqués jusque-là par un joli sourire faussement accueillant. Mais en coulisse, c’étaient les grandes manœuvres. Leurs propos avaient choqué un directeur mis dans la confidence à tel point qu’il vint me trouver en douce pour me mettre en garde. Il m’aimait bien car j’étais dans la même classe que sa fille en secondaire et il se désolait de voir que l’on abusait de ma confiance, de ma jeunesse, de mon affection. Cet homme d’âge mûr regardait ses chaussures en s’adressant à la jeune fille que j’étais, mais il surmonta sa gêne pour me faire comprendre en termes savamment choisis qu’il avait honte des intentions du trio infernal dont il atténua beaucoup la pensée pour m’assurer sans vouloir m’offusquer que je ne pourrais jamais être heureuse ici, que cette famille était toxique pour moi, que mon oncle échafaudait des plans pour se débarrasser de nous et qu’il me serait compliqué de faire valoir mes droits car il ne lâcherait jamais un centime des comptes dont il détenait seul la signature. Il ajouta que je ferais mieux de faire ma vie loin d’eux, puis d’un ton triste et protecteur, il me confia que sa conscience ne lui permettait plus de se taire car il avait beaucoup de respect pour mon père. Je souriais bêtement, je ne comprenais rien de ce que je venais d’entendre, je ne pouvais pas le concevoir ; en quelques secondes je passai de perplexe à abasourdie, puis ce fut l’état de choc, ensuite plus rien ! J’avais enfoui cette insupportable trahison dans le secret de mon cœur, je n’en avais parlé à personne, mais là tout à coup, en me confiant à ma docteure House, tout m’explosait au visage. J’étais incapable de réfréner le flot de mes émotions.

Quant à celle qui clamait être ma seconde mère depuis le jour de ma naissance, et plus encore depuis le jour de l’arrachement, elle ne prit jamais ma défense lorsque je subissais des pressions de la part de son mari ou de ses fils, elle laissa faire. Elle changea du tout au tout. Je ne la croisais plus qu’aux conseils d’administration qui tournaient au pugilat. Je souffrais de plus en plus, mais elle n’eut pas un mot, pas un regard, pas un geste pour moi. Elle était aimable comme une porte de prison. J’hallucinais, son attitude devint l’objet d’une angoissante inquiétude, je perdais à nouveau une mère. Elle n’avait jamais su mignoter à suffisance l’enfant sensible que j’étais, je me languissais des câlins maternels chauds et réconfortants, des bouffées d’amour tendres et douillettes que me prodiguait ma maman dont les excès de libéralité en sentiments affectueux et en adorables petites attentions quotidiennes me ravissaient. En revanche, mon ersatz de mère n’était pas du genre à dorloter, naguère pourtant elle s’était sincèrement souciée de moi, elle semblait m’aimer. Mon tourment vira au cauchemar lorsque que je compris que notre relation si intime dans mon enfance n’était pour elle que façade et mensonge. Elle organisa une grande soirée d’anniversaire pour ses soixante ans, invita toutes ses amies qui sont aussi les miennes, convia le ban et l’arrière-ban, mais pas moi, comme pour me désavouer publiquement. Je lui téléphonai pendant la fête pour lui dire qu’il serait plus intelligent de chercher une voie de réconciliation (la rupture complète n’était pas encore consommée à ce moment-là de notre histoire), mais elle me rétorqua : « Tu comprends Brigitte, je ne t’ai pas invitée car tu te serais sentie mal à l’aise » ! Tu parles ! C’est elle qui était mal à l’aise ! (À ce jour, alors que la vie a passé, elle ne m’a plus jamais adressé le moindre mouvement de tendresse ni même de sympathie, se contentant d’un bonjour glacial quand on se croise poliment aux mariages ou aux enterrements !)

À cet instant de mon déballage dans le secret d’un cabinet médical, je compris que pour éviter le mien (d’enterrement), je devais me sauver…

J’étais à la fois dans tous mes états et soulagée d’un lourd poids ou plutôt d’un poids lourd (référence aux camions). La docteure qui m’avait écoutée sans m’interrompre sortit de son mutisme : « Eh bé, tout s’explique, vous n’êtes pas allergique aux fraises, mais bien aux cons ! »

J’ai quitté les établissements Hocké après quatre années de tentatives pour y trouver ma place légitime. Devant l’attitude abjecte des trois compères qui me malmenaient, j’ai abdiqué. Ma peau m’a sauvée, alors j’ai sauvé ma peau.
Fini l’enfer de la traque aux gourmes disgracieuses, adieu urticaire urticant, vieux compagnons de route (et je ne parle pas que de mes symptômes), à moi la liberté !

Dans mon cas, la liberté n’avait pas de prix, mais bien un coût. J’ai tout laissé derrière moi pour faire un saut dans le vide, vide que l’homme de ma vie m’aida à combler. Travaillant comme des forçats, nous nous sommes jetés à corps perdus dans une nouvelle aventure, l’aventure du jouet ! J’en avais eu l’intuition lorsque vers quatorze ans, alors qu’absolument rien ne m’y prédestinait, je m’entendis dire à une amie : « Un jour, j’aurai un magasin de jouets. » Je passai du statut d’héritière d’une grosse entreprise à celui de petite commerçante du haut de la ville comme on dit à Bruxelles. À mon grand étonnement, ce fut merveilleux, j’ai suivi mon cœur, ma petite voix intérieure, et j’ai bien fait.

À l’aube de la trentaine, à la veille de donner la vie pour la première fois, la bataille épique entre actionnaires membres d’une même famille prit fin. En mon for intérieur, je refusais vivement de voir mon bébé innocent et pur naître dans ce milieu toxique. Papa, mes frères et moi résistions aux attaques et nous défendions à coups de cabinets d’avocats prestigieux qui nous coûtaient les yeux de la tête et qui, somme toute, nous conseillèrent très mal lors des négociations finales alors que mon oncle Robert rémunérait les siens sans le moindre scrupule avec l’argent de la société dont nous détenions quarante-neuf pourcents. Les vautours repus du pauvre cadavre de maman rachetèrent nos parts pour une somme dérisoire par rapport à leur valeur réelle. Il faut quand même que je vous dise que notre usine a fourni à L’État pendant des années tous les camions de l’armée belge ainsi qu’une flopée de pièces de rechange et de contrats d’entretien. Toutefois, je n’ai rien vu des comptes en banque bien cachés et abondamment garnis, rien vu des coffres-forts bien remplis, rien vu des lettres manuscrites de Napoléon Bonaparte que possédaient mon grand-père et qui s’arrachent à prix d’or dans les salles de vente, rien vu des meubles de valeur, rien vu des tapis d’orient, rien vu des voitures de collections et ancêtres des années 1900, j’en passe et des meilleurs. Par contre j’ai vu d’autres choses au moment de la vente de la maison de naissance de maman, la villa « Ginette », baptisée ainsi par mes grands-parents en souvenir de leur première petite fille qu’ils ont eu le malheur de perdre à l’âge des biberons de la maladie du sang bleu : j’y ai vu une trentaine de feuilles de vieux journaux, oubliées derrière un mur à double fond, vidées de leur contenu, mais qui en gardaient l’empreinte de forme rectangulaire. Qu’avait-on emballé dans ce papier journal ? Du poisson ? Des lingots d’or ? Le mystère demeure.

Il ne me reste rien des maisons que j’aimais, lieux où vécut maman dans son enfance ou lieux de vacances, derniers liens avec des pans de son histoire qui resteront à jamais inconnus, perdus. Tout fut vendu dans ma jeunesse sans que j’aie mon mot à dire.

Je me revois dans le prestigieux bureau ovale (eh oui, comme à la Maison Blanche) du fondateur de l’entreprise, feu mon grand-père Jean Hocké. Le stylo à la main, enceinte jusqu’aux yeux, je signe la vente. Tout juste trente ans auparavant dans ce même bureau se jouait la même scène. Maman, elle aussi, enceinte jusqu’aux yeux, sur le point de me donner la vie, signait la cession d’un pour cent de ses parts à son frère Robert, passant ainsi de cinquante à quarante-neuf pour cent. Le petit Robert avait une fois de plus piqué sa crise, jalousant l’affinité évidente qui existait entre son beau-frère et son père, et il ne gêna pas pour rouler sa grande sœur. Quant à mon grand-père, sexiste vis-à-vis de sa propre fille, il trouvait normal de donner le pouvoir à son fils, tout en jurant ses grands dieux que dans les faits rien ne changerait. Cest cela, oui ! On a vu ce que cela a donné. Maman n’eut pas le choix. Mon grand-père toujours très théâtral sortit un pistolet de son tiroir et le brandit en direction de papa qui refusait à juste titre de signer quoi que ce soit. Jean hurlait : « Monique, je vais tuer ton mari s’il ne m’obéit pas, ce sont les établissements Hocké ici, pas les établissements Poumay ! » Sous le choc, maman s’évanouit, papa signa. Il venait d’abdiquer devant les larmes de la femme qu’il aimait et qui portait son enfant, déchirée entre son mari, son père et son frère et complètement traumatisée par l’attitude irresponsable des hommes sa famille qui n’auraient jamais agi ainsi du vivant de ma grand-mère Yvonne. Robert avait gagné, il mènerait une vie de pacha et serait le patron de sa sœur puisqu’il avait un petit appendice entre les jambes et un caractère teigneux.

Impossible pour mes parents de contrarier mon grand-père, pater familias à la corpulence respectable et au caractère autoritaire que l’on craignait dans les couloirs de son entreprise. Je dois dire que je trouvais fort amusant d’observer les courtisans tout miel et courbettes virevolter autour de lui sous prétexte de lui donner du feu pour allumer son éternelle cigarette, c’était bien mal le connaître, il ne fumait pas ! Sa cigarette était en plastique, je n’ai jamais su pourquoi ! Afin de nous garder sous sa coupe, il nous culpabilisait souvent de son fameux : « Ah, si j’avais été facteur, vous n’auriez pas tout ça ! »

Ce à quoi, je lui fais avec un certain décalage – ou plus exactement avec un décalage certain – cette réponse qui devrait passer comme une lettre à la poste : « Certes, tu n’étais pas facteur, mais à présent, c’est à toi de m’écouter, c’est ma tournée ! »

Il osait tout pour parvenir à ses fins, jouant au « parrain » mafieux, clope en toc vissée à la bouche, allant jusqu’à tenir en joue son beau-fils d’un révolver menaçant pour le faire plier ! Le tout devant sa fille enceinte !

Quel pauvre con ! (Que j’aime quand même !)

Mais cette fois, trente ans plus tard, c’est moi qui disposais d’une arme secrète dans cette guerre des nerfs : l’aide du ciel ! Mon ange gardien que j’avais constamment sollicité durant ces années m’avait préparée aux événements. J’avais entendu sa voix dans ma tête : « Tu vendras tes actions un vingt-sept novembre, c’est comme cela, c’est ton destin. » J’avais mis mon mari dans la confidence au risque de passer pour folle au cas où mon cerveau malade aurait tout inventé. Cependant, tout se passa comme prévu. Je devais accepter cette situation, le ciel me l’avait demandé. Seul bémol regrettable à mon sens : les anges, eux, se moquent bien de l’argent !

Mon cousin à la mine chafouine n’eut même pas la décence d’attendre que l’encre de ma signature séchât pour fanfaronner. Dans un cri de victoire, il éructa : « C’est dingue, vous venez de vendre alors que j’ai le ticket gagnant du Loto dans ma poche. » Là, mes amis, cela devient trop technique, et j’ai peur de vous lasser. Sachez seulement que mon cousin savait pertinemment que notre compagnie venait de gagner un énorme procès avec un chèque de trois cents cinquante millions de francs belges à la clef, soit presque neuf millions d’euros d’il y a vingt-cinq ans. Mon frère Marc, avocat de profession n’était pas dupe, il était passé aux greffes du tribunal le matin même et était au fait du jugement. En mémoire de maman qui aurait refusé de toute son âme ces déchirements familiaux et parce que cela devenait insupportable, il signa ce jour-là pour y mettre fin. Quant à moi, j’entendis aussitôt dans ma tête : « Ils perdront en appel. » Quelques années plus tard, ce fut chose faite. En attendant, mes « pauvres » cousins (dans tous les sens du terme) qui nous avaient fait croire pendant les quatre ou cinq dernières années de négociations que l’entreprise familiale était au bord de la faillite et qui se plaignaient sans cesse de devoir s’endetter sur vingt ans pour nous racheter une société sur le point de péricliter nous firent aussitôt savoir que quelques jours plus tôt ils venaient d’acquérir le bâtiment voisin, un beau building ! Ils tenaient à nous faire sentir par tous les moyens qu’ils étaient victorieux, que leur menace de faillite était fallacieuse, et qu’en réalité, ils étaient les heureux détenteurs de comptes en banques bien garnis tenus hors de notre portée. Ils jubilaient du mauvais tour qu’ils venaient de nous jouer, ils étaient plein aux as et voulaient que cela se sache. Maintenant qu’ils étaient débarrassés de nous, ils allaient enfin pouvoir transformer une partie des terrains de l’usine en luxueux karting à coup de gros investissements avec en prime le plaisir d’assouvir leur besoin de forfanterie. La duplicité inhérente aux individus de ce lignage poussée jusqu’au vice nous éclatait au visage. Tout était prévu, d’ailleurs à l’inauguration du karting ils firent une présentation de l’histoire des établissements Hocké et de la famille en projetant sur grand écran des films et des photos de l’époque. Philippe et moi avions voulu y assister car j’étais blessée, je cherchais encore à comprendre leurs motivations profondes, je ne pouvais accepter que mon oncle et ma tante choisissent l’argent dont pourtant ils ne manquaient pas plutôt que leurs proches dont ils partageaient la vie depuis toujours puisque nos deux familles inséparables sous l’autorité du patriarche formaient un clan ; nous travaillions ensemble, nous vivions en voisins dans la même propriété, nous partions en vacances ensemble. Je ne pouvais pas accepter que mon oncle et ma tante me rejettent pour de l’argent ! (Aujourd’hui, j’ai bien compris qu’ils m’ont trahie pour une montagne de fric, mais j’ai toujours refusé de leur sacrifier ma touche de naïveté car la candeur préserve la jeunesse de l’âme et il en faut pour réaliser ses rêves.)

Philippe et moi hallucinions lors de la projection, nous ne pouvions que constater à quel point ils avaient tronqué les faits, réécrit l’histoire et effacé toute trace de mes parents, surtout de mon père qui avait consacré sa vie entière à son métier et l’avait dédiée à la firme. Il a rapporté à lui seul des dizaines et encore des dizaines de millions sur plus de quarante ans, c’est lui qui faisait tourner la boutique puisque c’est lui qui vendait les poids lourds, mon oncle s’occupait de la gestion. À la suite de mon grand-père, mon père et ses équipes de vendeurs généraient les rentrées d’argent qui ont permis le développement de l’entreprise. Sous la protection de saint Christophe, saint patron des automobilistes, dont le médaillon d’argent ne quittait jamais ses Jaguar successives, il travailla avec acharnement chaque jour de sa vie jusqu’à pas d’heure, week-end compris, avalant des milliers de kilomètres par tous les temps, sur toutes les routes, souvent dangereuses avant la construction des autoroutes actuelles. Il était apprécié de tous et attendus des transporteurs comme un ami, s’adressant au chauffeur routier ou à la secrétaire avec autant de courtoisie que s’il s’agissait du directeur.

Très respecté des employés et des ouvriers des ateliers de réparation qui reconnaissaient en lui un patron avenant à l’autorité naturelle, profondément humain et soucieux de leur bien-être, mon papa s’enquérait sincèrement des nouvelles de la femme de l’un ou du fils de l’autre. Il était aimé et admiré, j’ai reçu de nombreux témoignages très touchants dans ce sens de la part de toutes sortes de personnes. Dans son métier, mon père était une pointure et cela se savait. General Motors avait essayé de débaucher ce sympathique capitaine d’industrie qui chapeautait six-cents salariés en lui offrant le poste de directeur commercial, mais bien que tenté au plus haut point, vu le manque de respect dont il souffrait au sein d’une belle-famille jalouse de son talent, il était inconcevable pour lui de briser le clan. Maman par amour pour son père ne l’aurait pas supporté. Je pense sincèrement que la cruelle farce tragi-comique jouée par mon grand-père qui a commis une injustice en mettant un terrible coup de pression à mes parents pour satisfaire l’égoïsme de son fils cadet désireux de devenir le calife à la place du calife déclencha une angoisse permanente chez maman qui décida courageusement de continuer à vivre en apparence comme si rien n’avait changé. Le rejet de son père qui avait publiquement avantagé son frère la blessa mortellement et comme elle voulait désespérément croire que tout s’arrangerait, elle supplia mon père de ne pas faire de vagues. Effectivement, tout était calme en surface et bien que je sois réduite à conjecturer sur le passé, il est probable qu’il y ait eu du tirage à ce sujet au sein du couple. À présent, je suis écœurée en réalisant enfin que ce sont les combines malveillantes d’une famille calculatrice qui firent le lit du cancer de ma tendre maman prise en étau entre les injonctions paternelles, les trahisons fratricides et les légitimes désirs d’émancipation de son époux.

Mon grand-père, visionnaire en affaires savait manipuler son monde et diviser pour régner. Il m’a dit des horreurs qu’avec le temps je peux pardonner, mais ne peux oublier, accusant mon père d’être responsable de la mort de maman ! Sa théorie échevelée voulait que maman soit morte par coquetterie ! Pour plaire à son mari et garder la ligne, elle prenait du « faux sucre » dans son café. Voilà l’explication toute trouvée, méchanceté commode qui tombait à pic pour masquer ses propres responsabilités. J’ignore quel était l’édulcorant en vogue à cette époque-là, en fait je pense qu’on en était au tout début du développement de ces substances synthétiques et je conçois que ces produits ne sont pas bons pour la santé, mais cette accusation dégueulasse et malsaine dans la bouche d’un homme mûr censé être un « papy » aimant, portée contre papa dans le but de le faire passer pour un monstre à mes yeux me perça le cœur. Calomnie sans fondement qui ne tient pas la route une seule seconde car primo, maman buvait peu du café et par conséquent consommait peu de sucrettes et secundo, j’ai vu de mes propres yeux mon papa la consoler tendrement alors qu’elle revenait en pleurs d’une séance de shopping avec ma tante Anette. Elle se trouvait grosse (ce qui était complètement faux) et en souffrait beaucoup, par contre tout allait à sa belle-sœur qui était mince par nature et aimait à le faire remarquer – j’ai moi-même vécu ce genre de séance de torture avec tata psychorigide qui ne se gênait pas pour faire des observations désobligeantes à l’adolescente fragile que j’étais alors. Maman pleurait à chaudes larmes, meurtrie dans sa féminité, papa la consolait, lui assurait qu’il l’aimait comme elle était, qu’il était dingue d’elle, qu’elle était la plus belle des femmes, qu’aucune autre ne lui arrivait à la cheville, qu’elle était folle de vouloir maigrir car elle était ravissante. Jamais, je vous le dis avec certitude, ja-mais papa n’aurait pu chagriner maman. Malgré les contrariétés, mes parents s’aimèrent jusqu’au dernier souffle de maman, jusqu’au dernier souffle de papa et au-delà. Le lendemain de la mort de maman, mon grand-père s’adressa ainsi à mon père fou de chagrin : « Ne compte pas sur moi, Marcel, pour payer l’enterrement. » Voilà le topo, vous comprenez mieux pourquoi j’ai fui la smala maternelle.

Après le schisme familial, papa qui adorait son métier ne put se résoudre à l’abandonner, alors il créa à soixante ans sa propre entreprise de vente de camions d’occasion, il continua à travailler courageusement jusqu’à ses quatre-vingts ans, puis céda son affaire à son jeune collaborateur Alex qu’il avait formé, qu’il chérissait et qu’il considérait comme un fils. Ces deux-là s’entendaient comme larrons en foire, ils disaient toujours en riant que pour fêter une vente, ils allaient au resto, mais que si la vente leur avait échappé, ils avaient une technique efficace pour se remonter le moral : ils allaient au resto.

Alex nous quitta cinq ans après papa, fauché dans la fleur de l’âge. La vie vous balance de ces uppercuts qui vous mettent K.-O.

Alex était un très bel homme, chaleureux et souriant qui aimait blaguer et respirait la joie de vivre. Il régalait toute la tablée en chantant à la fin des repas entre copains de sa voix puissante : « Il est venu le temps des cathédraaaales… » Et ça ne ratait pas, c’était sa marque de fabrique, le moment où tout le monde riait de bon cœur. Il avait toujours eu des soucis de santé sans comprendre ce qui lui arrivait, les médecins pataugèrent longtemps, puis l’implacable diagnostic tomba sur le tard comme un couperet : atrophie multisystématisée. On connaît aussi cette maladie neurodégénérative sous le nom de syndrome de Shy-Drager. Son ami de longue date, mon frère Marc qui était à l’origine de la rencontre entre Alex et papa ainsi que notre cousin Dylan qui racheta par la suite à Alex la société créée par papa épaulèrent Alex et sa femme dans les dernières années. Frappé par l’injustice la plus scandaleuse, ce couple admirable donna au monde une magistrale leçon d’amour.

Entre-temps, mon oncle Robert qui n’en avait jamais assez et bien que déjà monégasque ne chômait pas. Il manipula une fois de plus mon grand-père dans les dernières années de sa vie pour nous déshériter des quelques propriétés qui lui restaient encore. Pour ajouter à mon chagrin, le testament qui me déshérite porte la lugubre date du six juillet, date anniversaire de la mort de maman. La vie l’avait quittée au cœur d’un été étouffant, écrasé de soleil, un six juillet. Lorsque je lui en fis le reproche, mon oncle enfouit sa macabre infamie sous une bonne couche de lâcheté et parla de coïncidence ! Vil amour du gain, quand tu nous tiens ! Une fois adulte, comme je me posai toujours mille questions sur son attitude, je pris mon courage à deux mains. Je décidai de lui demander de s’expliquer, les yeux dans les yeux. Il accepta de me rencontrer, il me reçut chez lui, un matin, en présence de sa femme. Il était tellement nerveux que ses lèvres tremblaient légèrement. Je n’étais pas très à l’aise non plus, alors j’ai sorti de ma poche la médaille miraculeuse de la rue du Bac que je porte souvent sur moi et je la glissai dans sa main en signe de paix et de recherche de vérité, un peu comme l’on fait jurer un témoin sur la Bible dans les séries américaines. Quelque peu étonné par mon geste, il se reprit pourtant tout de suite et pour seule réponse à ma salve de questions faussement naïves (je l’avoue bien volontiers) du style : « Oncle Robert, pourquoi n’as-tu pas partagé ? Pourquoi as-tu tout gardé pour toi ? Pourquoi toutes ces disputes pour de l’argent, pourquoi nous avoir fait déshériter ? », j’eus droit à un discours alambiqué sur la supposée infidélité de mon papa ! Mon oncle aurait donc gardé pour lui l’argent et les biens qui revenaient aux enfants de sa sœur pour la venger d’un mari supposément volage, imparable logique ! Tout ce temps, mon oncle pointait un index accusateur en direction d’une mystérieuse mallette en cuir vieilli entrouverte sur d’épais dossiers et posée à ses pieds. J’ai cru comprendre qu’il aurait fait suivre mon pauvre papa par un détective privé afin de le compromettre et sans doute de la faire chanter. Bien sûr, il n’a jamais sorti les prétendus documents de sa mallette pourrie tout comme lui. Quel cauchemar !

Je lui interdis aussitôt de prononcer un mot de plus qui aurait pu salir l’honneur de mon père et la mémoire de ma mère. Pendant qu’il déféquait ses insanités, ma tante, celle-là même qui avait fait le serment à maman sur son lit de mort d’être une seconde mère pour moi, assistait son mari dans cette veule entreprise de déstabilisation. Elle le soutenait de sa petite voix haut perchée : « Mais c’est vrai tu sais, Brigitte. » Monstrueux.

J’ajoutai que rien ne pourrait diminuer l’admiration ni l’amour que je porte à mon père. Sous le coup de l’émotion, pour repousser les outrageuses allégations du couple diabolique, je m’entendis ébaucher des mots assez inhabituels dans ma bouche, en haussant le ton et les épaules : « C’est totalement gratuit et quand bien même, il aurait b… batifolé avec toute la Belgique, cela ne changerait rien pour moi ! Cela regardait uniquement maman et personne d’autre. Tu sais parfaitement que mes parents s’aimaient profondément, tu en as été le témoin pendant quarante ans, tu as vu maman souffrir et mourir et tu as vu mon père brisé, anéanti de chagrin. Papa me parle souvent d’elle comme de son unique amour, de la femme de sa vie, il me parle de sa beauté, de son intelligence, de son charisme, il m’a dit que lorsqu’elle entrait dans une pièce, on la remarquait et que lorsqu’elle parlait, tout le monde l’écoutait. Il est toujours fou d’elle vingt ans après sa disparition, il est toujours malheureux comme les pierres de ne plus pouvoir la serrer dans ses bras, alors tes jugements à l’emporte-pièce… ! D’ailleurs tout ceci n’a rien à voir avec le sujet. C’est honteux de raconter des trucs pareils, c’est du flan, tu cherches un prétexte pour éviter d’avoir à t’expliquer. Tu me fais le coup du plus c’est gros et mieux ça passe ! Tu ne réponds pas à mes questions ! »

Robert, lui, était bel et bien fidèle, fidèle à lui-même ! Tonton Machiavel venait d’ajouter l’inélégance crasse à la longue liste des légitimes reproches que je formule ici à son encontre. Il entama ensuite un couplet sur son enfance complexée en ayant le toupet de me cracher au visage : « Toi, tu ne peux pas comprendre, tu n’as jamais été malheureuse » (sic). À ces mots, même ma tante faillit s’étrangler de stupeur, mais il s’acharna : « Moi, j’étais moins choyé que ma sœur qui avait toujours tout ce qu’elle désirait ! » Désormais, j’avais mes réponses, plus besoin de me casser la tête. Quelle était sa motivation ? La soif de l’or. La revanche sur l’enfance n’était que le prétexte qu’il se donnait pour se justifier et rendre plus acceptable à ses propres yeux son comportement de voleur. En quête de vérité, j’ai interrogé l’air de rien ma marraine Arlette qui est impartiale puisqu’à quatre-vingt-dix ans, soit quarante-trois ans après la mort de maman, son amie d’enfance, elle fréquente toujours ma tante Anette puisqu’elle ignore ce que je viens de vous livrer ; du reste, par pudeur je n’ai jamais mis au courant nos amis communs de la manière dont j’ai été grugée par mon oncle et ma tante qui passaient au contraire pour de généreux parents prenant tendrement soin de la petite dernière du clan. Je n’ai rien dit, du moins jusqu’à ces quelques lignes écrites noir sur blanc. Cela se termine maintenant, j’en ai assez. J’ai porté seule jusqu’ici dans le secret de mon âme l’étendard peu glorieux de la honte, m’autorisant enfin à le déployer publiquement devant vous pour lui faire perdre de sa force emblématique. Quelle honte ? pensez-vous. La honte de faire partie d’une tribu capable de trahir les siens pour plus d’argent.

Ma marraine me dit toujours que maman n’était jamais malade, que dans sa jeunesse, elle sortait les cheveux mouillés sans attraper le moindre rhume, alors que sa vie à elle n’a été rythmée que par des ennuis de santé et pourtant…

Elle qui a toujours été proche de la famille m’a récemment confirmé qu’elle n’avait jamais remarqué de différence dans la manière dont mes grands-parents traitaient leurs enfants. Par dépit, mon oncle a rageusement transformé une jalousie enfantine en jalousie infantile irrationnelle.

Désirant férocement être reconnu comme « le fils élu » par son père, vénérable patriarche à la réussite exceptionnelle à l’ombre duquel il est difficile de s’épanouir, ce petit homme envieux laissa éclater ses frustrations cristallisées par le décès de sa sœur. Dès lors, il se focalisa sur un unique but : grappiller la moindre miette selon sa nouvelle devise : « Tout pour moi, rien pour les autres. »
Comment a-t-il spolié des orphelins de mère de leur héritage ? En immonde salaud, par tous les moyens abjects se trouvant à portée son cerveau malade. Sous son air bonhomme se cachait un filou hypocrite et fourbe de première classe, expert en détournement d’héritage auprès d’un vieillard fatigué. Shakespeare disait de lui : « Un homme peut sourire, sourire, et n’être qu’un scélérat. »
Évidemment, je n’ai pas soufflé mot de cette conversation ignominieuse à mon papa, impunément bafoué. Lui qui vénérait sa femme, la chérissait jusqu’à l’idolâtrie et restait digne, y compris dans les drames qui jonchèrent sa destinée. Moi, si proche de lui, j’en ai été le témoin admiratif et privilégié à de trop nombreuses reprises. Ainsi guidée par son exemple et pour ne pas, à mon tour, me couvrir de honte devant les meubles de famille, je résistai à la tentation de tomber moi-même dans la fange des révélations scabreuses sur la vie privée d’autrui. Lors de la mise à l’épreuve, je déchirai sans hésitation des photos compromettantes et très osées d’un couple illégitime, tombées entre mes mains par un étrange concours de circonstances à une époque où l’on faisait encore développer sa pellicule chez le photographe du quartier. En révélant un secret, les fameux clichés auraient calmés à coup sûr les offensives ennemies, mais au prix d’une grande peine infligée à l’un de mes cousins, dont je me refusais à être la cause. Ceux que j’avais aimés dans mon enfance comme des frères et comme des parents ne méritaient pas cela. C’est pourquoi, bien que ma plume puisse vous paraître quelquefois acerbe à leur endroit, je n’en dirai pas plus. De toute façon le problème est réglé, cela n’a plus d’importance, mon cousin a divorcé depuis belle lurette.

Comme la plupart des gens, je ne suis ni angélique ni ignoble. J’ai appris à mes dépens, c’est le cas de le dire, que l’argent rend fou !

À quoi bon, sachant que nous marchons d’un pas vif vers notre tombe, en l’occurrence une jolie petite chapelle qui abrite le caveau familial dans lequel sont déjà enterrés côte à côte mes grands-parents, ma merveilleuse mamounette chérie, mon oncle Robert, mon bien-aimé frère Michel si tendre et sensible, mort à quarante-sept ans comme maman, le cœur brisé par cette terrible tourmente. Encore un effroyable drame qu’il a bien fallu affronter.

Récemment, j’y ai enterré mon roi. À l’instar de sainte Thérèse, je surnomme ainsi mon papa chéri. Il a été impressionnant, d’une dignité et d’un calme saisissant, faisant fi des angoisses et du stress, il est mort en riant après une vie bien remplie, demandant à chaque visiteur qui venait le saluer une dernière fois au service des soins palliatifs : « Dis, t’as pas envie de sortir d’ici et de m’emmener au resto ! »

L’amour et, bizarrement, la joie régnaient dans sa chambre d’hôpital !

Au dernier jour il me confia l’œil malicieux : « Bibi, j’ai demandé la visite d’un prêtre, je me suis confessé, mais en fait il me faudrait au moins un évêque si pas le pape en personne ! »

Le lendemain matin, il ne pouvait plus parler, il s’est éteint entouré des siens. Son épouse m’a rapporté qu’au même instant, le plus vieil arbre de son jardin s’est fendu dans un craquement sourd avant de s’effondrer sur le sol.

Ce soir-là, papa est venu voir Marc, il lui a tenu compagnie un long moment, assis en silence dans la bergère qui fait face à son lit. Sa présence bien réelle le soir même de sa mort fut un message d’amour d’un père à son fils qui bouleversa mon frère. C’était bien la première fois qu’il me racontait un événement aussi extraordinaire, lui qui est du genre cartésien. Il fut étonné par mon manque d’étonnement ! Moi, je n’ai pas eu droit à la visite post mortem de mon papounet qui disait pourtant que j’étais sa fille préférée avant d’ajouter en riant que c’était parce que j’étais sa seule fille !

Pour honorer notre père, Marc organisa un merveilleux enterrement, il tourna si bien son hommage que l’assemblée eut envie de l’applaudir sans oser le faire par crainte de lui manquer de respect. D’autres à sa suite prirent la parole dans cette petite église inondée d’amour, racontant mille anecdotes savoureuses : comme il est bon de rire au moment de dire adieu. Chacun s’était senti unique aux yeux de papa et chacun avait pu tisser avec lui un lien privilégié.

À la fin de la cérémonie, de nombreux amis bouleversés m’avouèrent n’avoir jamais assisté à un enterrement si touchant, s’épanchant en confidences sur leur espoir unanime de laisser derrière eux lorsque leur heure sonnera autant de témoignages poignants sur une vie comblée d’amour et d’amitié. Papa avait ce don et cette générosité d’aimer profondément les gens.

Au moment pénible entre tous d’ensevelir sa dépouille aux côtés de celles de maman et de Michel dans la crypte familiale, il laissait à ses enfants et petits-enfants le précieux cadeau d’avoir été aimé et de savoir aimer pleinement.

Nous allons tous dans le même trou ! Alors, je me libère, le temps est venu pour moi de raconter pour pouvoir dédramatiser cette histoire d’amour-haine en famille. Je n’ai plus que mon frère Marc, noble et battant, beau joueur. Il s’en est sorti par le haut, est devenu avocat au barreau de Bruxelles. Les hommes d’affaires se l’arrachent. (Miel ! à présent je dois donner du « Maître » à ce tendre galopin qui gagnait toutes nos parties de Stratego !) Il a fondé une magnifique famille avec une belle italienne, Alessandra que j’aime profondément. Leurs deux filles à l’intelligence rare et au physique de mannequin, Maroussia et Nina, commencent leur vie de jeunes femmes sous les meilleurs auspices. J’admire beaucoup mon frère, il est tout pour moi. Il a su rebondir de la plus belle des façons.

Je referme ici le récit des mésaventures de la pauvre petite fille riche qui panse ses blessures. J’ai quand même la lucidité de savoir relativiser mes problèmes qui deviennent vite insignifiants lorsque j’ai l’audace de les comparer à ceux qu’affrontent quotidiennement les petits chiffonniers du Caire ou d’ailleurs pour tenter de survivre !

J’ai aussi des yeux pour voir la souffrance des gens qui n’arrivent plus à boucler les fins de mois ici même, dans nos pays riches et civilisés où la pauvreté gagne du terrain. La crise sanitaire aggrave la précarité des moyens d’existence de nombreuses personnes et les précipite dans le désespoir. Je suis consciente d’être privilégiée et pourtant pour pouvoir avancer il m’a fallu prendre du recul et faire un travail incessant de résilience. Je me demande comment font les autres pour se dépatouiller avec courage et dignité de plus grandes difficultés encore ?

Pour ma part je n’oublie rien, mais je pardonne car Jésus me l’a demandé. Je pardonne par amour pour Lui, animée du désir ardent d’être pardonnée à mon tour. Et puis, n’y a-t-il pas du bon en chacun de nous ? Comme le chantait si justement le regretté Johnny à l’époque de ces événements : « Même les vautours font l’amour. »

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