CHAPITRE 9 : Mon ange, cet agent immobilier
Philippe et moi vivions en appartement à Koekelberg, dans le nord de Bruxelles. Jeunes mariés, nous travaillions ensemble. Nous allions chaque jour au magasin qui tournait de mieux en mieux grâce à notre travail acharné. Nous rêvions de verdure, d’un jardin, d’une maison. Nous savions donc quoi faire de l’argent de la vente de mes actions, d’autant plus que François, notre petit garçon venait de naître. Nous avons cherché pendant des semaines. Tout était cher, tout était moche. Nous étions devenus experts dans l’art de décrypter les pièges cachés des petites annonces, par exemple : « belle villa avec vue panoramique » signifie en fait que la maison surplombe un ravin ! Nous en riions à l’avance et effectivement, ça ne ratait jamais. Je priais beaucoup mon ange gardien afin qu’il nous aide à trouver le logis de nos rêves, un vrai foyer où règneraient l’amour et l’harmonie, où nous serions heureux en famille. Épuisée par mes nuits de jeune maman allaitante, je rechignai pour la première fois à suivre mon époux dans ses recherches, épuisé lui aussi, mais pressé de changer de style de vie. Il ne supportait plus la vie en ville, très stressante et avait vraiment besoin de prendre le temps de vivre et d’élever son fils au vert. Il insista, tout excité par la petite photo en noir et blanc d’une charmante maison dénichée dans le journal. En 1995 l’aire informatique n’en était encore qu’à ses premiers balbutiements, ce qui ne facilitait pas la recherche de biens immobiliers. Nous utilisions donc la bonne vieille méthode qui consistait à éplucher les petites annonces dans les journaux et les photos étaient rares. Il s’agissait d’une belle villa à un prix très abordable. Philippe voulait vraiment que je la visite, j’étais crevée, mais j’admets qu’elle me plaisait déjà malgré la photo peu flatteuse. Je le suivis, dubitative car le prix semblait très raisonnable par rapport à la description et en comparaison des biens que nous avions visités jusque-là. J’étais à la fois pleine d’espoir et prête à débusquer le moindre défaut caché (ou même un gros défaut pas caché), n’y avait-il pas une ligne de chemin de fer ou un pylône électrique à proximité ? Et nous voilà en route vers le Brabant wallon par un beau dimanche hivernal, notre mignon nourrisson tout frais pondu sous le bras. À peine arrivés, tada ! ce fut un coup de foudre. Nous fîmes le tour de la maison inoccupée, une sympathique fermette blanche aux tuiles rouges, aux volets en bois, plantée au milieu d’une généreuse pelouse verdoyante et flanquée d’un charmant petit bois à l’arrière, tout à fait dans le style Knokke-le-Zoute, la mer du Nord en moins. Philippe m’affirma d’un ton péremptoire : « T’as bien fait de venir, c’est celle-là et aucune autre. » Ce fut celle-là et aucune autre !
S’il est vrai que l’on n’a pas la mer, on a presque mieux : chaque année en avril une vaste marée de petites fleurs blanches tapisse le sous-bois et nous enivre de ses senteurs d’ail sauvage et pour la touche de couleur, des vaguelettes de jacinthes éclaboussent de mauve le voile virginal que le printemps dépose à nos pieds.
Quand vient le mois de mai, c’est un roc, c’est un pic, c’est un cap, que dis-je, c’est un cap ?... C’est une péninsule… fleurie qui émerge à son tour. Notre imposant rhododendron danse le cotillon, sa superbe floraison satinée chaloupe au gré du vent déployant ses lourdes corolles améthyste. Dans mon jardin, je ne cueille rien, c’est moi qui suis cueillie.
Quitte à trahir mon âge par référence aux artistes d’antan : un jour tu verras, on se rencontrera, quelque part, n’importe où, guidés par le hasard, ce jour-là si je chante, mon ami(e) qui me lit, des fadaises en fa dièse, est-ce la faute à Mouloudji ?
J’aime pas les rhododendrons, n’est qu’une pauvre chanson, sortie d’un trublion, que je fredonne avec passion, pourtant ce n’est pas la vérité, c’est à Sim que l’on doit cette idée.
Après une seconde visite en bonne et due forme, accompagnés d’un expert immobilier pour nous conseiller, nous nous sommes fendus d’une offre revue à la baisse. Nous ne voulions pas jeter par les fenêtres cet argent âprement gagné. Si près du but, nous appréhendions la réponse car nous n’y étions pas allés de main morte. Que ferions-nous si nous devions surenchérir ? Nous avions été séduit dès le premier instant, mais était-ce vraiment « la » maison de nos rêves à long terme ? Philippe en était certain, de mon côté, je demandai comme toujours un petit signe du ciel si possible. Et croyez-moi, je l’ai eu quelques jours plus tard ! Philippe se trouvait au magasin, quant à moi je pouponnais à l’appartement ; nous discutions au téléphone. Au moment même où je lui demande : « Es-tu sûr que cette maison est faite pour nous ? », je vois s’afficher sur l’écran du téléviseur dont j’avais préalablement coupé le son, le mot « Libreville », sans doute la réponse à une question posée lors d’un quelconque concours télévisé. Apprenez, mes amis que la fermette tant convoitée se situe avenue de Libreville ! Stupéfaite, je fus prise d’un délicieux frisson.
— Tu ne vas pas me croire, dis-je à mon mari, le souffle court.
— Toi non plus, rétorqua-t-il aussitôt, je viens de remarquer en te parlant le mot « Libreville » imprimé sur l’affiche dans la réserve.
En effet, nous passions tous les jours devant cette affiche publicitaire de jouets collée depuis des lustres sur le mur de la réserve, sans jamais y prêter attention. Le mot « Libreville » y était bien imprimé en tout petits caractères, en bas à droite. Cette double synchronicité ou heureuse coïncidence fut pour nous un signal d’approbation plus que limpide envoyé par mon ange pour pulvériser nos doutes. C’est notre maison, elle nous était destinée de toute éternité.
J’ai la prétention de penser que Carl Gustav Jung, père du concept de synchronicité, n’aurait pas craché sur ma petite anecdote. Son histoire de rêve du scarabée d’or n’est pas banale non plus ! Voici ce qui lui arriva en 1946 : une de ses jeunes patientes fit un rêve dans lequel elle recevait en cadeau le fameux scarabée d’or. Alors qu’elle le lui racontait en séance, Jung entendit frapper à la fenêtre qui se trouvait derrière lui. Contre toute logique, un scarabée doré tentait de pénétrer dans la pièce pourtant obscure. Il ouvrit la fenêtre et réussit à attraper l’insecte qui cognait frénétiquement la vitre. Il s’avança vers sa patiente : « Le voilà, votre scarabée », lui lança-t-il en lui tendant la bestiole. On comprend que l’effet de surprise provoqué par cette expérience unique généra chez la jeune femme un déblocage souverain pour la poursuite de la thérapie. En effet, la patiente rationalisait tellement tout que son analyse stagnait. À la vue de la petite bête de son rêve dans la main de Jung au moment précis où elle l’évoquait, sa vision strictement cartésienne du monde pris du plomb dans l’aile, dans l’aile dorée d’un scarabée !
L’intérêt de Jung pour cette notion de synchronicité fut éveillé par un signe marquant qui prit sens pour lui seul lors d’une balade en forêt avec un ami. Nous étions en 1944 et au moment précis où Jung plongé dans ses pensées se demandait si la guerre allait bientôt se terminer, une colombe blanche prit son envol devant lui en passant de la gauche vers la droite. Il y vit une réponse à sa question et se tournant vers son ami, il s’esbaudit du merveilleux présage qu’il venait de recevoir, mais évidemment pour tout autre que lui, ce n’était qu’un oiseau qui fuyait les promeneurs !
Il en va toujours ainsi de ce genre de coïncidences où un élément extérieur donne sens de manière inattendue et fulgurante à une préoccupation intime : quand on désire l’expliquer à quelqu’un, on se trouve dans impossibilité de partager le trouble ou même le choc intérieur que l’on a ressenti et les gens jugent l’anecdote insipide (souvent en silence pour ne pas vous heurter).
Cela dit, j’ai beau le savoir, je dois quand même vous confier que je viens de recevoir à l’instant un petit clin d’œil bien sympathique du « hasard » qui me fait très plaisir puisque je le considère comme la confirmation que je suis sur la bonne voie et comme un encouragement à persévérer dans l’écriture de ce livre. Toute la sainte journée, je me suis dit que je devais changer les prénoms de mes cousins que je mentionne dans un des chapitres précédents lorsque je parle de l’ouverture du testament de mon grand-père qui me fit tant de peine. Cette question de prénoms m’a beaucoup travaillée, alors ce soir devant mon écran d’ordinateur, dans un souci d’éthique personnelle, je décide de ménager un peu la sensibilité de mes cousins en les rebaptisant. Je n’ai pas dit que des choses gentilles à leur égard, mais je ne désire pas leur nuire dans leur vie future, je vous raconte ce qui m’est arrivé dans le passé, un point c’est tout !
J’appuie sur la touche retour arrière du clavier, je regarde les lettres de leurs noms s’effacer une à une, je me sens soulagée. Si seulement, je pouvais faire de même dans mes pensées ! Irréalisable, ils ne disparaissent pas, au contraire, je me demande aussitôt quels nouveaux prénoms leur choisir, je visualise le visage de l’aîné de mes cousins en m’interrogeant sur le sentiment qu’il m’inspire, je n’éprouve que tristesse, un prénom s’impose à moi : Tristan.
À mes yeux, ce choix symbolise le gâchis que furent nos relations, puis je me dis que vous n’y verrez qu’un prénom élégant et raffiné, alors je commence à douter. Je décide de laisser reposer le problème comme on laisse reposer la pâte à pain, j’y reviendrai plus tard. Je reprends mon travail où je l’avais laissé hier c’est-à-dire à Jung, à son scarabée et à sa colombe, je tape « Carl Gustav Jung synchronicité » dans la barre de recherche Google, je visionne une vidéo d’interview radiophonique qui évoque l’incontournable rêve du scarabée d’or, j’avance à l’aveugle jusqu’à la quatorzième minute pour passer le bla-bla du début et pour voir si la discussion est entrée dans le vif du sujet, je tombe directement sur un intervenant qui commence comme ceci : « Il s’agit de mon fils qui est né en 1968 avec un prénom qui à l’époque était très répandu, qui était Tristan… »
J’ai une idée pour vous, puisque j’évoque ici le génie de Carl Gustav Jung, je peux aussi l’invoquer : si vous avez envie d’apprendre à connaître votre propre fonctionnement et à mieux comprendre la personnalité de vos proches, il existe un test amusant, à faire seul si vous êtes secret ou alors en famille ou entre amis si vous avez envie de rire ensemble. Cela vous permettra de déterminer votre type psychologique. Rien n’est gravé dans la pierre, on peut évoluer, on peut changer pour s’adapter aux différentes périodes de sa vie, ne prenez pas ce test comme une étiquette indécollable – rassurez-vous, il n’y en n’a pas de mauvaise –, mais comme un outil d’exploration et de découverte. Les professeurs le conseillent aux jeunes universitaires pour qu’ils puissent se situer parmi les seize profils psychologiques définis par Jung afin de gagner un temps précieux dans la connaissance de soi. Cherchez sur le net à typologie jungienne et amusez-vous sur Wikipédia ! Une chose est certaine, grâce à cela, nous avons passé une délicieuse soirée en famille, nous avons beaucoup ri parce que les réponses de chacun étaient prévisibles, les paris étaient ouverts et je dois dire que l’on tapait juste la plupart de temps, nous nous pratiquons pas mal ! J’ai constaté dans la bonne humeur que je connais mon mari par cœur et mes enfants comme si je les avais faits, même si j’ai appris deux ou trois choses intéressantes sur leurs caractères. J’ai également réalisé certaines choses sur moi, comme le fait que je fonctionne plus à l’intuition que d’autres. Ce procédé permet de mieux comprendre ses propres réactions et celles des autres, on évite ainsi au quotidien les mauvaises interprétations et on s’épargne du souci. Alors, avez-vous plutôt les pieds sur terre ou la tête dans les étoiles ? Êtes-vous introverti ou extraverti ? Découvrez si vous êtes Administrateur, Protecteur, Boute-en-train, Visionnaire ou un des autres profils parmi les seize qualificatifs possibles définis par Jung.
Ludique, gratuit et instructif, à vous de jouer…
« Le spectacle de la terre vue de cette hauteur était ce que j’ai vécu de plus merveilleux et de plus féérique. »
Vous pensez bien que je ne pouvais pas passer à côté de l’expérience de mort imminente que le célèbre psychanalyste suisse expérimenta en 1944, à l’âge de soixante-huit ans à la suite d’une crise cardiaque pendant laquelle il se vit quitter la terre pour planer dans l’espace, ébloui par la beauté de la sphère terrestre baignée d’une glorieuse lumière bleue d’où émergeaient les sommets enneigés de l’Himalaya. Il aperçut ensuite un énorme bloc de pierre qui flottait et, en s’approchant du seuil qui donnait accès à un temple, il vit qu’un hindou vêtu de blanc était assis dans la position du lotus et l’attendait, il eut alors la désagréable sensation d’être dépouillé de toute la fantasmagorie de l’existence terrestre pour ne garder que l’essentiel de son histoire : il était ce qu’il avait vécu. Il avait la certitude qu’à l’intérieur du temple, il rencontrerait dans une pièce illuminée des gens qui lui feraient des révélations : il saurait qui il était avant d’être, pourquoi il était né, pourquoi il était devenu ce qu’il était et vers quoi sa vie s’écoulerait dorénavant. Alors qu’il était sur le point de découvrir le mystère de son existence, son attention fut attirée par l’image du médecin qui le soignait, elle se détachait de la terre en provenance de l’Europe pour venir le rejoindre sous une forme « primitive » ou disons « éternelle ». Le médecin lui communiqua par télépathie qu’il y avait une protestation contre son départ, qu’il n’avait pas le droit de quitter la Terre, qu’il devait revenir. À cette pensée, la vision prit fin.
Jung était déçu de se retrouver piégé à nouveau dans cette vie et dans ce monde qui ressemblaient à une prison. Il lutta plus de trois semaines avant de pouvoir vraiment se décider à revivre, la journée tout lui semblait fade et ridicule, mais pendant la nuit, il avait de nouvelles visions qui le mettaient dans des états de joie ineffables. Il sait que ses extases dans lesquelles le présent, le passé et le futur ne font qu’un ne sont pas le fruit de son imagination, elles sont objectives. Il raconte dans son autobiographie écrite à la fin de sa vie qu’il a ressenti une fois encore cette objectivité à la mort de son épouse lors d’un rêve qui était comme une vision : sa femme le regardait sage et compréhensive, elle avait trente ans, elle était à son apogée, vêtue de sa plus jolie robe. Jung écrira qu’elle était au-delà de la brume des affects.
Lorsqu’il revint de sa NDE, Jung en voulait à son médecin de l’avoir sauvé et en même temps il s’inquiétait pour lui car il pensait que le médecin allait mourir à sa place puisqu’il s’était montré sous sa forme primitive ! Il tenta de lui en parler, en vain : le jour où Jung put s’asseoir pour la première fois au bord de son lit, son médecin dut s’aliter à cause d’un accès de fièvre, il ne se releva jamais et mourut de septicémie !
L’infirmière qui s’était affairée au chevet de Jung lors de sa crise cardiaque lui confia ceci : « Vous étiez comme entouré d’un halo lumineux ! » avant de préciser qu’elle avait déjà observé ce phénomène chez les mourants.
Bon nombre des œuvres principales du psychanalyste de renommée mondiale ne furent écrites qu’après cette expérience fondatrice.
Pour ma part, je ne peux qu’apprécier ce génie quand il dit : « Qui regarde à l’extérieur rêve. Qui regarde à l’intérieur s’éveille. »
Je ne peux que l’adorer lorsqu’il conclut : « Autant que je puisse en juger, le seul but de l’existence humaine est d’allumer une lumière dans l’obscurité de l’être. »
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