CHAPITRE 11 : Cinq prénoms et des chats et des chiens !
Sur ma carte d’identité, on peut lire cinq prénoms disparates dont je fus affublée ou gratifiée (à vous de juger) en fonction des prédilections parentales. À travers moi, mes parents voulaient sans doute rendre hommage à leurs bien-aimées d’horizon divers et variés, c’est le moins que l’on puisse dire. Le spectre de ces choix éclectiques commence par l’hommage à la star parmi les stars, Brigitte Bardot. Dieu se surpassa lorsqu’il créa cette femme et cela n’échappa pas à l’œil averti de papa quand il la croisa au début des années soixante chez Sénéquier à Saint-Tropez ou peut-être était-ce place des Lices ? Papa plaisait beaucoup. Il séduisait aussi bien les femmes que les hommes, sublime canon miraculeusement accessible pour les premières, ami potentiel plein d’entrain avec lequel on se voyait déjà faire une virile tournée des grands-ducs pour ces derniers. Tous tombaient instantanément sous son charme, combinaison rare parfaitement craquante d’une irrésistible beauté physique teintée d’une rassurante décontraction contagieuse habilement mise au service d’un sourire ravageur et d’un caractère extrêmement sympathique et chaleureux, soucieux de vous rencontrer vraiment. Élégant, grand, svelte, souriant, c’était un beau ténébreux toujours galant, mais jamais lourd, un hyper doué des relations humaines.
Maman quant à elle, était délicate. Toute petite, d’une intelligence vive, finement cultivée, blonde comme les blés, d’une indicible douceur de peau et d’âme, ses intenses yeux bleus aux éclats argentés trahissaient la nostalgie de l’enfance. De son centre de gravité fermement ancré dans l’amour des siens émanait une énergie magnétique presque palpable, domptée, maîtrisée puis refondée avec velouté en force morale à laquelle on pouvait commodément s’arrimer à son tour. Pétillante, débordante de gentillesse, solaire, noble et simple, c’était une artiste accomplie, elle dessinait divinement. Celle qui tenait le monde dans ses mains ne prit pas ombrage de la superbe voisine de table que papa invita à se joindre à eux le temps de savourer une part de Tropézienne. Quoi qu’il en soit, la divine BB les impressionna au point qu’ils me prénommèrent Brigitte ! Je ne peux nier être une enfant des années soixante. Heureusement pour moi, je n’ai hérité ni de son écrasante beauté qui exacerbe la fibre narcissique, mais ne comble guère l’âme ni de ses opinions politiques d’extrême droite qui flattent l’égo, mais rétrécissent le cœur. À sa décharge et comme disait Jordy, c’est : « Dur dur d’être BB. »
J’ai cependant hérité de sa part la plus tendre : son amour des animaux. Bien entendu, cet amour me vient en réalité directement de maman qui serait heureuse de savoir qu’il perdure à travers chacun de ses petits-enfants, plus particulièrement chez ma nièce Émilie qui ne vit que pour sa passion : ses magnifiques chiens. L’autre jour, je l’ai longuement observée, elle était très touchante, elle parlait à l’un de ses chiens, je voyais clairement qu’elle était persuadée qu’il comprenait absolument tout. Quand je suis rentrée chez moi, je l’ai raconté à mon chat, qu’est-ce qu’on a ri !
Maman a toujours vécu entourée de chiens et de chats, sauvant l’un de la maladie de carré malgré le tragique pronostic des vétérinaires, sauvant l’autre de la noyade, créant un lien particulier avec ces petits êtres sensibles.
Dans la chaleur de l’été de mes six ans, la joie d’enfin pouvoir se retrouver et se délasser en famille régnait sans partage sur nos vacances espagnoles. Je me souviens d’une belle villa blanche, du miroitement hypnotisant de la piscine bleu azur et des rires de mon père. L’amour et la tendresse circulaient entre nous comme une brise rafraîchissante. Mes parents, tels des dieux protecteurs, m’impressionnaient par leur beauté et leur bienveillance. Je me sentais à la fois libre et en sécurité, pleinement heureuse, entourée d’affection, la certitude d’être aimée chevillée au corps. Tel est le joyau inestimable que je chéris encore aujourd’hui. Maman multipliait les attentions à l’égard de mon grand frère Michel qui mourrait d’envie de plonger dans l’eau bien fraîche. À seize ans, il supportait stoïquement la torture suprême de devoir regarder les autres s’amuser sans pouvoir se joindre à eux, torture d’ailleurs bien connue de ma génération sacrifiée aux tâtonnements ineptes d’une médecine imbue d’elle-même dont l’arrogance aseptisée nous interdisait la baignade deux interminables heures après les repas, soit le temps de la digestion, afin d’éviter l’hydrocution ! Balivernes ! Mais ce n’est pas pour cette raison stupide que mon courageux frère restait patiemment assis au bord de la piscine attrapant de temps à autre le ballon généreusement lancé dans sa direction par notre frère Marc ou par l’un de nos cousins. Une jambe dans l’eau, l’autre plâtrée, délicatement posée sur la margelle, il se résignait à son sort. En effet, il souffrait d’une méchante fracture en spirale du tibia. Un skieur peu scrupuleux et trop pressé avait mis fin plus tôt que prévu à ses vacances de neige en lui barrant la route à toute vitesse, le privant au passage de l’exquise saveur de l’insouciance d’un été adolescent. Décidément, ces derniers temps les vacances de mon frère n’avaient rien d’une sinécure. Il gardait le sourire grâce à son tempérament flegmatique et aux bons soins de nos parents. Les jours s’écoulaient paisiblement dans la langueur estivale du paradis terrestre de mon enfance lorsqu’un matin, dès potron-minet (vous constaterez bientôt que j’utilise cette expression à bon escient), un faible cri de détresse à peine audible attira l’attention de maman qui buvait un verre d’eau dans la cuisine. Intriguée par ce couinement ténu et inhabituel provenant vraisemblablement de la piscine, elle découvrit le cœur serré qu’une minuscule boule de poils affolée se noyait sous ses yeux. Sans perdre une seconde, elle saisit l’animal d’un geste salvateur. Dans ses mains, elle tenait sans le savoir encore, mais en le devinant déjà, l’objet (duveteux) d’une grande histoire d’amour qui durerait jusqu’à sa mort ; dans ses mains, elle tenait le chat de mon enfance. Le chaton âgé de six ou sept semaines, qui n’aurait pas pu choisir dans l’Espagne tout entière meilleure piscine pour se noyer, revint à la vie. On ne saura jamais s’il a fait une NDE, mais je puis vous assurer que lorsqu’il ouvrit ses petits yeux en amende sur son héroïne, ce fut le coup de foudre, réciproque bien entendu. Maman craqua complètement pour ce petit être innocent, trempé comme une soupe, fragile et confiant. Pour sa part, il conquit d’emblée tous les membres de la famille. Mes frères et moi étions heureux d’avoir trouvé un nouveau partenaire de jeu, quant à papa, il se laissa facilement attendrir. Il s’agissait en fait, d’une petite femelle tigrée au pelage soyeux, jaspé de toutes les nuances de beige et de brun imaginables. Un joli trait d’eye-liner chocolat rehaussait son regard vert étincelant, lui donnant des airs de Cléopâtre. Lorsqu’on la croisait, il était humainement impossible de ne pas céder à l’envie de passer les doigts dans son épaisse fourrure. On n’essayait même pas de résister, on la flattait gentiment, tout à la joie de déclencher un ronronnement de contentement. En un rien de temps, elle devint la reine de la maisonnée. Manolita, qui nous suivait parfois en vacances avec sa petite Sandra pour s’occuper de la couvée, eut l’honneur de la baptiser d’un nom choisi dans la langue de Cervantès. Elle se fendit d’un « Tchoutchi » énigmatique ! Mais voici que le temps des vacances arrivait à son terme ; il est inutile de s’appesantir sur le fait que l’idée d’abandonner notre princesse dans son pays natal ne nous effleura pas un seul instant. Mes parents prirent leurs dispositions de la façon suivante : papa rentrerait avec Marc par la route, accompagné de Manolita et de Sandra. L’inséparable frère de maman et sa famille suivraient dans leur voiture comme d’habitude puisque partir en vacances sans eux se révélait être le tabou ultime. Mes cousins, sous le charme de notre chaton, obtinrent d’en adopter un également. On se rendit au village voisin, les bébés chats n’y manquaient pas. Ils choisirent une adorable femelle noire que Manolita baptisa Guapa, du nom que les hommes braillent en rue lorsqu’ils y considèrent une jolie fille. On chargea les Jaguar et le convoi prit la route du retour. Il revint à maman la charge de rentrer en avion afin d’accompagner le pauvre Michel condamné temporairement à la chaise roulante. Comme je n’avais rien trouvé de plus malin à faire que de tomber malade, j’eus également le privilège de rentrer par les airs. Maman déclara que la petite minette serait trop faible pour supporter un long trajet en voiture, c’est pourquoi elle décida de la cacher au fond de son sac de voyage, prenant mille précautions pour assurer son bien-être. Pour consoler mon frère Marc qui n’avait droit à aucun traitement spécial, on décréta que Tchouchi serait son chat. Il en fut ravi et couvrit son minuscule fauve d’une rafale de doux baisers.
À l’aéroport notre trio bancal ne passa pas inaperçu. Représentez-vous la scène : une jolie femme toute bronzée, blonde comme les blés poussait devant elle le fauteuil de son grand adolescent handicapé, une petite fille fiévreuse quelque peu vacillante accrochée à sa jupe, un élégant sac de voyage en cuir spacieux, mais étrangement léger suspendu à son bras. Un steward particulièrement déluré se porta à son secours avec beaucoup de prévenance. S’occupant de tout, il arrangea si bien les choses qu’il voulut débarrasser maman de son précieux bagage, elle déclina d’un : « Non merci, vous êtes charmant, mais je préfère le garder », accompagné d’un large sourire enjôleur. Le steward s’inclina et prit grand soin de nous pendant le vol. L’hôtesse, également prise de compassion devant le touchant tableau de nos petits malheurs, complimenta Michel sur son courage, servit un rafraîchissement bienvenu à maman, m’épongea le front d’une serviette parfumée avant de m’offrir un livre à colorier assorti de ses crayons de couleur et de m’assurer que je serais à la maison en un rien de temps. Pour m’arracher un sourire, elle me posa cette devinette : « Quel animal a le plus de dents ? » Comme je la regardais timidement, elle reprit : « Tu donnes ta langue au chat ? (Elle ne croyait pas si bien dire.) C’est la petite souris, pardi ! »
Je m’endormis sur cette mignonnerie, mais voilà que peu après un décollage impeccable, je perçus dans ma léthargie la voix grave du commandant qui s’adressait aux passagers. Je crus vaguement comprendre que nous faisions demi-tour suite à un problème technique. L’atmosphère de la cabine changea du tout au tout. Malgré les caresses et les mots maternels réconfortants, je pouvais lire l’inquiétude sur les visages. Bien que le personnel de bord tentât vainement de masquer sa nervosité, l’ambiance tendue restait palpable même pour la petite fille que j’étais. Quelques instants plus tard, nous atterrissions sans dommage sur le tarmac. Un brouhaha assourdissant s’éleva des sièges et satura l’air électrisé de la carlingue. Heureux de se trouver sains et saufs sur le bon vieux plancher des vaches, les passagers surexcités applaudirent à tout rompre dans un grand éclat de soulagement sans savoir ce qui s’était réellement tramé en coulisses. Le personnel nous rassura et fit rapidement évacuer l’appareil. Le steward qui avait retrouvé le sourire souleva le sac de voyage pour nous aider à débarquer. À cet instant le petit félin clandestin se dénonça par un miaulement à peine perceptible. Sous le regard anxieux de maman, le sympathique chef de cabine fit mine de ne rien entendre. Impassible, il nous accompagna jusqu’à la salle d’embarquement. Le chaton couinait un peu pendant que l’homme nous expliquait ce qu’il savait de la situation. Nous avions reçu la consigne de patienter jusqu’à plus amples instructions, on nous tiendrait informés au fur et à mesure. D’un calme imperturbable, il prit congé de nous, s’éloigna un peu puis se retourna en riant pour faire un dernier clin d’œil complice à maman, soulagée. Mais que faire maintenant, si ce n’est attendre et attendre encore comme toujours dans les aéroports ?
Effectivement l’attente semblait ne jamais devoir prendre fin car je me sentais de plus en plus mal malgré un Dispril dissous dans un verre d’eau sucrée pour me soulager physiquement et malgré l’agréable compagnie d’une poupée habillée en danseuse de flamenco, achetée au free-taxe, que je serrais tendrement dans mes bras pour me soutenir moralement. Notre chaton jouait dans son abri de fortune, incognito, protégé des regards indiscrets. Finalement, après plusieurs heures qui nous parurent longues comme autant de jours sans pain, notre équipée reprit sereinement ; l’avion défectueux avait tout bonnement été remplacé. Pendant le reste du vol, Tchoutchi et moi avons dormi toutes deux du sommeil du juste, elle blottie en tapinois au fond de son bagage, moi blottie au creux des bras d’une maman qui me trouva fort sage.
Nous arrivâmes enfin à Bruxelles sans autres accrocs. L’époque des stewards magnanimes est bel et bien révolue, imaginons un instant cette situation de nos jours : eh oui, tout comme vous, je pense que nous aurions atterri directement (et sans encombre cette fois) au poste de police !
Après ces quelques péripéties espagnoles, je guéris promptement, mais pour Michel, ce fut un peu plus long. Il fut aux anges dès qu’il retrouva le parfait usage de sa jambe ainsi que sa chère liberté. De son côté, Marc fit découvrir son nouveau foyer à sa précieuse Tchoutchi qui s’acclimata comme une fleur à son nouvel environnement où tant d’explorations excitantes s’offraient à elle. Notre aventurière en herbe régna selon son rang sur toute la maisonnée bordée d’un immense jardin rapidement transformé en passionnant terrain de jeu. Elle passait des journées entières à espionner les canaris multicolores qui nichaient et virevoltaient dans la spacieuse volière aménagée au fond de la propriété. Une double porte séparée d’un sas de sécurité comme dans les bijouteries permettait de pénétrer dans ce monde féerique conçu par mon père afin d’en admirer les joyaux chatoyants. Je nourrissais les voraces volatiles du mouron que je ne me faisais pas dans cet écrin assurément propice à la rêverie ! Je m’imaginais en héroïne romantique perdue dans une île lointaine telle une Cendrillon des tropiques confiant sa mélancolie à ses petits confidents ailés. Tchoutchi m’observait, se pourléchant les babines en rêvant elle aussi de se perdre sur mon île pour y croquer allègrement mes compagnons d’aventure, gages de saveurs exotiques. Dans l’Égypte ancienne, on vénérait les chats ; par je ne sais quel mystère, Tchoutchi s’en souvenait et ne permettait à personne de l’oublier. Impériale, elle dompta papa non sans une visible délectation. Lui, mon héros, si fort, si vaillant, ne bougeait plus d’un cil pour ne surtout pas déranger son altesse lorsqu’elle prenait quelque repos sur ses genoux. Elle lui jetait de temps en temps un regard énamouré qui le faisait littéralement fondre. Dès lors, elle enfonçait gentiment ses griffes sur sa proie consentante pour affermir son ascendant psychologique, mais c’est maman qu’elle adorait par-dessus tout. Elle se montrait particulièrement affectueuse et reconnaissante envers celle qui l’avait sauvée d’une mort certaine. Elle asservit également nos deux chiens, donnant au passage un petit coup de patte au téméraire ou au distrait qui osait s’aventurer sous sa chaise préférée. Ses désormais dociles vassaux lui fichèrent rapido-presto une paix royale. Lutti, notre Schnauzer gris, se faisait vieux. Aveugle de naissance, il connaissait par cœur l’emplacement de chaque meuble de la maison et il les évitait parfaitement bien tant que l’on n’oubliait pas de remettre les chaises sous la table !
Par un pluvieux dimanche après-midi, maman prit sa petite voix irrésistible pour convaincre mon auguste papa qu’un peu de compagnie apporterait une nouvelle jeunesse à notre Lutti. Elle avait tout prémédité en cachette : quelques jours plus tôt, le hasard qui crevait lui aussi d’envie d’adopter un chiot la fit tomber sur une petite annonce dans le journal Le Soir indiquant le numéro de téléphone d’un éleveur qui vendait sa portée de Yorkshires pure race. Le rendez-vous pour une visite fut fixé au dimanche après-midi pluvieux en question ! Maman embarqua toute la famille ravie de participer à cette nouvelle expédition. Un bébé chien nous hypnotisa tous les cinq en quelques secondes, il se planta devant nous dès notre arrivée délaissant ses frères et sœurs qui venaient le mordiller. Ce maître miniature de la séduction soutenait le tendre regard de maman comme s’il était curieux de la connaître. Nul besoin de tergiverser, nous pensions tous de concert : « Je le veux ! »
Nous avons adopté notre Victor quelques semaines plus tard lorsqu’il fut sevré, mes frères pensaient que ce nom décalé pour un chiot d’à peine un kilo et demi apporterait à la famille une touche à la fois snobe et humoristique. Sous son minois joliet, Victor se révéla d’une intelligence vive, ce fut touchant de le voir attraper spontanément Lutti par l’oreille pour jouer les chiens-guides de chien aveugle ! Il l’accompagnait partout, le tirant délicatement par l’oreille pour l’aider à descendre les trois marches qui menaient au jardin. Quelle merveille ! L’instinct des animaux n’est-il pas la parole de Dieu qui agit en eux ?
Je me souviens avec nostalgie de mon petit Victor, charmant compagnon qui partageait de bon cœur mes jeux d’enfant. Enchantée par les prouesses de mon Jappeloup canin lorsqu’il sautait avec succès au-dessus de la baguette que je tenais à quelques centimètres du sol, je le récompensais fièrement d’un Nic Nac qu’il reniflait d’abord prudemment de sa truffe humide, qu’il prenait ensuite précautionneusement dans sa gueule et qu’il s’empressait d’aller enterrer dans le jardin, anticipant sans doute les jours de disette ! Mon champion de saut d’obstacles revenait vers moi l’air guilleret pour reprendre notre manège complice, un peu de poussière sur son museau trahissait son instinct de terrier. C’est un jardin extraordinaire qu’il plantait sans le savoir. Les biscuits secs en forme de lettre germaient, des arbres majuscules poussaient stoïquement vers le ciel par ordre alphabétique ! Une bibliothèque vivante sortait de terre proposant aux flâneurs ses gros bouquins bien juteux qui se doraient la tranche aux bouts des branches. Chaque arbre racontait sa propre histoire née de l’obsession d’un petit chien prévoyant. Des oiseaux aux plumages bigarrés jaillissaient des enluminures pour se nicher dans les cimes de notre paradis onirique qui retentissait de leur ramage enchanteur.
À l’instar de maman, je ne me lassais pas d’observer ce petit monde animal, réel ou quelquefois rêvé, dont je tombais follement amoureuse. Cependant plus tard dans ma vie, de la trentaine débordée à la quarantaine trop occupée par le boulot et les enfants, je restai une décennie sans animaux de compagnie. Comme j’éprouvais un manque de plus en plus pressant, je finis par entraîner ma petite famille, mes fils étant alors âgés de huit et dix ans, dans un refuge où nous avons adopté le chaton le plus mignon de l’univers, une minuscule femelle chocolat aux grandes oreilles pointues et aux longues pattes. Nous avons signé la promesse d’en prendre soin pour la vie puis nous sommes rentrés à la maison, notre nouvelle Pépette sous le bras. Nous l’avions officiellement baptisée Serendipity, ce qui signifie heureux hasard, en l’honneur de notre récente découverte de New York en famille. Nous venions de passer un mémorable moment tous les quatre à Manhattan, goûtant aux succulents hot frozen chocolates, glaces et milkshakes du célèbre Serendipity, lieu de rendez-vous incontournable des cinéphiles romantiques, nostalgiques du film éponyme traduit en français par Un amour à New York. Le restaurant ne désemplit pas depuis que la ravissante Kate Beckinsale et le séduisant John Cuzack s’y sont croisés sur grand écran. Ces deux-là ont fait vibrer plus d’un cœur sensible, tout tremblant pendant une heure trente, oscillant entre espoir et crainte. Lorsque au début du film un heureux hasard réunit nos deux héros, la magie opère, on les voit tomber amoureux, on sent qu’ils sont faits l’un pour l’autre, on s’attache à eux, on les admire, on les envie, on désire ardemment vivre à travers eux une fabuleuse histoire d’amour, on désire ardemment vivre une fabuleuse histoire d’amour tout court, on est à la torture quand on les regarde construire leurs vies respectives chacun de son côté, on s’en boufferait les ongles. On jubile quand ils se retrouvent in extremis par un magistral coup du destin, juste avant qu’il ne soit trop tard pour eux et pour notre manucure. C’est beau l’amour car lorsqu’on gratte le vernis, on est encore verni !
Comme nous aussi, nous avions eu le coup de foudre pour notre chatounette, il nous sembla fort cohérent de la nommer Serendipity, mais devant sa petite bouille trognon, il ne resta rien de notre hommage à la « gosse pomme » ! Le nom trop… alambiqué de notre petit trognon de pomme ne tint pas la route plus de cinq secondes. Nous nous étions creusé les méninges pour rien car un « Pépette » beaucoup mois chic, je vous l’accorde, le remplaça spontanément. Les enfants étaient comblés, notre minette leur donnait un plaisir fou en apportant plus de joie encore à notre foyer gorgé d’amour et d’harmonie. Mon mari et moi avions effectivement tissé un cocon protecteur pour y élever notre famille dans une ambiance feutrée et confortable. Nous avions toujours rêvé d’une vie emplie de joliesse et de miel ; à présent nous avons le bonheur et le privilège de vivre notre rêve. Mais comme vous le savez, une vie sans nuage n’existe pas sur cette terre, notre Pépette tomba gravement malade.
De retour à la maison après une longue journée de travail, mon mari cueilli par l’émotion sanglota : « Les petits chats sont morts. »
Non, il ne pastichait pas Molière, le refuge venait de l’appeler pour lui apprendre que tous les chatons de la portée avaient succombé au typhus. Nous devions leur rapporter Pépette qui allait sans doute connaître le même sort. Elle souffrait de symptômes identiques, ne se nourrissait plus et dépérissait à vue d’œil. Philippe refusa notre impuissance, refusa de s’en séparer et courut chaque jour chez le vétérinaire pour la sauver coûte que coûte malgré ce funeste pronostic. Je la nourris à la seringue et priai pour un miracle qui me fut accordé, elle reprit des forces et se rétablit complètement. Sauver ce chaton fut pour moi un hommage secret à ma maman dont j’étais la digne héritière. Mon Philippe que j’aime à la folie pour sa virilité si bien accomplie qu’il n’en ressent que plus profondément les affres et les exaltations du cœur retrouva son sourire généreux.
Pépette grandit en grâce et en beauté pour devenir un élégant félin d’une intelligence rare. La vie s’étoffait de douceur avec une telle compagne. Chaque soir quand je tapais dans les mains pour l’appeler, elle rentrait à la maison pour un festival de câlins. Un soir d’été, elle ne revint pas et je ne la revis plus jamais. J’en fus dévastée. Sa disparition me laissa exsangue, hébétée de chagrin. Nous avons battu la campagne jusqu’à l’hiver, collé des affiches partout, fait des rondes de nuit, posté des avis en ligne : rien ! Un nombre insoupçonné de personnes de qualité me téléphonèrent pour m’encourager, me donner des renseignements, m’indiquer d’éventuelles pistes et me raconter leurs propres expériences, des histoires toujours touchantes, pleines de tendresse. C’est fou comme les gens aiment leurs animaux ! Tout compte fait, c’est tout à fait normal et je ne devrais pas m’en étonner puisque je connais la qualité de leur amour inconditionnel. On ferait bien de s’en inspirer, il y a là une leçon à prendre !
Les témoignages bouleversants que j’ai recueillis dans ces pénibles circonstances, loin des images révoltantes dont on perfuse notre quotidien à longueur de journaux télévisés et autres insupportables séries américaines où l’on badine allègrement devant un cadavre dépecé, m’ont un peu rassérénée quant à la dignité de la nature humaine. Cet obscène imbroglio où tout finit par se valoir, où réalité et fiction se fondent dans une violence banalisée use notre jugement et s’insinue dans nos têtes pour y voiler notre capacité à débusquer les jolis petits riens qui jalonnent nos journées. On nous sape le moral et on s’y habitue ! Faut-il fermer nos écrans et nos cœurs à l’écho de la souffrance du monde pour pouvoir à nouveau jouir du gentil sourire de la crémière ? Pour lutter contre notre impuissance, commençons tout bonnement par remplacer l’ambiance générale maussade par une salvatrice bonne humeur locale ; qui sait si cette bonne humeur ne finira pas par se propager jusqu’aux confins de la terre, à l’image des ronds dans l’eau dessinés par le pavé jeté dans la marre ? Un sourire sincère en engendre toujours un autre, déclenchant une réaction en chaîne qui finira peut-être par désamorcer un conflit. J’ai donc repris foi en l’humanité car, Dieu soit loué (à un prix raisonnable !), l’écrasante majorité des êtres humains a bon fond.
Telle fut la leçon amèrement apprise lors de cette perte inestimable. Mes larmes séchèrent, cependant malgré les dix années qui se sont écoulées, je pense encore très souvent à ma Pépette, l’âme meurtrie à jamais. Grâce à elle, j’avais redécouvert l’amour d’un compagnon à quatre pattes dont je ne pouvais désormais plus me passer. Ce petit chat, plus sage que bien des hommes, m’avait fait le plus merveilleux des dons.
N’y tenant plus, l’été suivant en regardant la rubrique des chats à donner sur le net, j’ai à nouveau craqué pour une petite femelle noire que nous sommes allés chercher dans une famille à Huy. Elle n’avait que trois semaines, elle tenait dans la paume de ma main. Sa mère avait été empoisonnée par un voisin criminel, mais la petite orpheline survécut. Minipette trouva sa place au creux du cou de Philippe, mon doux colosse au cœur d’or. Un arrangement à l’amiable fut négocié entre les deux frères : les jours pairs, elle passerait la nuit dans les bras de Michel et les jours impairs dans ceux de François. Le rendez-vous qui fut pris quelques mois plus tard chez le vétérinaire pour la faire stériliser arriva après la bataille ; c’était trop tard, elle attendait déjà des chatons. Ce fut une surprise et une grande joie de la voir s’arrondir. Quelques jours avant leur naissance, nous l’avons laissée seule à la maison avec son gros ventre. On pouvait déjà tâter les bébés à travers ses flancs gonflés, on en devinait quatre dont un bien dodu. Je n’oublierai jamais cette séance d’haptonomie féline improvisée ni la sublime sensation de ravissement que j’éprouvai en devinant du bout des doigts ces petits êtres invisibles. À la fin des vacances, comme Philippe et moi devions aller chercher nos enfants qui passaient une partie de l’été chez leurs grands-parents à la côte belge, nous l’avions laissée à la maison. Nous ne voulions pas qu’elle reste trop longtemps dehors dans son état pendant notre absence. Grand bien nous en prit car à notre retour, impossible de rentrer chez nous ! Les majestueux sapins qui bordaient l’allée étaient tous couchés par terre. Déracinés ou brisés, ils nous barraient la route et la vue. Nous avions vaguement entendu parler d’alerte orange à la radio, mais nous n’en n’avions pas pris la pleine mesure car à la mer tout était calme, ni vent ni tempête en vue. Sous le choc, on n’osait imaginer l’état de la maison. Y avait-il encore une maison ? On en doutait en voyant les troncs d’arbres empilés les uns sur les autres. Le cœur battant la chamade, Philippe inquiet pour Minipette enjamba les branchages qui jonchaient le sol sur plusieurs mètres. Les enfants et moi le suivions prudemment à distance lorsqu’il se retourna vers nous et cria : « Tout va bien, la maison n’a rien. Elle est encore debout. »
C’était ahurissant, incompréhensible : la plupart des grands arbres qui entouraient notre villa avaient été soufflés par la tornade et s’étaient écroulés comme dans un jeu de dominos géants, les autres avaient carrément été déracinés par un Gulliver enragé qui aurait passé ses nerfs sur notre humble éden lilliputien. Des pluies torrentielles et un couloir de vent d’une puissance inouïe avaient labouré notre propriété laissant notre foyer intact tel un sanctuaire protégé par un dôme invisible, pas une tuile n’y manquait. Les arbres n’avaient rien touché dans leur chute, ce qui ne fut pas le cas de notre pauvre voisin dont les voitures ressemblent désormais au goûter des Transformers soit des crêpes métalliques géantes !
Fort heureusement, personne ne fut blessé. Me revint alors en mémoire l’histoire du magnifique bouleau qui penchait légèrement vers la fenêtre de la chambre de notre poupon François tout frais pondu lorsque nous avons eu le bonheur d’acquérir notre maison. Moi qui souffre du syndrome d’Idéfix (je pleure quand on abat un arbre), je sus que la prudence m’imposait de trancher sans atermoiements douloureux : sage décision qui nous évita de vivre sous un tas de gravats lors de cette tempête d’une fureur démentielle.
Devinez ce qu’avait dit le bucheron devant notre arbre avant d’attaquer : « Allez, au bouleau ! »
Alors que nous examinions la maison de l’extérieur, nous entendîmes notre Minipette miauler d’effroi. Cachée sous la table de la cuisine, elle se blottit dans nos bras, soulagée de nous revoir. Elle avait tout entendu du boucan infernal et du chaos indescriptible qui s’était abattu sur notre petit monde habituellement si paisible. Ce soir-là, nous avons remercié le Ciel de nous avoir protégés. Alors que la télé diffusait en boucle des images d’apocalypse, une seule conclusion s’imposa : c’est par miracle que la violence des éléments déchaînés avait épargné notre maison, même l’assureur en convint. Plusieurs semaines de travaux au jardin furent nécessaires pour tenter d’effacer les stigmates laissés par la tempête. Les gens du voisinage avertis de l’aubaine par le bouche-à-oreille affluèrent en nombre pour se servir en bûches. Même terrassée, la nature nous offre encore ses ressources !
En ce mois de juillet 2010 les émotions fortes s’enchaînèrent : quelques jours après la tornade, du haut du ciel maman me fit un joli clin d’œil car c’est elle qui m’envoya un beau cadeau le jour de son anniversaire. En ce matin béni, Michel et moi avons assisté tout émus au miracle de la naissance ou plutôt des naissances. Minipette mit au monde quatre magnifiques petites boules de poils. Son instinct la guida avec assurance. Michel lui massait les flancs pour la soulager. « Tu sens encore quelque chose ? C’est quoi là, cette protubérance ? C’est sa côte ou c’est un cinquième chaton ? » demandai-je au jeune expert émerveillé. « Je pense que c’est sa côte ou…», répondit-il l’air dubitatif sans avoir le temps de terminer sa phrase, interrompue par le venue au monde de notre jolie « Côtelette » !
C’était la plus frêle de la portée, mais son tempérament bien trempé lui permit par la suite de dominer résolument ses frères et sœurs, c’était fascinant à observer. Elle nous conquit si bien que l’on ne put se résoudre à s’en séparer ! Les autres trouvèrent des familles accueillantes ; bien entendu, nous nous étions préalablement assurés de leur sérieux. Ces petits êtres partagent notre vie quotidienne bien plus que n’importe quel ami. Preuve en est qu’au moment précis où je vous écris ces lignes, m’abandonnant aux caresses espérées des muses, ma Côtelette rebaptisée plus sobrement Cocotte, toute noire et toute duveteuse s’amuse à mordiller frénétiquement mon crayon. Son épaisse fourrure aux longs poils pelucheux, sa queue en panache si fournie qu’elle en est spectaculaire, ses yeux verts perçants comme des rayons laser, la noirceur de sa silhouette et son pas aristocratique lui confèrent l’apparence d’une lady. C’est un chat de gouttière qui se prend pour un chat de race. Qu’on ne s’y trompe pas, sous l’aimable pelage se cache un caractère de feu qui échaude ses ennemis, mais réchauffe le cœur de ses amis. Quand elle est amoureuse, j’ai l’impression qu’elle murmure tendrement à son matou : « On est félin pour l’autre ! » Ses facéties sont un enchantement, elle a le don de me faire sourire ! Lorsqu’elle se pelotonne dans mes bras les yeux pleins d’amour, je craque !
Croyez-moi, je n’ai pas toujours été exemplaire sur la question du respect des animaux. Jadis j’entrais dans une boucherie sans m’émouvoir, absolument indifférente au sort misérable de ces pauvres animaux dont je mangeais la chair, pour ne pas dire, le cadavre. Aujourd’hui, j’en suis malade ! À Noël, je me délectais sans le moindre scrupule d’une bonne tranche de foie gras. Je ne crachais pas non plus sur une cassolette de cuisses de grenouilles à l’ail. Imaginez ces pauvres petites grenouilles sans leurs papattes, comment faisaient-elles ? Existe-t-il des petites chaises roulantes pour batraciens mutilés par l’appétit de Bibi ? Non, mon cœur n’est pas de pierre, en fait je n’avais pas sérieusement réfléchi aux conditions d’élevage ni même imaginé à quoi ressemble un abattoir ! Je ne pouvais pas être touchée par une souffrance que je refusais de voir, aveuglée par ma maudite ignorance, creuset de ma bêtise et de ma frivolité ! Je savourais la mort sans sourciller. J’avais accepté les habitudes d’une société cruelle par plaisir et non par nécessité sans me poser de questions. Je n’étais même pas choquée par le french cancan hystérique que dansaient à longueur de publicités à l’ironie rédhibitoire, des poulets élevés en batterie qui désiraient absolument finir dans nos assiettes, un couteau planté dans le flanc. Pire encore, j’adorais m’envelopper sensuellement dans mon ample manteau de vison. Je me sentais belle et séduisante, aucun homme n’aurait pu me résister. (Il va de soi que cela ne m’intéressait guère, je n’avais d’yeux que pour mon amoureux ! N’y voyez aucune vanité, seulement un manque d’humilité, hi hi !) Il y avait une raison secrète à mon amour pour cette fourrure : j’essayais bien naïvement de retrouver l’ensorcelante sensation d’amour, de sécurité et de subjugation qui me submergeait dans ma tendre enfance lorsque maman parée de ses plus beaux atours, parfumée et envisonnée venait m’embrasser avant d’aller rejoindre, au bras de papa, quelques amis pour un dîner en ville. Telle une déesse bienveillante, le sourire aux lèvres, elle me serrait amoureusement dans ses bras, j’enfouissais alors avec délectation mon petit visage dans le doux pelage aux senteurs suaves. Quel arrache-cœur ce fut pour la fillette que j’étais de se voir séparée de cette divine fourrure promise à ma tante Pépelle, quelques semaines après la mort de ma déesse. Devenue jeune femme, dès que j’en eus l’opportunité, j’achetai sur un mode revanchard le vison du paradis perdu. Dix ans plus tard ma tante me complimenta sur mon doux manteau et m’avoua n’avoir jamais osé porter le vison de maman en ma présence ; ma bouche lui répondit qu’il n’y avait pas de malaise, mais mon cœur, lui, se languissait dans la morsure du manque. Il y a bien longtemps, le rouge au front, j’ai cessé de porter l’onctueuse toison de mes innocentes victimes que j’aimais de la plus cruelle des façons, j’ai remisé ma fourrure au placard car à force de chercher à m’exercer, même imparfaitement, même mal, même par intermittence à l’amour et à la compassion envers mes semblables, ma vision d’ensemble s’est naturellement élargie à tous les êtres vivants et à la nature prodigue. Si j’étais coquine, je dirais que ma vision a remplacé mon vison et que paradoxalement ça me tient chaud l’hiver !
J’ai définitivement étouffé la Cruella tapie au fond de mes entrailles quand j’ai renoncé à la viande. En élevant son niveau de conscience cela ne demande aucun effort particulier, l’abstinence de nourriture carnée s’impose naturellement, nul besoin de faire d’énormes sacrifices (surtout d’animaux).
Dans mon enfance déjà, alors que j’écoutais la radio, mon esprit fut vivement frappé par cette pensée de Marguerite Yourcenar : « Il me déplaît de digérer des agonies. » Interpellée par ces mots entendus à la volée, je retournai cependant assez rapidement à ma vie encore insouciante de fillette, mais la graine était semée. Comme vous venez de le constater, il m’en aura fallu du temps pour saisir pleinement la portée de mes actes et comprendre que faire tuer des animaux (car c’est une circonstance pour laquelle on a tendance à déléguer) afin de prendre plaisir à les manger alors que l’on a les moyens de se nourrir autrement est tout simplement cruel et immoral. J’ai été longue à la détente, mais j’ai fini par assumer mes responsabilités. La perfection n’étant pas de ce monde, je mange parfois du poisson et porte encore, à mon grand dam, des chaussures en cuir, même si je m’éreinte à trouver d’autres options. Je ne suis pas vegan, simplement je ne mange plus mes copains et c’est vraiment à contrecœur que je regarde mon mari mettre quelquefois au four un rôti de dinde. Cela me fait souffrir, il m’arrive de me sentir mal à l’aise dans mon cocon d’amour car je ne comprends pas pourquoi mes proches, intelligents et sensibles n’ont pas encore saisi que derrière la tranche de jambon qui gît dans leur assiette se cache bel et bien la souffrance et la mise à mort d’un animal innocent. Lorsque dans le coupable silence de l’abjection sans état d’âme nous le tuons, plus rien n’est bon dans le cochon !
J’oscille sans cesse au sein de ma famille entre lâcheté et prédication. Heureusement, cela évolue rapidement dans le bon sens, je dirais même dans les deux sens (du terme, évidemment) : direction et raison. Je suis certaine que le futur sera végétarien.
Jadis nombreux étaient ceux qui trouvaient l’esclavagisme acceptable – et dire qu’ici on parle d’êtres humains, c’est hallucinant –, mais peu à peu des voix se sont élevées pour éveiller les consciences sur cette abomination. Aujourd’hui, nous voyons enfin les esclavagistes comme des barbares alors qu’ils pensaient sûrement être des gens respectables ; les générations à venir de plus en plus exigeantes dans leurs critères moraux nous jugeront jusque dans nos assiettes. L’heure est venue de mener une vie éthique, dans le respect de nos semblables, mais aussi des animaux et de la Terre nourricière. Nous sommes comme ce groupe de touristes qui rentrèrent horrifiés d’un voyage au Vietnam : lors d’une ballade en mobylette sur un petit chemin de campagne, ils se virent joyeusement poursuivis par une bande de petits chiens affectueux, ils s’arrêtèrent quelques instants pour caresser les gentils toutous qui leur faisaient la fête. Dans un anglais approximatif, ils demandèrent à une charmante dame du village si elle était leur maîtresse. En guise de réponse, elle opina du bonnet, afficha un large sourire édenté, se frotta l’estomac dans un geste de satisfaction et pointa nos amis à quatre pattes en beuglant des miam-miam tout à fait explicites, quoique en vietnamien. Le soir venu, attablés dans le restaurant cosy de leur hôtel international nos touristes bouleversés par tant de sauvagerie se remirent de leurs émotions en partageant un moment de détente civilisé autour d’un bon steak bien juteux. Je me demande ce que pensèrent les hindous de la table voisine, de ces Occidentaux affamés en les voyant dévorer en toute décontraction et dans la bonne humeur leur Mère divine dont la vache est l’incarnation ?
Il est urgent d’examiner d’un œil neuf nos habitudes de consommation dans leur ensemble et d’en tirer les conclusions, par contre il faut garder l’église au milieu du village, c’est ce qu’on dit dans le plat pays qui est le mien pour apporter un peu de sérénité au débat. En effet, l’autre jour en traînant sur Facebook, je suis tombée sur un article qui décrivait le calvaire d’une torera défigurée par un taureau de plus de cinq cents kilos lors d’une corrida au Mexique. Sous la photo racoleuse de la jeune femme ensanglantée gisaient lamentablement des centaines de commentaires malsains et choquants du genre « bien fait pour sa poire ! » ou pire encore. Comment peut-on avoir de la compassion pour les animaux et se réjouir du malheur d’un être humain sous prétexte que lui n’en a pas ? Quelle cruauté pour des gens qui veulent dénoncer la cruauté ! Cette femme ne ressent-elle pas la douleur, n’a-t-elle pas des parents, un mari ou des enfants qui souffrent aussi ? Je considère la corrida comme une barbarie, cela va sans dire – « Si cela va sans dire, cela ira encore mieux en le disant », disait Talleyrand et c’est ce que je fais ici sans ambiguïté –, mais je ne jette pas la pierre à ceux qui n’éprouvent ni respect ni pitié pour nos amis à poils et à plumes car la violence ne résout rien, le remède comme toujours c’est l’éducation, et je vous l’accorde, il y a du pain sur la planche pour bâtir une société meilleure, une société qui refuse de verser le sang humain et animal. La compassion sectaire est un drôle de concept que les extrémistes manipulent sur un ton vachard qui n’a jamais sauvé un taureau ! Alors nous qui aimons les animaux, nous qui comprenons qu’ils ressentent la joie, la peur ou encore la douleur, nous qui savons qu’ils désirent vivre, nous qui ne les discriminons pas selon leur apparence ou leur espèce, soyons exemplaires, n’agressons pas nos semblables, inspirons-les ! Certains trouveront le courage de faire leur examen de conscience quant à leur attitude vis-à-vis du vivant. On reste souvent dans le flou par paresse alors qu’il suffit d’opérer quelques petits changements pratiques pour aiguiser son exigence morale, c’est très facile à faire et on en retire un bénéfice incalculable. Cessons de faire l’autruche et d’en manger !
Par bonheur, nous sommes de plus en plus nombreux à nous laisser toucher par la détresse animale. Mon mari et mes fils diminuent déjà drastiquement leur consommation de viande, c’est l’exemple à suivre. Je dois respecter le fait que cette prise de conscience résulte d’une lente évolution pour certains ou se joue plus hâtivement pour d’autres, à l’occasion d’une élévation spirituelle, finalement plus roborative qu’une côte à l’os. J’admets me sentir un peu seule au quotidien, mais en m’intéressant de plus près au sujet, j’ai découvert qu’à chaque siècle de nombreuses personnalités tout à fait remarquables ont refusé de manger les animaux. Amusez-vous à chercher leurs noms dans les livres ou sur le net, en l’occurrence c’est une lignée qui donne envie de s’y inscrire. De nos jours, beaucoup d’entre nous agissent aussi. La jeunesse est prometteuse. Ma filleule Larissa, âgée de vingt ans, qui est déjà vegan depuis un bon bout de temps m’a remonté le moral en m’apprenant que tout comme elle des jeunes de son entourage sont végétariens, et pas uniquement des jeunes filles. Mon fils en discute parfois avec ses amis dont l’un lui a confié qu’il deviendra végétarien lorsqu’il quittera le toit parental. Beaucoup de jeunes ont pris conscience du problème, ils ont ouvert les yeux. Vive la génération Z, née à partir de 1995 et vive les Millennials, leurs (à peine) aînés ! On ne les berne plus, ils font évoluer les mentalités ; les grandes marques s’y cassent les dents. Pepsi s’est ringardisé dans une pub qui a fait un bad buzz, en voici l’argument : Kendall Jenner (petite dernière du clan Kardashian dont la callipyge Kim a réussi à imposer son… nom dans la conscience et le portefeuille d’autrui grâce à une sextape que sa propre mère, Midas des temps modernes, a transformé en or en touchant le pactole), Kendall Jenner, donc, pose en femme fatale blonde platine pour un shooting photo lorsqu’elle entend des jeunes manifester dans la rue. Bon, les contestataires n’ont pas l’air bien méchants, ils brandissent des pancartes « Love ». Allez hop, elle ôte sa perruque, efface d’un revers de main rageur son rouge à lèvres glamour, retrouve son joli minois innocent de jeune brunette fraîche et naturelle, se joint aux marcheurs d’un pas décidé, attrape au passage une canette de Pepsi qu’elle tend à un policier qui l’accepte. Le tour est joué : le monde vit en harmonie grâce à Pepsi !
Outrés qu’on les prenne pour des neuneus au moment même où l’Amérique se réveillait, s’opposait à Trump et descendait dans la rue, les jeunes internautes postèrent en masse des photos de manifestations bien réelles et plus musclées contre le racisme et pour le droit des femmes, accompagnés de commentaires croquignolesques afin d’exposer à la face du monde la vraie nature de leurs préoccupations! Quelle exaltante époque que celle-ci, beaucoup de jeunes s’informent et commencent à prendre leurs responsabilités dans la société. Ils ont une conscience plus aigüe de l’environnement et de l’écologie, conscience quasi inexistante dans ma jeunesse. Rien ne résiste à l’éducation, mais cela demande des efforts soutenus et prend du temps ; les nouvelles générations passent à la vitesse supérieure, notamment dans le domaine de l’alimentation. Elles adoptent des comportements plus éthiques au quotidien pour lutter contre le réchauffement climatique, la pollution, le fléau du plastique, etc.
Il y a tant à faire, l’heure est venue de se secouer et pour faire bouger les choses, il est bon de savoir que ce que l’on n’achète pas ne se vend pas !
Je ne souhaite pas devenir une donneuse de leçon condescendante (tant pis si certains pensent qu’il est déjà trop tard), je désire rester tolérante, mais pour ma part c’est viscéral, c’est le cas de le dire, lorsque je regarde un morceau de viande, j’y vois la souffrance, l’angoisse et l’agonie du veau et c’est dégueulasse ! Oui, ce sont ces mêmes bébés veaux ou agneaux que nous trouvons si mignons et qui nous donnent envie de les câliner lorsque nous les voyons s’ébattre dans les champs (s’ils ont vraiment beaucoup de chance car il n’y a plus que des élevages de masse où les animaux subissent toutes sortes de tortures pendant le calvaire qu’est leur courte vie).
À présent je vois qu’une boucherie au sens propre est une… boucherie au sens figuré, rien n’est propre dans un carnage. Je m’échine donc à limiter au maximum le malheur animal et j’espère que le jour de mon enterrement, comme le dit dans sa sagesse infinie Matthieu Ricard, célèbre moine bouddhiste tibétain proche du Dalaï-lama, des milliers d’animaux feront la queue pour me remercier de les avoir épargnés. Si vous n’en pouvez plus des leçons de morale, mais qu’au fond, vous sentez confusément que vous aspirez à éveiller votre conscience de sa léthargie et votre cœur de son endurcissement, prenez votre courage à deux mains mes amis : regardez sur le net des images d’abattoirs, regardez une bonne fois la réalité en face, ne détournez plus les yeux ; ensuite à chaque bouchée carnée, assumez toute honte bue votre caution au sang versé ! Mais je suis certaine que si vous avez réellement eu le cran d’affronter supplice et mort à la chaîne, l’épouvante vous aura saisi et la question ne se posera plus ! Si malgré ces images gores jusqu’à l’inhumain (je devine que certains n’ont peut-être pas encore eu le courage ou l’honnêteté d’affronter la triste réalité), vous hésitez encore à devenir végétarien parce que, comme la plupart d’entre nous, vous continuez à faire comme vous avez toujours fait, lisez à voix haute cette parole pleine de bon sens de Léon Tolstoï, excusez du peu, et constatez comme elle sonne vrai : « Si un homme cherche sérieusement une vie droite, son premier acte d’abstinence sera l’alimentation animale. »
Si vous ne le faites pas par compassion envers les innocentes victimes de notre système alimentaire perverti, faites-le par compassion envers vous-même. La charcuterie et la viande transformée sont cancérigènes classés groupe 1 par l’OMS, au même titre que la cigarette. Consommer de la viande transformée (charcuterie, jambon, hot-dogs, corned-beef, saucisses…) provoque le cancer colorectal chez l’être humain, c’est aujourd’hui indéniable ! Quant à la viande rouge, elle est probablement cancérigène, classée en Groupe 2A. Ce probablement est vertigineux ! Allez donc faire un petit tour sur les pages du Centre International de Recherche sur le Cancer (aïe, ça me fait mal de mettre une majuscule à celui-là !), vous verrez que je n’invente rien. Je trouve assourdissant le silence d’une majorité de médecins ! Mon papa a souffert de ce cancer vers soixante-dix ans, on l’a très bien soigné, il s’en est sorti et a vécu jusqu’à quatre-vingt-quatre ans. Bon d’accord, à l’époque, on ne le savait pas encore avec certitude puisque l’étude qui confirme la nocivité de la viande est sortie en 2015, mais je trouve que de nos jours, cette information n’est pas assez relayée par les médecins qui insistent de préférence sur le dépistage alors que tout le monde connaît l’adage plein de bon sens : « Mieux vaut prévenir que guérir. »
Voilà une raison de plus pour devenir végétarien ; laissez tomber les fausses excuses complètement stupides qu’on nous sert trop souvent. C’est votre heure, allez-y, foncez ! Je vous promets que la compassion dont vous ferez preuve nourrira votre confort moral à un point que vous ne pouvez pas imaginer, c’est un avant-goût du paradis ! Je ne soupçonnais pas la force que procure le sentiment de faire ce qui est juste et bon. Vous, mes chers amis, qui êtes déjà végétariens, vous avez la chance de connaître ce bonheur intime dont on ne parle jamais. Certes, chaque jour, et c’est quand même un comble pour une végétarienne, je tombe sur un os quand arrive l’heure de la pâtée pour chats ! J’ai également trouvé un os bien caché dans mon chewing-gum fourré à la gélatine de porc (soit un pauvre cochon réduit en bouillie) ! Bien d’autres problèmes se sont posés et se posent encore à moi depuis que j’essaie de vivre les yeux ouverts, j’ai bien dit : « j’essaie », je pense que je suis encore loin du compte étant donné que dans notre société les dilemmes moraux ne manquent pas. Ils sont encore plus délicats lorsqu’ils touchent directement à la survie d’êtres humains. Dans nos grandes villes, on est saisi d’effroi à chaque coin de rue en croisant un pauvre hère recroquevillé sur un bout de carton. Je sais de quoi je parle : commerçante pendant vingt-cinq ans dans une des principales artères de Bruxelles, j’en ai côtoyé des sans-abri et parmi eux de nombreux jeunes !
Bien décidée à ne pas rater le printemps à New York, Karine, pétillante quadra parisienne, réalise enfin son rêve : emmener son mari et son fils de quinze ans jouer les touristes à Manhattan. Alors qu’elle sort d’une pizzeria un doggy bag à la main car tout est immense aux USA même les pizzas, elle remarque près de Grand Central Station un homme débraillé d’une soixantaine d’années qui fouille les poubelles. Sa vareuse rapiécée en toile grise n’était qu’un haillon qui faisait pitié en ce jour ensoleillé, mais qui eût fait horreur par temps froid ou sous la pluie. Touchée par cette scène déchirante, la secourable rousse s’approche doucement de l’homme, mal rasé, un bonnet de laine sombre enfoncé jusqu’aux yeux. Un peu gênée, elle lui sourit gentiment avant de lui tendre son sac et de balbutier quelques mots timides. Le SDF faisant mine de regarder à l’intérieur du sac plastique imprimé du logo « I love NY » lui demande : « C’est pour moi ? Qu’est-ce que c’est ? » Karine s’excuse, moitié en anglais, moitié en français : « Je suis désolée, but the pizza is cold. » Tout en acceptant l’aumône de bon gré, Richard Gere lui répond : « Merci beaucoup, Dieu vous bénisse. » Après quoi, fière de sa bonne action, Karine poursuit en famille la découverte de la ville qui ne dort jamais.
Le lendemain matin après une bonne nuit de sommeil, alors qu’elle s’habille dans sa chambre d’hôtel Karine a la stupeur de se voir à la télé ! Le clochard en question tournait un film, Time Out of Mind, en conditions si réelles que personne n’aurait pu reconnaître la star mondiale qui se cachait sous ses guenilles. Les journalistes n’ont pas tardé à s’emparer de l’anecdote qui fit le buzz. Interrogée à maintes reprises, Karine partagea ses impressions : « C’est magique, incroyable que quelque chose comme ça puisse arriver. Je suis tombée sur le seul sans-abri qui vaut cent millions de dollars, avant d’ajouter songeuse, mais je pense qu’il est très beau, même à son âge… »
Richard Gere explique dans ses interviews que seuls deux passants l’ont reconnu bien qu’il soit resté vingt et un jours dans les rues bondées de New York. Il rappelle en riant qu’à l’accoutumée, il « attire » les regards et l’attention du public ! Devenir complètement transparent fut une expérience déstabilisante, pour ne pas dire bouleversante. Les caméras étaient bien planquées, donc les badauds ne voyaient en lui qu’un mendiant. Les SDF qui traînent dans les rues deviennent-ils invisibles à nos yeux ? En faisant la manche, l’acteur a pu observer le changement de comportement des gens qui l’avaient aperçu de loin, devinant le malaise qui naissait en leur for intérieur au fur et à mesure qu’ils s’avançaient vers lui : « Dois-je lui donner de l’argent ? Je ne veux pas lui donner de l’argent ! Pourquoi demande-t-il de l’argent ? Je me sens coupable de ne pas lui donner d’argent ! Pourquoi est-ce que je me sens coupable de ne pas lui donner d’argent ? De quel droit, ce type me fait-il culpabiliser de ne pas lui donner d’argent ? » Avouons en effet qu’on a parfois l’impression de basculer dans la quatrième dimension lorsque l’on passe devant une personne assise sur le trottoir et sur sa dignité dans des conditions inhumaines. On a peur d’être aspiré dans le trou noir de l’échec, de la misère et de la douleur. La raison a beau savoir que ce n’est pas contagieux, cette solitude crue nous saute au visage, nous tord les tripes ; on frisonne d’épouvante, on regarde droit devant soi, puis imperceptiblement on presse le pas. Ou alors, si l’on trouve quelques euros au fond de sa poche, on s’en sépare de bon cœur sans oser affronter le regard reconnaissant de l’autre. Considérons dorénavant qu’en chaque SDF sommeille un Richard Gere ou, le cas échéant, une Monica Bellucci et traitons-les comme tels !
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