CHAPITRE 12 : Merci ma sainte Thérèse chérie

149 minutes de lecture

Mon second prénom hérité de ma grand-mère maternelle est Yvonne, il me rappelle la source d’amour inconditionnel que j’ai ressenti par-delà la mort et qui m’a bouleversé. Ensuite vient Anne comme ma grand-mère paternelle que j’ai peu connue, mais à laquelle je dois mon père, autrement dit : tout. Puis vient Ghislaine en hommage à une très belle jeune femme de la famille de papa, morte très jeune, soudainement, laissant derrière elle un petit garçon, mon cousin Jean-Michel. De ce terrible drame m’est parvenu l’écho d’une étonnante histoire. Dans son grand âge la mère de la défunte, ma tante Berthe, m’a raconté très émue que peu après la mort de sa chère maman, le garçonnet s’est planté devant elle pour lui confier du haut de ses trois ou quatre ans que le petit Jésus était venu le voir ! Après l’avoir consolé, Jésus lui avait expliqué que sa maman avait dû partir au ciel. Je n’ai jamais eu le cran d’aborder le sujet avec mon cousin, de ce fait j’ignore s’il s’en souvient. Mais le ton humble, empreint de révérence de ma tante Berthe et sa petite voix tremblante presque chuchotante m’indiquaient que l’on touchait là au Sacré.

En parlant de petite voix ou plus exactement de « petite voie », mon cinquième prénom est celui de la plus grande sainte de tous les temps : sainte Thérèse de Lisieux, superstar, elle aussi, et ce n’est pas du cinéma ! Le jour de ma venue au monde, maman m’a vouée à la petite Thérèse, c’est là le cadeau le plus précieux que j’aie reçu, inestimable trésor dissimulé au fond de ma corbeille de naissance. J’avais complètement oublié ma protectrice dont il ne me restait que cette jolie anecdote lorsque du haut de mes dix-huit ans, révoltée par le drame de mon enfance, j’ai crié avec rage vers le ciel : « Vous m’avez pris maman. Maintenant, donnez-moi quelqu’un qui m’aimera vraiment et que j’aimerai autant ! »

C’est donc le 1er octobre 1982, peu après mon cri de désespoir lancé au Bon Dieu, que j’embrassai fougueusement un charmant jeune homme franchement irrésistible, Philippe, mon âme sœur. J’étais enfin à la maison après un pénible exil. Le 1er octobre 1988, nous nous lancions dans notre nouvelle aventure professionnelle en ouvrant notre magasin de jouets, véritable caverne d’Ali Baba. C’est également un 1er octobre, dix ans après notre premier baiser, que j’eus le bonheur d’épouser le charmant jeune homme en question.

Nous ne nous sommes pas mariés à l’église car, comme le soulignait fort judicieusement Coluche : « Les curés sont contre l’amour avant le mariage. Ils disent que cela retarde la cérémonie. »

Le 1er octobre 2013, soit précisément vingt-cinq ans après son inauguration, nous avons définitivement fermé notre magasin. Nous avons été contraints de cesser nos activités, faute d’argent ! Trois années durant, toutes sortes de catastrophes se sont enchaînées sans nous laisser de répit, nous ne comprenions rien à cet acharnement du sort aveugle et malfaisant ! En 2010 des chutes de neige tout à fait exceptionnelles ont bloqué Bruxelles pendant tout le mois de décembre, ce qui est légèrement embêtant quand on est l’assistant officiel du grand Saint-Nicolas et du père Noël ! Plus personne ne pouvait circuler en ville, c’était du jamais vu ! Dans le jouet décembre est, on le comprend aisément, la saison décisive pour réaliser son chiffre d’affaire, nous comptions donc nous refaire l’année suivante, ce qui fut totalement impossible à cause des émeutes du Matongé, quartier congolais de Bruxelles, qui avaient fait fuir notre clientèle cette fois encore pendant tout le mois de décembre. Les journaux télévisés montraient jour après jour, matin, midi et soir, des images de vitrines brisées et de voitures brûlées par les manifestants anti Kabila débordés de toutes parts par une bande de casseurs déchaînés. Par bonheur les autorités communales qui décrocheraient à tous les coups la médaille d’or aux jeux olympiques de l’incompétence, nous dédommagèrent largement en nous gratifiant d’un… paillasson flambant neuf, coup de pouce inespéré qui nous permit de payer les salaires de nos employés en fin de mois ; non, je rigole, le paillasson n’était pas en or, lui ! Bien qu’ubuesque, cette anecdote n’en est pas moins véridique, nous avons subi un mois d’émeutes sans aucune réaction de la part du bourgmestre. À sa décharge, il convient de tenir compte du fait que les vacances, c’est important pour décompresser, d’où la distribution à son retour de paillassons aux commerçants du quartier en guise d’excuses. J’ai apprécié la délicatesse du symbole ! Nous n’étions pas surpris par l’indifférence affichée des responsables communaux puisque nous n’avions reçu aucun soutien non plus quelques années plus tôt lorsque Sandra fut contrainte de remettre la recette du jour à un jeune homme encagoulé et à ses neuf acolytes ! Non, non, ce n’est pas une blague ou alors de très mauvais goût : une dizaine de mineurs du Matongé firent irruption dans la boutique comme un seul homme. Quand je dis « mineurs », je ne parle pas de charmants mômes de dix ans, mais bien d’ados de dix-sept ans baraqués comme des armoires à glace, excités comme des puces (mais alors de très grosses pupuces) et planqués derrière des masques, qui eurent l’indélicatesse de pointer un révolver sur la tempe de mon amie et de sa collègue. Sandra garda son sang-froid et les scélérats se ruèrent vers la sortie aussitôt les billets en main. Rapidement identifiés par la police, les dangereux larrons trop jeunes pour assumer leur forfait purent repartir en goguette après un bref séjour au poste. Ensuite, on resta là avec notre sentiment d’insécurité et on reprit le travail l’estomac noué.

Sandra l’avait vraiment échappé belle, on s’en est rendu compte quand un de nos voisins, un joaillier très aimé du quartier, affectueusement surnommé « Papy » a été abattu dans sa bijouterie par des braqueurs fraîchement débarqués d’Estonie. Nous avons tous été très affectés par le meurtre de ce charmant commerçant qui saluait Philippe tous les matins en promenant son chien. C’est une chose de lire ce genre de faits divers dans les journaux, c’en est une autre de le vivre en direct, de connaître personnellement l’innocente victime et de réaliser qu’il s’en est fallu d’un cheveu que cela ne nous arrive aussi!

Les élus communaux indifférents à notre écœurement ne bougèrent pas, plus fort encore, leur je-m’en-foutisme ne s’arrêta pas là, il atteignit des sommets si élevés qu’on espérât qu’ils suffoqueraient un peu par manque d’oxygène et redescendraient sur terre. Mais non, ils avaient l’habitude de vivre la tête dans les nuages. L’année suivante, pendant les six mois de travaux de voierie qui compliquèrent encore un peu plus la vie des commerçants, aucun de ces olibrius ne se rendit compte que les trottoirs étaient si larges qu’ils interdisaient le croisement de deux bus sur la chaussée. On dut tout refaire. À votre avis, qui paya les conséquences de cette bourde colossale ?

Lorsque le nouveau chantier démarra, il nous fut impossible de remonter la pente, la trésorerie venait à manquer malgré nos efforts acharnés. Au bout de plusieurs années de galère, nous nous résignâmes finalement, le cœur brisé, à chercher un locataire pour nous remplacer. Heureusement, nous venions de rembourser les dernières mensualités d’un emprunt sur vingt ans qui nous avait permis de racheter les murs. Nous avions pensé que cela tomberait à point nommé au moment de prendre notre retraite, mais cette précaution s’avéra rapidement plus utile que prévu et nous servit de filet de sécurité en cette période de bouleversement extrêmement dure à surmonter. Vous connaissez certainement, mes amis, des personnes qui sont passées par cette épreuve. Peut-être avez-vous vécu à titre personnel un licenciement ou un revers professionnel qui, telle une lame de fond, emportent tout ce que vous aviez bâti ? Vous pouvez imaginer l’énergie qu’il faut trouver en soi pour faire le deuil d’un métier que l’on aime et réinventer sa vie.

Fragilisés par le décès de mon papa l’année précédente ainsi que par une tragique crise de démence sénile qui s’était abattue sans crier gare sur ma pauvre belle-mère, Philippe et moi puisions au sein de notre couple la force de résister à cette série noire sans fin. Nous nous épaulions l’un l’autre comme d’habitude et trouvions un peu de réconfort dans notre amour, source inépuisable de consolation car nous nous sentions incompris d’une partie de notre entourage. Le fond de l’air bruissait de l’écho malsain des persiflages de certains camarades semblant suggérer que nous avions dû faire des erreurs de gestion et que nous l’avions quand même un peu mérité. Qu’ils aillent dire cela aujourd’hui aux géants du jouet comme La Grande Récré, Maxi Toys ou Toys‘R’Us qui ont déjà disparu ou disparaissent à leur tour des deux côtés de l’Atlantique, victimes du chamboulement radical du marché du jouet et de la récession cataclysmique qui ravagent les commerces de détail à l’ère du tout-puissant achat en ligne. Merci Jeff, tu as bien bezos les commerces qui font le charme et l’attrait des villes. Non Jeff, t’es pas tout seul, on achète tous chez toi !

Pendant la pandémie, ce fut pratique, mais l’avenir nous dira si dorénavant, nous aurons plus de considération pour les commerces de proximité qui souffrent de crises à répétition. Il faut soutenir sur le long terme les commerçants rescapés de ce carnage.

La mort dans l’âme, nous nous sommes séparés de nos chers collaborateurs et de notre amie Sandra qui dans sa grande pudeur a dû pleurer toutes les larmes de son corps en cachette. Notre unique moment de bonheur dans cette période plus que pénible fut de savoir que chacun retrouva immédiatement du travail. Philippe et moi avons ensuite liquidé le stock et vendu quelques meubles dont une grande armoire vitrée Nintendo que les collectionneurs s’arrachent. Jusqu’à la dernière minute, j’avais l’espoir fou d’un revirement de situation, aussi je priai le ciel de me donner un signe que tout stopper était bien la seule chose à faire. C’est bête, mais l’acheteur qui se présenta pour enlever la vitrine de la marque aux Pokémon s’appelait Poumay comme moi ! C’est un nom peu répandu et la probabilité quasi nulle pour que cela arrive me conforta dans l’idée qu’à l’instar des petites créatures japonaises, nous devions effectivement évoluer dans nos vies, et nous l’avons fait. Après de longs mois d’attente angoissante, un candidat locataire qui paraissait sérieux se présenta enfin. Désireux d’écouler sa nouvelle collection de bottes pour dames dès le début de l’automne, il insista pour commencer immédiatement et dans la foulée, il signa le bail le 1er octobre 2013, ce qui nous donna paradoxalement confiance en l’avenir car, par ce sceau, nous avions la certitude que notre douce amie était à la manœuvre pour nous sortir de l’ornière.

C’est en effet un 1er octobre, quelques années plus tôt, que j’avais enfin mesuré l’importance de cette date récurrente dans ma vie et que j’en avais compris le sens. Je regardais la météo à la télévision lorsque la jolie présentatrice lança un joyeux : « N’oubliez pas d’embrasser les Thérèse de votre entourage car aujourd’hui, on fête sainte Thérèse de Lisieux. » Ce fut une révélation, eurêka, je réalisai enfin que la « petite » Thérèse en question était réellement ma protectrice. À cet instant, je sus viscéralement que c’était par Sa grâce que j’avais rencontré Philippe, l’amour de ma vie et que j’avais souvent été exaucée au-delà de mes espérances. Je jubilais devant mon petit écran. Quel bonheur de rencontrer une amie irremplaçable, pas n’importe quelle amie, la meilleure des amies, fine, pleine de délicatesse, d’une puissance et d’une générosité sans limite, si influente auprès du Bon Dieu et pourtant si humble. Une alliée extraordinaire dont je suis tombée follement amoureuse et que j’apprends à connaître chaque jour davantage. Mes amis, un seul conseil pour adoucir considérablement l’amertume de votre vie, apprenez à aimer la petite Thérèse, elle ne vous décevra jamais car comme disait Coluche (encore lui) : « Si cela n’a pas marché à Lourdes, il vous reste Lisieux pour pleurer. »

Je tiens à partager ici avec vous l’émotion qui fut la nôtre à la fin de notre fabuleuse aventure longue de vingt-cinq ans au pays des jouets : Philippe et moi, déjà bouleversés d’ouvrir notre boutique pour la toute dernière fois, nous retrouvâmes tous deux en pleurs sur le trottoir de grand matin en découvrant que les enfants du quartier avaient recouvert le volet métallique qui protégeait les vitrines de dessins multicolores et de petits mots de remerciements ! Nous contemplâmes longuement la devanture tapissée de l’affectueuse gratitude des petits anges de la terre que nous avions vu grandir, puis avoir à leur tour des enfants. Ils nous témoignèrent tant d’amour et d’amitié que nous en fûmes tout tourneboulés.

« Oui, je veux passer mon ciel à faire du bien sur la terre » avait prédit la petite Thérèse et c’est exactement ce qu’elle fait avec zèle depuis le jour de sa mort au carmel de Lisieux à seulement vingt-quatre ans.

Elle avait écrit : « Je ne meurs pas, j’entre dans la vie. »

De ses lèvres s’échappa un dernier « Mon Dieu… je… vous aime !... » au moment de briser ses liens en ce 30 septembre 1897. La tuberculose qui couvait depuis deux ans s’était déclarée dans la nuit du Jeudi au Vendredi saint de l’année précédente. Dès lors les crises d’hémoptysie (la pauvre enfant crachait du sang), les fièvres et les suffocations épisodiques martyrisaient son corps virginal. Faisant fi de la douleur, elle se réjouit au contraire de « mourir d’amour » pour Jésus, mais à la fin les souffrances furent si inexprimables qu’elle les résuma ainsi : « Si vous saviez ce que c’est que d’étouffer. »

En effet, on ne sait pas ce que c’est, mais on peut essayer de comprendre car on y a tous pensé et on a tous craint de mourir étouffé lors de la crise de la Covid !

Afin d’atténuer le chagrin de ses sœurs accablées de la voir dans cet état dramatique, elle resta gaie et pleine d’humour. À l’infirmerie, il y a des moments où l’on aurait presque payé sa place pour être auprès de celle qui faisait rire tous ceux qui l’approchaient ! Mais bientôt, aux éprouvantes souffrances physiques vinrent se greffer, comme par hasard le jour de Pâques, les terribles souffrances spirituelles de la privation du sentiment de la foi. Enfin, quand je dis « comme par hasard », comprenez hasard comme le pseudo que se choisit le Bon Dieu quand Il professe en catimini (et non comme le nom évocateur de paradis du dieu du foot Eden Hazard !). Pardon pour ce petit calembour dont l’unique but est de détendre un peu l’atmosphère pour le moins oppressante puisque du côté de notre jeune carmélite cela ne va pas fort, en effet elle se trouve d’un seul coup plongée dans les ténèbres : pour elle le Ciel n’existe plus. Elle comprend que Dieu se cache pour éprouver sa foi. Jusqu’alors, elle n’avait jamais réalisé que beaucoup de gens vivent ainsi, sans cette foi vivifiante qui lui était si naturelle, si spontanée. Ne s’est-elle pas trompée en empruntant sa petite voie d’amour, d’humilité, de confiance et d’abandon à Jésus ?

Pour combattre l’obscurité spirituelle qui la ronge, elle multiplie les actes de foi en courant vers son Jésus afin qu’Il ouvre le Ciel pour l’éternité aux pauvres incrédules. Dans cette double épreuve, elle refuse de céder à la « nuit du néant » et prouve jusqu’au bout du bout son indéfectible confiance en Jésus. Les doutes l’assaillent alors de plus belle, l’orage gronde dans son âme depuis des mois lorsqu’un soir elle pense sans oser le demander que ce serait une bien douce consolation que de faire un songe mystérieux, parfois accordé à certaines âmes. Épuisée, elle finit par s’endormir au milieu de la tourmente, certaine que les beaux rêves ne sont pas pour elle. Cependant voilà que dans son sommeil, elle rencontre la vénérable Anne de Jésus, fondatrice du Carmel de France à laquelle elle ne pense guère d’habitude. Thérèse, goûtant la parfaite allégresse tombe à genoux devant Anne, rayonnante d’une beauté et d’une lumière immatérielles, qui l’aime tendrement, la couvre de son voile, la comble de caresses et répond avec une infinie douceur à ses questions en la rassurant d’une parole dépourvue d’ambiguïté : « Oui, le Bon Dieu viendra vous chercher bientôt. Non, le Bon Dieu ne demande rien autre chose de vous. Il est content, très content ! » Le souvenir tenace de ce délicieux rêve, tel l’œil du cyclone, lui permit de trouver un peu de réconfort avant d’essuyer à nouveau la violente tempête qui perdurera jusqu’à la fin. La prodigieuse vie posthume de cette religieuse, morte toute jeunette dans l’anonymat d’un monastère du fin fond de sa province normande, allait commencer.

A Gallipoli, dans le talon de la botte italienne, Mère Maria Carmela, Prieure du carmel cherche vainement le sommeil dans la nuit du 15 au 16 janvier 1910. Trois heures sonnent lorsqu’elle le trouve enfin. Thérèse qui avait quitté notre monde depuis belle lurette vient délicatement remonter sa couverture pour mieux la couvrir. Dans son rêve Maria Carmela pensant qu’il s’agissait d’une des sœurs de la communauté proteste sans avoir la force d’ouvrir les yeux car elle est souffrante et en nage. C’est alors qu’une voix inconnue la rassure, puis lui dit : « Regarde, le Seigneur se sert aussi bien des habitants du Ciel que de ceux de la terre. Voilà cinq cents lires avec lesquelles tu paieras la dette de votre communauté. » En effet, ce carmel pauvre des Pouilles avait au fil du temps accumulé une énorme dette impossible à rembourser malgré les travaux de broderie et de préparation des hosties pour le diocèse. Devant cette situation désespérée, Mère Maria Carmela décida de célébrer un triduum à la sainte Trinité, soit trois jours de ferventes prières, par l’intercession de sœur Thérèse de l’Enfant- Jésus pour demander une solution aux graves problèmes de subsistance du monastère. La solution qui ne se fit pas attendre se tenait à présent debout devant elle ! Maria Carmela n’avait besoin que de trois cents lires, alors Thérèse reprit : « Cela signifie que le reste est en plus, mais comme tu ne peux pas garder d’argent dans ta cellule, viens avec moi. » Alors que Maria Carmela, trempée de sueur se demandait comment elle allait parvenir à se lever, Thérèse anticipa : « La bilocation se produira. » Et la prieure de se retrouver instantanément hors de sa cellule !

Il émane de Thérèse une lueur paradisiaque qui éclaire la voie (j’y décèle bien sûr un puissant symbole de sa doctrine) jusqu’à la pièce du tour où se trouve un coffret en bois contenant la note de la dette de la communauté. Là, Thérèse remet le billet à Maria Carmela qui, émerveillée, se prosterne pour exhaler sa gratitude en laissant échapper un « Oh, ma Sainte Mère ! » Thérèse la relève, la caresse affectueusement tout en rectifiant : « Non, ma fille, je ne suis pas Notre Sainte Mère, je suis la servante de Dieu, sœur Thérèse de Lisieux… ! Aujourd’hui fête au Ciel, fête sur la terre, puisque c’est la fête du Saint Nom de Jésus. » Une dernière petite câlinerie, puis l’apparition s’éloigne lentement. Maria Carmela tente de la retenir d’un : « Attendez, vous pourriez vous tromper de chemin. » Thérèse au sourire angélique la tranquillisa : « Non, non, ma fille, ma voie est sûre et je ne me suis pas trompée. » Tout est dit ! Quelle éclatante confirmation de sa « petite voie » ! Souvenez-vous des tourments de la nuit du néant qui la torturaient à la fin de sa courte vie. Pragmatique, elle avait confié ceci à ses sœurs : « Si ma voie de confiance et d’amour est suspecte, je vous promets de ne pas vous laisser dans l’erreur, je reviendrai pour vous avertir, si elle est sûre, vous le saurez également. » Promesse tenue ! Et pas n’importe quand, juste au moment où l’on s’occupe de sa cause et où l’on étudie sa voie en vue de son procès en béatification. Thérèse avait également abordé ce sujet avec sœur Marie de la Trinité, une novice qui lui était très chère et qui déposa au procès. Cette dernière rapporta que Thérèse lui avait demandé si elle abandonnerait sa petite voie après sa mort, Marie lui avait répondu qu’elle y croyait si fermement que même le Pape en personne ne pourrait l’en dissuader, ce à quoi Thérèse avait vivement rétorqué : « Oh, il faudrait croire le Pape avant tout, mais n’ayez pas la crainte qu’il vienne vous dire de changer de voie, je ne lui en laisserai pas le temps car si, en arrivant au Ciel, j’apprends que je vous ai induite en erreur, j’obtiendrai du Bon Dieu la permission de venir immédiatement vous en avertir. » Si ça n’est pas de la confiance, alors qu’est-ce-que c’est ? Elle ne tarissait pas sur la simplicité, la confiance et l’abandon du petit enfant qu’il faut prendre pour modèle afin de suivre sa petite voie d’enfance spirituelle.

Le seul léger problème, c’est qu’à son réveil Mère Maria Carmela partage son beau rêve avec deux sacristines qui, comme on peut s’en douter, la pressent d’aller ouvrir la cassette, histoire d’en avoir le cœur net. Maria Carmela décline, après tout il ne s’agit que d’un songe, mais devant leur insistance, elle finit par obtempérer, elle ouvre le fameux coffret et là… si on était dans une série, je dirais : « La suite au prochain épisode », mais bon, trêve de suspense, je me montre magnanime, cependant je vous préviens, vous risquez d’être déçus ! Donc, Maria ouvre la boîte, et là… rien, rien de rien… et elle le regrette bien ! Vous êtes perplexes et vous avez raison de l’être évidemment car votre instinct vous dit que Thérèse ne ferait pas un coup pareil ! J’en étais sûre, vous commencez à la connaître, vous croyez déjà en elle, mais oui, je vous ai joué un petit tour, tour dans lequel se trouvait bel et bien le billet miraculeux, tout beau, tout neuf ! C’est génial, hein ? On aimerait tous connaître le tour de Thérèse la magicienne ! Et comme elle a plus d’un tour dans son sac, le miracle de Gallipoli ne s’arrêta pas là, on retrouva, tour à tour, l’un ou l’autre billet de vingt-cinq ou cinquante lires dans la caisse de la pièce du tour au cours des mois qui suivirent ; mieux encore, Mère Maria Carmela revit en rêve Thérèse qui lui promit que le miracle se reproduirait. Sur ces entrefaites, l’évêque de Nardo, Nicola Giannattasio, désireux de fêter l’anniversaire du premier miracle en se montrant aussi généreux que l’apparition, fit parvenir au carmel une enveloppe contenant un billet de cinq cents lires accompagné d’un mot de sa main en l’honneur de Thérèse, le tout cacheté par un sceau de cire portant les insignes épiscopaux. Quelques jours plus tard, il s’y rendit lui-même pour prêcher les exercices spirituels. Lorsqu’il apprit que l’enveloppe se trouvait encore intacte dans le coffret en bois, il invita Mère Maria Carmela à en briser le sceau de cire. Émerveillés, ils y trouvèrent à côté du billet de l’évêque trois cents lires en sus soit rigoureusement la somme que la communauté avait à nouveau demandée avec confiance dans ses prières à la petite sœur Thérèse afin de restaurer l’église du monastère qui était en fort piteux état.

Thérèse Martin naît le 2 janvier 1873 à Alençon, en Normandie de parents qui avaient désiré l’un comme l’autre entrer en religion, mais le destin nourrissait d’autres projets pour ces deux-là ! Louis, solitaire et méditatif, fervent chrétien, tira profit de son caractère patient et méticuleux en s’installant comme horloger. Par une belle journée du printemps 1858, cet élégant célibataire de trente-cinq ans aux yeux doux et bons et à l’allure réservée croisa sur le pont de Sarthe celle qui sera sienne pour l’éternité, Zélie, une jolie brune de vingt-sept ans au regard profond, vibrant d’une énigmatique intensité. Son teint pâle, son port de tête digne d’une reine pourtant empreint d’humilité et la distinction de ses manières la nimbait d’une aura mystérieuse, à la fois grave et attirante. Zélie, impressionnée par la noblesse du jeune homme, entendit une voix intérieure lui murmurer en secret : « C’est celui-là que j’ai préparé pour toi. » L’élue au tempérament inquiet contrebalancé par une foi à toute épreuve, ardente dentellière remarquablement douée, ouvre une boutique qui prospère rapidement. Elle emploie une vingtaine d’ouvrières à domicile, qu’elle aime comme sa propre famille, spécialisées dans la délicate fabrication du Point d’Alençon réputé pour son incomparable finesse. Imaginez ceci : cette dentelle à l’aiguille subtilement raffinée ne demande rien de moins qu’un travail acharné de sept heures pour réaliser un seul centimètre carré !

Trois mois s’étaient écoulés depuis le jour béni de leur rencontre lorsque Louis et Zélie se marièrent et eurent beaucoup d’enfants… après une longue période de continence car ils étaient pieux jusque dans la chambre conjugale. Les rieurs diront qu’ils furent pieux au pieu jusqu’à ce que, comble du paradoxe, leur confesseur les en dissuade. Zélie dont l’enfance et la jeunesse furent tristes comme un linceul désirait devenir une sainte, désir prémonitoire aujourd’hui exaucé ! Cependant, elle reconnut plus tard qu’elle était née pour avoir des enfants et fit le vœu secret de les donner à l’Église. Les grandes joies et les grandes peines se succédèrent pour le couple. Chaque naissance apporta un surcroît d’amour à ce gracieux foyer, chaque enfant arraché à leurs bras aimants fut un abominable crève-cœur. Dans nos contrées développées, on avait jusqu’à peu la mémoire courte, on s’était habitué avec une facilité déconcertante au progrès de la médecine, mais un lourd tribut aux épidémies fut également payé par les générations passées car à cette époque pas si lointaine, la mort frappait souvent les jeunes enfants. Cette sainte famille fut éprouvée plus qu’à son tour, quatre bambins succombèrent en bas âge.

Comment concevoir la détresse de ces pauvres parents endeuillés ?

Plongée dans la désolation, Zélie aurait voulu mourir aussi ! Heureusement, la maisonnée eut le bonheur d’accueillir la petite dernière, neuvième enfant de la fratrie, Thérèse, magnifique poupon aux boucles blondes et aux yeux bleu foncé. Quinze jours après sa naissance, Zélie écrira à sa belle-sœur que la petite l’a regardée bien attentivement, puis lui a fait un délicieux sourire. Plus extraordinaire encore, la maman comblée remarque une chose qui n’est jamais arrivée pour ses autres enfants : lorsqu’elle chante, bébé Thérèse chante avec elle ! Elle termine sa lettre ainsi : « Je vous le confie à vous, personne ne pourrait y croire. »

D’un cruel revirement dont elle a le secret, la providence changea aussitôt les rires en larmes, la petite poupée frôla à son tour la mort. À deux mois, elle souffre d’entérite, elle s’affaiblit à vue d’œil, mais ne veut rien prendre. Selon le médecin, il lui faut le sein tout de suite, c’est la seule chose qui pourrait la sauver. Sa maman, affolée, ne pouvant la nourrir elle-même finit par trouver une nourrice qui dès qu’elle voit l’enfant secoue la tête d’un air dubitatif. La moue pincée, elle jette un regard inquiet à Zélie qui n’y tenant plus se précipite dans sa chambre, s’agenouille en larmes aux pieds de saint Joseph et le prie d’un cœur brûlant de zèle et d’espoir. Elle n’ose plus descendre. Lorsqu’enfin, les tempes battantes, elle s’y résout, c’est avec soulagement qu’elle trouve son nourrisson accroché au sein de la berceuse. Après une tétée gargantuesque, la petiote tombe dans le coma, on la croit morte. Un quart d’heure se passe sans le moindre signe de vie, puis la voici qui ouvre enfin ses grands yeux fripons pour offrir son plus beau sourire à l’assistance tout ébaubie. Quelle consolation pour cette maman inquiète, mais Zélie et Louis bien que soulagés doivent se résigner à confier leur bébé aux bons soins de « la petite Rose », l’attachante nourrice au prénom prédestiné et au bon lait, qui vit à quelques kilomètres de la famille afin de permettre à l’angelot de reprendre des forces. On connaît l’amour de Thérèse pour les roses, n’a-t-elle pas dit : « Après ma mort, je ferai pleuvoir des roses. » C’est ce qu’elle fait encore et toujours, au sens propre (on le verra plus loin), comme au figuré. Pluie de Roses est au demeurant le titre judicieusement choisi pour un célèbre recueil, unique en son genre, de plus de trois mille deux cents témoignages de miracles accomplis par sœur Thérèse, publié à partir de 1907. La publication qui fut interrompue en 1914 par la prudente Rome, effrayée sans doute par son succès tout à fait singulier, fut aussitôt remplacée par de nombreux fascicules dactylographiés relatant les fréquentes interventions de « la sainte du poilu » pendant la Grande Guerre. Distribuées dans les aumôneries militaires, les hôpitaux, les tranchées, mais aussi à l’arrière-front, les histoires miraculeuses se propagèrent comme une trainée de poudre semant partout l’espoir en ces temps désespérés. On ne compte plus les balles arrêtées par une image, une médaille à son effigie ou encore une relique, véritables boucliers. Plus curieux encore, les prêtres brancardiers français découvraient fréquemment cette même attirance pour la petite carmélite chez les prisonniers ennemis ! Au beau milieu des atrocités, la chère Servante de Dieu consolait les pauvres soldats qui l’invoquaient, tant et si bien qu’en 1920 Rome croulant sous les témoignages dut autoriser la reprise des annales miraculeuses. À cette époque le carmel de Lisieux, quant à lui, en avait déjà consignés plus de huit mille ! Avec Thérèse point de pluie éparse, mais un vrai déluge de grâces !

À son retour à la maison, la joie de vivre de bébé Thérèse entourée de l’affection des siens réjouit toute la famille. Il est touchant de penser que de nos jours encore les intentions de prières confiées par les pèlerins qui visitent la demeure familiale des Martin de la rue Saint-Blaise à Alençon sont déposées dans le berceau de la fillette. C’est bien vrai, je l’ai vu de mes propres yeux à l’occasion d’une escapade en amoureux sur les lieux thérésiens. Une bonne sœur au sourire bienveillant se proposa de nous guider dans le chaleureux foyer dont les occupants semblaient s’être absentés quelques instants auparavant. Avançant avec précaution, presque sur la pointe des pieds, je me sentais comme une intruse dont la curiosité prend le pas sur la retenue lorsqu’en pénétrant dans le salon, je fus soudain décontenancée par une petite voix enfantine qui criait « maman, maman ! » C’était la voix de la petite Thérèse qui à trois ans appelait sa maman depuis l’escalier dans une mise en scène audio tout à fait inattendue. Elle exprimait ainsi son besoin lancinant d’être aimée : à chaque marche, elle appelait sa maman et ne gravissait la suivante que si Zélie lui répondait. Sinon, elle restait là, sans reculer ni avancer, mais un simple « Oui, ma petite fille ! » faisait l’affaire. Autant de marches, autant de « maman ». La voix de cette fillette, belle à croquer, ne s’est pas perdue dans les vicissitudes des siècles, elle invite chaque génération naissante à emprunter l’escalier de la sainteté, tel un tout petit enfant qui tente maladroitement de soulever son pied afin de monter la première marche, mais qui ne sachant pas encore se tenir debout bien longtemps répète vainement ses efforts. Du haut de l’escalier, Jésus ému par sa bonne volonté descendra lui-même et le prendra dans ses bras. C’est par cette image, candide réminiscence de la charmante anecdote de son enfance, que ma consolatrice expliquait sa doctrine à sœur Marie de la Trinité. Plus brillant encore, quand on lit sainte Thérèse, on tombe sur cette fulgurance : « Vous le savez ma Mère, j’ai toujours désiré d’être une sainte, mais hélas ! j’ai toujours constaté, lorsque je me suis comparée aux saints, qu’il y a entre eux et moi la même différence qui existe entre une montagne dont le sommet se perd dans les cieux et le grain de sable obscur foulé sous les pieds des passants ; au lieu de me décourager, je me suis dit : le Bon Dieu ne saurait inspirer des désirs irréalisables, je puis donc malgré ma petitesse aspirer à la sainteté ; me grandir, c’est impossible, je dois me supporter telle que je suis avec toutes mes imperfections, mais je veux chercher le moyen d’aller au Ciel par une petite voie bien droite, bien courte, une petite voie toute nouvelle. Nous sommes dans un siècle d’inventions, maintenant ce n’est plus la peine de gravir un escalier, chez les riches un ascenseur le remplace avantageusement. Moi je voudrais aussi trouver un ascenseur pour m’élever jusqu’à Jésus, car je suis trop petite pour monter le rude escalier de la perfection. Alors j’ai cherché dans les livres saints l’indication de l’ascenseur, objet de mon désir et j’ai lu ces mots sortis de la bouche de la Sagesse Eternelle : Si quelqu’un est tout petit, qu’il vienne à moi. Alors je suis venue, devinant que j’avais trouvé ce que je cherchais et voulant savoir, ô mon Dieu ! ce que vous feriez au tout petit qui répondrait à votre appel, j’ai continué mes recherches et voici ce que j’ai trouvé : " Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein et je vous balancerai sur mes genoux ! " Ah ! jamais paroles plus tendres, plus mélodieuses, ne sont venues réjouir mon âme, l’ascenseur qui doit m’élever jusqu’au Ciel, ce sont vos bras, ô Jésus ! Pour cela je n’ai pas besoin de grandir, au contraire il faut que je reste petite, que je le devienne de plus en plus. Ô mon Dieu, vous avez dépassé mon attente et moi je veux chanter vos miséricordes. »

L’ascenseur de la petite Thérèse, ce sont les bras de Jésus, quelle trouvaille !

Au pied du fameux escalier qui résonnait encore des appels de la petite Thérèse, Philippe et moi n’osions pas nous regarder, écrasés par l’enthousiasme de la sympathique religieuse qui discourait sur la volonté de nombreux couples de pèlerins à devenir saints, à l’instar de Zélie et Louis. Cette invitation à peine voilée (contrairement à la bonne sœur) nous semblait énorme, hors du temps et de portée ! Mais l’infatigable Thérèse appelle sans relâche !

Quitter cette maison, bulle de quiétude en pleine ville, c’est comme revenir d’un lent voyage au XIXe siècle : on se retrouve un peu groggy sur le trottoir, face à la préfecture d’Alençon et à soi-même. La saisissante froidure du mois de décembre m’éveilla brutalement du délicieux alanguissement de l’âme qui aime à flâner dans ces décors surannés. Qui aurait pu se douter que cette enfant espiègle et sensible croisée dans l’escalier deviendrait la plus grande sainte des temps modernes, sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face, béatifiée, canonisée, proclamée sainte patronne des Missions, sainte patronne secondaire de la France à l’égale de Jeanne d’Arc sous l’égide supérieure de la Mère de Dieu, et enfin en 1997, au centenaire de sa mort, proclamée Docteur de l’Église par Jean-Paul II ? Son Doctorat proposé dès 1932 en vue de l’inauguration de la crypte de la majestueuse basilique Sainte-Thérèse, édifiée à Lisieux en son honneur, avait été refusé à l’époque pour cause de « sexus obstat ». Eh oui, l’abyssale misogynie de L’Église osa frapper la petite Thérèse en personne ! C’est fou, mais le simple fait d’être née femme faisait encore obstacle à l’attribution du prestigieux titre, tout comme de nos jours, il fait toujours obstacle à l’accès à la prêtrise. Quelle aberration ! L’Église agonisante s’entête à rejeter la moitié de l’humanité. Pourtant, il n’est pas né celui qui pourra me citer une seule parole de Jésus pour appuyer ce point de vue purement phallocrate, Lui, le scandaleux qui vivait entouré de femmes à une époque où elles n’avaient aucun droit, Lui qui leur parlait en public alors qu’elles devaient vivre confinées dans leurs pénates, Lui qui se laissait toucher par elles au propre comme au figuré, Lui qui les défendait et les protégeait de la barbarie des hommes, Lui qui les considérait comme de véritables interlocutrices, Lui qui était complètement révolutionnaire dans sa manière singulière de les traiter en égales des hommes, Lui qui ne les jugeait pas sur leurs mœurs, fussent-elles légères, Lui qui prit le contre-pied des usages d’une société patriarcale, et je l’affirme haut et fort malgré l’anachronisme apparent du mot dans ce contexte, Lui qui était féministe. Forte de cette certitude, j’appelle de mes vœux le jour béni de l’avènement de celle qui me fera crier de contentement : « Habemus papesse ! »

Lorsque l’Église comprendra que l’eau, fût-elle bénite, mouille et que les femmes (non, je n’y avais pas pensé, je n’ai pas l’esprit mal tourné, moi !), reprenons : et que les femmes, fussent-elles de sexe féminin, sont des êtres humains, le monde entier restera baba devant la traînée de fumée blanche rituelle s’élevant nonchalamment dans le ciel romain car elle sera enfin annonciatrice de changement ou la fumée sera-t-elle rose ?

Mais la dévotion populaire n’avait cure des interdictions ridicules faites aux femmes et autres fariboles hiérarchiques. Le bon sens ne s’y trompa guère et une ferveur frénétique s’empara de « la petite voie », doctrine thérésienne pétrie de confiance et d’amour désormais célèbre. Histoire d’une âme, autobiographie publiée un an, jour pour jour après sa mort, fit connaître de rééditions en rééditions la toute jeune carmélite aux quatre coins du globe. Elle qui avait vécu cloîtrée dans l’obéissance et l’humilité, cachée aux yeux du monde remporta un succès public colossal et le mot est faible ! C’est simple, chaque personne qui lit le texte de la petite sœur en est bouleversée, la prie, est exaucée, écrit au carmel et fait part de son enthousiasme à d’autres qui à leur tour désirent acheter le livre. Sa notoriété dépasse les frontières, « l’histoire printanière d’une petite Fleur blanche écrite par elle-même », c’est ainsi qu’elle ouvre son récit, est traduite en plus de soixante langues et atteint allègrement le chiffre astronomique de cinq cents millions d’exemplaires vendus ! Un des plus grands best-sellers après la Bible. Plus magique qu’Harry Potter ! Ça laisse songeur. Avec en bonus, un second effet Kiss Cool : guérisons et miracles fleurissent sur la tombe de celle qui a la faveur divine.

En 1918, la petite Édith a trois ans ; abandonnée par sa mère, elle vit chez sa grand-mère paternelle, Louise-Léontine, tenancière d’une maison de passe à Bernay. Quelques temps plus tard, la fillette souffre d’une maladie des yeux, une double kératite. L’inflammation de la cornée persiste puis s’aggrave au point qu’elle en perd la vue. « Mémé Louise » apprend que la future sainte a guéri depuis sa tombe, dix ans plus tôt, une gamine du village. Effectivement la pauvre petite Reine Fauquet, 4 ans, également frappée de cécité suite à une kératite phlycténulaire due à une grossesse mal nourrie, accompagne sa maman sur la tombe d’une jeune carmélite dont on dit qu’elle fait des miracles. La jeune mère affligée prie de toutes ses forces la bonne sœur qui gît sous ses pieds. Le lendemain, 26 mai 1908 à sept heures du matin après une crise douloureuse, la petite Reine retrouve soudainement la vue ; l’autre petite reine l’a tout bonnement guérie, en effet par une formidable coïncidence, le papa de Thérèse la surnommait tendrement « ma petite reine » ! Nous savons même comment cela s’est passé car l’enfant racontera : « J’ai vu la petite Thérèse, là, tout près de mon lit, elle m’a pris la main, elle me riait, elle était belle, elle avait un voile et c’était tout allumé autour de sa tête. » Il n’en faut pas plus à Mémé Louise qui décide aussitôt d’emmener la jeune Édith ainsi que « ses filles » prier à leur tour sur la tombe de Thérèse. La maison est dès lors « vraiment close » et la petite troupe part en pèlerinage à Lisieux. Sur la tombe, on se recueille et on recueille un peu de « terre sainte » que l’on applique en bandeau sur les yeux de l’enfant. Quelques jours plus tard, la petite fille est totalement guérie ! Voyez, vous aussi : avec Thérèse, tout devient simple comme bonjour, même les miracles. Édith Piaf lui en sera infiniment reconnaissante, même si, contrairement aux célèbres rimes de sa chanson fétiche, elle n’a pas toujours vu la vie en rose. Elle savait bien que sans la généreuse intervention de Thérèse, elle n’aurait rien vu du tout, même pas le noir de sa petite robe ! En retour, elle lui fera l’offrande de sa fidélité dans la foi et de son assiduité dans la prière.

L’engouement pour la « petite » sainte sans cesse renouvelé au fil des générations et l’inépuisable dévotion qu’elle suscite dans le secret des cœurs sont déjà en soi un miracle. Que l’on ne s’y trompe pas, au-delà de son apparence de jeune fille bien sage, on ne trouvera point de niaiserie chez Thérèse, mais l’essence pure d’un puissant génie spirituel. D’ailleurs, elle a l’œil qui frise cette jeune fille sage et un léger sourire à la Mona Lisa. Le simple fait de contempler son beau visage me met en joie et me console de bien des peines. Grâce à Thérèse, c’en est fini du dieu impitoyable qui punit et que l’on craint, l’amour prend toute la place. Elle résume ainsi parfaitement sa vie : « Ma vocation, c’est l’Amour ! » Elle nous apprend que la confiance nous conduit à l’Amour, la crainte en revanche nous conduit à la Justice divine. Et encore, par Justice, elle n’entend pas celle qui punit les coupables, mais celle qui reconnaît les intentions droites. Dieu est Juste car Il connaît notre fragilité. Pourquoi craindre un si tendre Ami ? Lorsqu’elle était encore en âge de jouer à la poupée, sa grande sœur Léonie lui présenta ainsi qu’à Céline une corbeille remplie de robes et de morceaux de tissu pour en confectionner d’autres : « Tenez mes petites sœurs, leur dit-elle, choisissez, je vous donne tout cela. » Céline choisit un petit paquet de ganses qu’elle trouvait à son goût, mais Thérèse avança la main sur la corbeille entière en disant : « Je choisis tout ! » Ce remarquable trait de caractère conduira notre aimable coquine à tout choisir aussi dans sa vie au Carmel : « Être ton épouse, ô Jésus, être carmélite, être par mon union avec toi, la mère des âmes, devrait me suffire… il n’en est pas ainsi… » En plus d’être Carmélite, Épouse et Mère, elle désire ardemment être Guerrier, Prêtre, Apôtre, Docteur, Martyr. Cette gourmandise et cette passion corsetées à l’âme dès sa prime enfance l’amèneront à l’Amour. Elle comprend en lisant saint Paul que tous les dons les plus parfaits ne sont rien sans l’Amour. L’Amour renferme toutes les Vocations, en choisissant L’Amour, elle choisit tout, comme aux jours bénis de son enfance.

Plus on avance dans la vie de sainte Thérèse, plus on hallucine ! Tout est inversé : notre vie terrestre c’est l’exil, le Ciel c’est la Patrie ; plus on souffre plus on veut souffrir et quand cela devient insupportable, c’est encore plus génial car on en profite pour se perfectionner, preuve de la bonté de Dieu. Une épreuve est une source de joie pour les petites choses comme pour les grandes : au couvent, quand on est injustement accusée d’avoir fait une quelconque bêtise, on ne se rebiffe pas, on accepte la réprimande comme si on était coupable, mieux encore, on remercie le Bon Dieu de nous avoir offert l’occasion de nous humilier ; quand on vomit du sang et qu’on apprend qu’on va bientôt mourir, c’est une grande consolation, c’est un doux murmure qui annonce l’arrivée de l’Époux. La mort est une naissance.

Moi, j’en reste bouche bée, pas vous ? Dès lors, je me sens comme un petit caillou sans aucun attrait perdu dans la poussière de ce monde aride, piétiné sans pitié par l’effrayante condition humaine, que ma céleste amie, pur joyau divin, rayonnante et joyeuse ramasse d’un cœur léger et caresse tendrement de sa douce et charitable main. Quel bonheur !

Selon les dispositions de votre âme et selon la hauteur spirituelle de l’échelon sur lequel vous avez choisi de poser le pied à cet instant de votre vie, en entrant dans le monde fascinant de notre Thérèse, je vous dirai ceci, empruntant à Malraux son ton grave et vibrant pour plus d’effet dramatique :

« Toi qui entres ici, délecte-toi » si vous êtes initié,

« Toi qui entres ici, ouvre tes chakras » si vous êtes curieux,

« Toi qui entres ici, accroche-toi » si vous êtes néophyte,

« Toi qui entres ici, jette-toi dans ses bras » si vous êtes désespéré ou si vous désirez être comblé d’amour.

Auprès de ceux que tout ceci rebute encore, j’insisterai :

« Toi qui entres ici, plus humain, tu deviendras. »

J’avais d’abord pensé à : « moins con tu seras » (ce fut le cas pour moi, du moins je me pique de le croire !), mais cela n’est pas très aimable et cela déplairait à coup sûr à mon affable protectrice. C’est juste une petite vanne, un peu d’humour potache pour faire oublier, comme vous l’aurez compris, que je n’ai malheureusement pas le millionième du talent de Dante dans la Divine Comédie pour frapper l’imagination. S’il commence son effroyable voyage initiatique dans l’au-delà à la recherche du salut éternel par une longue descente aux Enfers suivie d’une éprouvante ascension du Purgatoire, moi je préfère me rendre directement au Paradis en m’appuyant sur la puissance de tir de ma bien-aimée Thérèse en personne. Il faut dire que notre petite Normande est née et a grandi dans un terreau fertile : un foyer d’amour. Ceci expliquant cela : ses quatre sœurs, Marie, Pauline, Léonie et Céline deviendront elles aussi religieuses. On sait que Zélie a prié la Sainte Vierge pour que ses cinq filles soient des saintes et pour les suivre de près. La Mère de Dieu n’a pas lésiné, Louis et Zélie Martin furent, fait exceptionnel, canonisés ensemble en 2015 par le pape François. Thérèse parle du couple de ses parents en ces termes : « Le Bon Dieu m’a donné un père et une mère plus dignes du Ciel que de la terre. »

On comprend mieux !

Je me sens d’autant plus proche de ma douce protectrice que tout comme elle, j’ai été séparée de ma maman dans la tendre enfance, tout comme elle, je l’ai vue souffrir et être emportée par un cancer du sein l’année de ses quarante-sept ans. Mais la petiote était encore plus jeune que moi à l’heure maudite de l’arrachement, elle n’avait que quatre ans. De la chapelle qui jouxte sa maison natale, on peut apercevoir à travers une vitre la chambre de ses parents. Comme il est émouvant de contempler ce lit à première vue banal où une mère donna naissance à sa fille, où une sainte mit au monde une sainte, où une sainte vit mourir une sainte, où une toute petite fille assista impuissante à l’agonie de sa maman. Pour moi aussi ce fut un lent déchirement, ma mamounette chérie a souffert le martyre, à la fois physique et moral. Alitée depuis des mois, elle savait qu’elle serait bientôt obligée de laisser son mari et ses trois enfants dans la peine et le désarroi, elle savait qu’elle devait quitter cette vie, si jeune, dans l’affliction et la géhenne alors qu’elle désirait vivre plus que tout au monde. Elle savait qu’il lui fallait trouver au fond des tripes le courage de nous rassurer, de me rassurer, de me dire que tout irait bien… sans elle. Pour ajouter à sa détresse, sa lucidité, fruit de son intelligence incorrompue, lui fit traverser mille morts. Être parfaitement consciente dans sa douloureuse agonie que la mort se profile déjà à la porte de sa chambre, n’était-ce pas mourir avant de mourir ? De mon côté je menais une double vie, en surface rien ne trahissait mon calvaire. À l’école, personne n’aurait pu deviner que le soir venu, je rêvais de me glisser avec amour dans les bras de ma mère agonisante, mais que la douleur qui dévorait son corps mutilé nous interdisait ce simple câlin. Sa dernière joie fut celle de se recoucher dans des draps propres, mais à quel prix ! Dans les profondeurs de ma petite âme tempêtaient sans relâche chaos et fureur. Je ne trouvais nul repos. Mon impuissance à la soulager me pétrifiait. Personne n’entendait le fracas de mon cœur broyé quand il se disloquait. Je vomissais cette terrible injustice. L’implacable ombre de la mort qui marchait vers moi à grandes enjambées me terrorisait. Mon pauvre papa et mes deux grands frères cauchemardaient eux aussi en silence, dans le secret de leur pudeur. De désespoir en désespoir, nous avons bu jusqu’à la lie l’amer calice de nos larmes ravalées. À bout de forces, outragé par les stigmates du crabe cannibale goulûment repu de sa délicate chair, le précieux corps maternel duquel je suis issue s’abandonna au néant dans un dernier soupir. On aurait dû y trouver prétexte à un quelconque soulagement, mais le manque de préparation spirituelle et le refus matérialiste de la mort nous plongèrent tous les quatre dans une panique répugnante. Pris d’une folie collective, nous gesticulions en tous sens, submergés par les affres de la mort palpable et gluante qui s’immisçait dans nos propres cellules. Nous sommes morts avec elle. Mon frère Michel, dans un absurde réflexe de survie se mit à califourchon sur le cadavre aimé et massa frénétiquement le cœur chéri, à tout jamais inerte ! Il hurlait comme un loup fou de douleur. Cette scène incongrue, presque cocasse si elle n’avait pas été si dramatique jeta un voile surréaliste sur le traumatisme de mon enfance. L’ai-je vraiment vécue ? Longtemps, pour survivre, j’ai occulté le profond trouble de mon cœur qui aurait pu tel un trou noir absorber toute lumière de ma vie. Nous n’avons pas su accompagner dans la sérénité notre maman aux portes du mystère, c’est là un des rares regrets de ma vie qui hante mes nuits. À l’instar de Verlaine, je voudrais pouvoir soupirer cette oppressante complainte : « Ô triste, triste était mon âme », mais rien ne sort de mon gosier serré.

Au milieu du naufrage, je trouvai cependant une bouée de sauvetage, un appui souverain quoique inattendu du côté de mon frère Marc. En effet, nous avions l’habitude de nous chamailler copieusement. Souvent lorsque j’étais à bout de nerfs, je paradais sous ses rires moqueurs une valise presque plus grande que moi à la main, faisant mine de déménager et persuadée d’être crédible. J’espérais secrètement qu’il me retiendrait, mais je pouvais toujours rêver. Lasse et dépitée, je finissais par ranger mon encombrant bagage dans le dressing de mes parents, j’évitais ensuite scrupuleusement de croiser à nouveau mon frère qui m’exaspérait et réciproquement. J’ai conscience qu’en tant que petite dernière et seule fille, espérée comme le messie, j’étais doublement chouchoutée par mes parents. Papa adorait me raconter que le jour de ma naissance, à une époque qui ne connaissait pas encore l’échographie et laissait de ce fait toute la place à la surprise, il courait fou de joie dans les couloirs de la clinique en criant à tue-tête : « J’ai une fille, j’ai une fille ! » Les infirmières amusées durent quand même le calmer un peu : « Monsieur Poumay, tout l’étage sait que vous avez une fille, tout le monde connaît la petite Callas. [Tiens, pourquoi un tel surnom ?] C’est merveilleux, mais pensez un peu aux parturientes qui ont besoin de calme. »

Marc agacé par ma place privilégiée au sein de la famille me cherchait souvent chicane. Évidemment, j’allais tout droit pleurnicher dans les jupes de maman qui pour éviter que cela ne dégénère en véritables bagarres nous répétait à l’envi des « jeux de mains, jeux de vilains » décidément inefficaces car nous n’abandonnions pas nos méchants penchants. Mais à la minute où notre mère nous quitta, je découvris avec émotion un nouveau Marc, délicat, protecteur, soucieux de mon bien-être. Il fut mon sauveur, rien de moins ! Nous avions mûri en quelques instants. La première nuit, papa envoya Marc dormir chez nos oncle et tante, dans la villa d’à côté, pensant qu’il y serait mieux, mais en fin de compte, il s’y sentit seul et dévasté, loin de nous. Papa demanda à mon frère Michel de m’héberger dans sa chambre, il ne voulait pas me laisser seule ; il prendrait la mienne tandis que le corps sans vie de sa bien-aimée reposait sur le lit conjugal. Quelle funeste nuit que celle-ci, Michel sanglotait sans pouvoir s’arrêter, le visage tourné vers le mur, se frappant le front contre la surface froide dans un léger balancement autistique tandis que je restais immobile, en état de choc, les yeux grands ouverts dans le noir, allongée sur le dos, tétanisée, sans réagir aux pleurs de mon frère, sans lui porter secours. Je voudrais hurler par-delà l’espace et le temps à la petite fille que j’étais : « Réagis, lève-toi, console-le, prends-le dans tes bras, mais par pitié, fais quelque chose pour ton frère qui souffre atrocement, secoue-toi sinon sa peine l’engloutira. »

Hélas, on n’a jamais de seconde chance dans les moments décisifs et je restai sidérée, incapable de le soulager. Michel qui portait un amour fou à notre maman, décuplé par un lien mystérieux et privilégié avec elle, ne se remit jamais de cette tragédie et se perdit quelques années plus tard dans une épaisse brume alcoolisée. Inconsciente de ce qui se jouait là pour lui, inconsciente du fait qu’un malheur à venir naîtrait du malheur présent, j’étais à la fois hagarde et révoltée, enroulée sur mon propre chagrin. Je ne pourrais plus jamais me blottir dans les bras protecteurs de ma mère. Où était-elle ? Y a-t-il une vie après la mort ? Voilà la préoccupation qui taraudait mes douze ans. Avec le recul, cela me fait rire de découvrir que j’étais momentanément arrivée à la même conclusion que Coluche : « Seulement Jésus pourrait répondre à cette question. Malheureusement Il est mort. »

La source de mon inextinguible soif pour ces arcanes existentiels jaillit de mes larmes. Ma passion me mena à celle du Christ, féconde en vie, en résurrection et en compassion. Je plongeai la tête la première dans l’eau vive de la foi en écho à l’eau baptismale dans laquelle je fus plongée à la naissance par mes parents. Paradoxe de ce deuil précoce : au lieu d’en vouloir à un dieu sans cœur qui me dépouillait sans autre forme de procès de l’affection maternelle dont j’avais pourtant désespérément besoin et bien qu’écorchée vive, je me suis rapprochée du Dieu pétri d’amour et de tendresse qui ouvrait les bras à maman dans la vie éternelle et les étendait jusqu’à moi dans la vie terrestre à travers mon pressant désir de la revoir. Il m’en a fallu de temps pour chercher, tâtonner, apprendre, découvrir et lever un minuscule coin du voile. Désormais, je sais et je sens qu’elle est souvent près de moi, cela me console un peu, mais pas vraiment car la frustration de ne pouvoir ni la voir ni l’embrasser est toujours aussi terrible à supporter. Le temps qui passe n’y change rien. Dans mon quotidien, je la convoque à tout bout de champ. Je vis autant avec mes morts qu’avec mes vivants.

Confrontées à une situation similaire, la toute petite Thérèse et sa maman adoptèrent une attitude bien différente. En 1865, soit huit ans avant la naissance de sa benjamine, Zélie écrivait déjà à son frère : « Tu sais qu’étant jeune fille, je me suis donné un coup dans la poitrine, à l’angle d’une table. On n’y fit pas alors attention, mais aujourd’hui, j’ai une glande au sein qui me cause de l’inquiétude. » Malgré un vain pèlerinage à Lourdes, la foi coulait si bien de source qu’elle fit dire à cette remarquable femme déjà gravement malade et souffrant énormément : « Si le Bon Dieu veut me guérir, je serai très contente, car au fond, je désire vivre ; il m’en coûte de quitter mon mari et mes enfants. Mais d’autre part, je me dis : si je ne guéris pas, c’est qu’il leur sera peut-être plus utile que je m’en aille. »

Quelle confiance en Dieu, quel abandon à Sa volonté. Cela me laisse sans voix et me fait prendre toute la mesure de l’abîme qui sépare une famille « ordinaire » comme la mienne qui redoute la mort, la jugeant absurde et injuste, d’une famille sainte qui l’accepte comme la volonté du Ciel pour un plus grand bien à venir dans cette vie et dans l’autre. En 1877, la maman de la petite Thérèse naît au ciel, cent ans avant la mienne. Alors que Céline choisit l’aînée, Marie, comme seconde maman, Thérèse du haut de ses quatre ans se jette dans les bras de sa sœur qui a en déjà seize, en s’écriant : « Eh bien ! moi, c’est Pauline qui sera Maman ! » Pauline sera même deux fois sa Mère chérie puisqu’elle sera élue prieure du carmel de Lisieux. Thérèse y entrera comme postulante avant de prendre le voile de carmélite. Après la perte de sa chère épouse, Louis vend le commerce d’Alençon et s’installe à Lisieux avec ses cinq filles aux Buissonnets, cossue maison bourgeoise entourée d’un parc arboré dans lequel les fillettes auront tout le loisir de jouer avec Tom, leur fidèle épagneul. Louis se rapproche ainsi de son beau-frère Isidore et de son épouse Céline. L’hiver de l’épreuve changea complètement le caractère de la petite fleur, elle si vive et expansive devint farouche, douce et sensible à l’excès, ne retrouvant sa gaieté que dans l’intimité de la famille. La petite fleur adorait le dimanche et surtout la messe. Quand le prédicateur parlait de sainte Thérèse, son papa lui disait : « Écoute bien ma petite reine, on parle de ta sainte patronne. » La petite écoutait, captivée par le sermon, mais plus encore par le beau visage baigné de larmes de son père tant son âme aimait à se plonger dans les vérités éternelles.

Par un bel après-midi d’été, alors que son Roi avait dû s’absenter quelques jours, elle eut une vision vraiment fantasmagorique. Par la fenêtre, elle vit dans le jardin un homme semblable à son papa en tout point. Mêmes vêtements, même démarche, seulement il était beaucoup plus courbé et sa tête était couverte d’un linge qui cachait son visage. La petite alors âgée de six ou sept ans, prise d’une frayeur inexplicable eut quand même le courage de l’appeler d’une voix tremblante d’émotion, mais le mystérieux personnage continua sa route puis disparut derrière un bosquet. On fouilla le jardin en vain. L’étrange sensation resta profondément gravée dans son cœur et ce n’est que quatorze ans plus tard que la vision prophétique prit sens. En évoquant lors d’une récréation la mémoire de leur papa qui les regardait désormais depuis les cieux et en partageant ce souvenir précis avec Marie, deux fois sa sœur, sœur de naissance et sœur carmélite, elle en comprit enfin la signification. Le personnage était courbé par l’âge, la face voilée par l’épreuve de la maladie. Le Bon Dieu lui avait montré la grande épreuve à venir sans lui en donner la compréhension car, si jeune, elle en serait morte de douleur. En effet à la fin de sa vie, le pauvre papa sera victime d’attaques de paralysie dans les jambes puis, et c’est encore plus terrible, il perdra la tête. On l’internera dans un asile à Caen. Pendant de longues périodes, il retrouvera sa lucidité et s’abandonnera avec courage à la volonté de Dieu. Cloîtrée dans son Carmel, Thérèse souffre atrocement, mais considère les trois années du martyre de son papa comme une glorieuse épreuve qu’elle n’échangerait pour rien au monde tant elles furent fructueuses en richesses spirituelles. Ah ! elle me bouleverse ma tendre protectrice, la raison n’y est pour rien, ses paroles trouvent un écho en moi, au cœur de l’intuition. Mais pour l’instant, on n’en est pas là, notre héroïne n’a encore que huit ans lorsqu’elle fait la rude expérience du harcèlement scolaire. De nature timide et délicate, la petiote ne savait pas se défendre et fondait en larmes devant les mille et une misères que lui infligeait allègrement une élève de quatorze ans. La petite victime dotée d’une intelligence, d’une maturité, d’une sensibilité poétique hors du commun et appréciée de toutes les religieuses était si bien instruite qu’elle se retrouvait aisément première de sa classe, ce qui évidemment ne manquait pas d’attiser la jalousie de ses condisciples, toutes beaucoup plus âgées qu’elle. Ainsi les cinq années passées chez les Bénédictines furent les plus tristes de sa vie. Durant cette période, un joyeux événement suivi d’un angoissant bouleversement se profilèrent à l’horizon. En effet, elle vécut la première communion de Céline, inondée de joie comme s’il s’agissait de la sienne et reçut ce jour-là de grandes grâces, mais deux ans plus tard un glaive s’enfonça dans son tendre cœur. Par surprise, elle entend sa chère Pauline, sa jeune maman, se confier à Marie sur son entrée prochaine au Carmel. Thérèse n’a pas encore dix ans quand, en un instant, elle comprend que cette vie n’est qu’une vallée de larmes, une séparation continuelle. Elle comprend également en écoutant sa sœur la consoler tendrement et lui expliquer la vie au couvent, que le Carmel est bel et bien le « désert » où le Bon Dieu désire qu’elle aille également se cacher. D’une précocité exceptionnelle, elle ressent avec force et sans le moindre doute la certitude d’un appel Divin. Le jeudi derrière les grilles du parloir, Pauline ne peut lui parler que deux ou trois trop courtes minutes. Elle se sent abandonnée, elle a perdu sa mère deux fois ! C’est un crève-cœur, c’en est trop, elle tombe malade. Pour couronner le tout, ce soir-là son oncle avait évoqué le souvenir de sa regrettée maman qui lui manque tant. D’impressionnants tremblements secouent son petit corps toute la nuit, elle délire, s’évanouit. Un grand état de faiblesse s’empare d’elle. Le médecin qualifie sa maladie de très grave. Cependant un miracle se produit le jour de la prise d’habit de Pauline, on la croit guérie, mais ce n’était que le début de l’épreuve car les étranges troubles récidivent dès le lendemain. La famille entière, plus particulièrement encore Marie, se dévoue sans compter pour sauver la fillette, s’affairant jour et nuit à son chevet. En évoquant dans son manuscrit cette douloureuse période de son enfance, Thérèse promit ceci : « Heureusement, j’aurai le Ciel pour me venger, mon Époux est très riche et je puiserai dans ses trésors d’amour afin de vous rendre au centuple tout ce que vous avez souffert à cause de moi… »

Enfin par un bel après-midi du mois de mai, plus exactement le dimanche 13 mai 1883, le jour de la Pentecôte, heureuse coïncidence ou grâce divine (en ce qui concerne sainte Thérèse, je pencherais bien évidemment pour la seconde option), alors que la petite était fort agitée et appelait désespérément « Mama… Mama », ses trois sœurs, Marie, Léonie et Céline s’agenouillèrent au pied de son lit devant la Statue miraculeuse de la Sainte Vierge et la prièrent avec ferveur. Thérèse prie aussi de tout son cœur lorsque tout à coup, la Vierge lui paraît d’une beauté ineffable. Un ravissant sourire illumine son beau visage qui respire la bonté et la tendresse. Toutes les peines de la jeune malade s’envolent en un instant, des larmes de joie inondent ses joues. Marie se tourne vers elle, la regarde et sait que sa sœurette est guérie !

Quelques années auparavant, au cœur du drame de la mort de son enfant, sa petite Hélène âgée de cinq ans, Zélie se tenait elle aussi en prière auprès de cette fameuse statue. La maman s’inquiétait à la pensée d’un léger mensonge qu’Hélène avait fait. Elle craignait que son adorable enfant soit au purgatoire et se reprochait de ne pas l’avoir menée à confesse lorsqu’elle entendit : « Elle est là, à côté de moi… » La Reine des Cieux avait ainsi rassuré la pauvre Zélie endeuillée.

Voilà, voilà ! J’ignore ce que vous en pensez, moi je raffole de ce genre d’histoires. Elles me mettent du baume au cœur et me remplissent d’espoir. Dans la chapelle du Carmel, haut lieu de recueillement, la statue de la Vierge du Sourire veille aujourd’hui encore sur la châsse qui contient les reliques de ma bien-aimée sainte, placées en son soubassement sous le gisant la représentant sur son lit de mort et inspiré d’une célèbre photo prise par sa sœur, où d’une beauté indicible elle apparaît complètement transfigurée. Elle avait tant souffert d’étouffer durant l’agonie que son visage perlé de sueur était congestionné, mais au moment de prononcer un dernier « Mon Dieu, je vous aime » devant la communauté agenouillée autour de son lit, ses yeux reprennent soudain vie et fixent un point un peu au-dessus de la statue de la Vierge, son visage retrouve l’apparence qu’il avait en pleine santé, elle semble en extase. Ce regard dure l’espace d’un Crédo, puis elle ferme les yeux et expire, la tête légèrement penchée à droite, un mystérieux sourire sur les lèvres, le teint rehaussé d’un éclat qui ne fait pas douter de Dieu, offert pour l’éternité à notre admiration. Comme tant et tant de pèlerins avant moi, je me suis accrochée aux grilles du carmel de Lisieux qui gardent ma Thérèse comme on s’accroche à la vie, l’implorant à maintes reprises de me faire l’insigne honneur de toujours rester la fidèle amie qui sait si bien cautériser mes angoisses. Thérèse et Bibi, BFF, best friends forever ! Je tire une immense fierté de notre amitié, mon seul titre de gloire dans l’existence.

En réalité je ne suis pas dupe, cela relève plus de la mendigote qui à toute force se cramponne à la divine. Mais la divine ne me le fait jamais sentir, au contraire, elle m’écoute avec la plus grande indulgence et me traite avec tant de tact que cela me remue les entrailles. Elle daigne même se transformer quelquefois en grillon tout mignon, quelle drôle d’idée ! me direz-vous. Eh bien, ce n’est pas sorcier (quoique peut-être un peu quand même), toute sa vie Thérèse se tint à la pointe de l’âme, alors que moi au bout de trente secondes je suis déjà claquée, c’est pourquoi lorsque je risque de dérailler, un croquignolet Jiminy Cricket ayant troqué son haut-de-forme pour une auréole se pose sur mon épaule. « Ma bonne conscience » m’aide à constituer ma dot, oh ! rien d’extravagant car je suis bien pauvre, juste l’une ou l’autre misérable bonne action de temps à autre, histoire de ne pas me présenter les mains totalement vides devant mon Jésus fort déçu, le jour J ! Je désire m’y préparer comme l’on préparait jadis son trousseau de mariée. Dans mon armoire secrète aucun corsage brodé, pas l’ombre d’une robe en dentelle, ni drap de soie, ni jupon de flanelle, seulement l’un ou l’autre ruban de velours pour égayer mes accroche-cœurs et un flacon précieux que je désire emplir de l’effluve exquis du bonheur. Note de tête : sourire, note de cœur : bienveillance, note de fond : amour, telle est la fragrance de l’ambition que Thérèse nourrit à mon endroit.

Quant à la petite malade, désormais rétablie grâce à l’intervention de la Vierge du Sourire, la voici maintenant qui fait son entrée dans le monde, entendez dans la bonne bourgeoisie d’Alençon. De ces jours heureux où les Martin sont reçus dans la famille et chez les amis, elle dira que le Bon Dieu lui fit la grâce de ne connaître le monde que juste assez pour le mépriser, que tout est vanité et affliction d’esprit sous le soleil. Paradoxalement, elle se sent plus libre encore de choisir sa voie et fait le rêve secret de prendre le nom de Thérèse de l’Enfant Jésus lorsqu’elle entrera au Carmel. Mais avant tout cela, le jour tant espéré arrive enfin : le 8 mai 1884, c’est le premier doux baiser de Jésus à son âme, c’est sa première Communion. Je ne vous raconte pas, je préfère vous laisser deviner son intense émotion, mais ce temps béni ne dure guère. Thérèse sombre dans la terrible maladie des scrupules, chacune de ses pensées, chacune de ses actions devient un sujet de trouble, elle se confie à Marie pour trouver un peu de répit. Ardu est le chemin vers la sainteté. Pour ajouter à sa peine, la rentrée des classes à l’abbaye se fait sans Céline qui a déjà terminé ses études. Impossible de poursuivre sans tomber malade, elle quitte donc l’école pour prendre des leçons particulières chez la brave Madame Papineau qui vit avec sa mère et sa chatte dont l’occupation favorite est de venir ronronner sur ses cahiers d’écolière. Mais une fois de plus, elle doit souffrir de nouvelles séparations, Léonie lui demande de bien regarder ses yeux, une dernière fois, avant de faire son essai chez les Clarisses car celles-ci ne se montrent que les yeux baissés et Marie la quitte aussi pour rejoindre Pauline au carmel de Lisieux. Elle perd donc sa troisième maman, ce qui exacerbe encore peu plus sa sensibilité à fleur de peau. Bien souvent, elle pleure d’avoir pleuré ! Elle se berce toujours de la douce pensée d’entrer à son tour au Carmel, mais ne parvient pas à calmer son émotivité excessive malgré de multiples tentatives d’avoir sur ses actions un empire absolu. N’oublions pas qu’elle n’a encore que treize ans. Cependant le soir de Noël, Jésus changea en un instant son caractère, la rendit forte, courageuse et tarit la source de ses larmes.

Voici comment cet énorme bouleversement la fit sortir de l’enfance sur-le-champ et opéra la grâce de sa complète conversion : le 25 décembre 1886, la petite famille revenait de la messe de minuit et Thérèse trépignait d’impatience à l’idée de découvrir les jolies surprises que Céline avait cachées selon la tradition dans ses souliers devant la cheminée. Elle se précipita dans l’escalier pour aller défaire son chapeau lorsqu’elle entendit son papa éprouvé par la fatigue lâcher cette plainte : « Enfin, heureusement que c’est la dernière année ! » L’émotion et les larmes commencèrent aussitôt à poindre, elle était sur le point de s’effondrer quand à cet instant précis Jésus métamorphosa la jeune fille qui réprima ses larmes séance tenante ! Là, debout sur les marches en bois de l’escalier de la maison de famille, elle retrouva sa force d’âme perdue à quatre ans en même temps que sa maman. Noël se passa dès lors dans la joie, Thérèse sembla heureuse comme une reine, Louis retrouva sa bonne humeur et Céline qui n’avait rien perdu de la scène croyait rêver ! Depuis cette nuit bénie, la future sainte marcha de victoires en victoires. Bon, dis comme ça, je vous concède qu’il est difficile de concevoir pleinement la transformation qui s’est jouée dans cet escalier, oui c’est vrai, dans cette histoire les trucs importants se produisent souvent dans l’escalier ! Mais si je veux être honnête, je dois confesser qu’il m’est arrivé une chose étrange au pied de ce même escalier, juste devant la cheminée des Buissonnets.

Philippe et moi, désirions visiter la maison de notre bienfaitrice depuis bien des années car nous avions trouvé porte close lors de notre précédent passage, trente ans auparavant (ce qui ne me rajeunit guère !). Nous voilà donc à Lisieux sous un ciel d’hiver bleu cristallin qui, en se prenant pour un ciel d’été, fit mentir toutes les prévisions météo possibles et imaginables de la télé et du net. Nous avions pris la route en dépit du temps pourri prévu cette semaine-là, nous étions à quelques jours de Noël, espérant naïvement que sainte Thérèse arrangerait les choses à sa façon. Cette embellie imprévue fut pour nous plus qu’un signe de bienvenue, ce fut une explosion de joie devant un authentique petit miracle météorologique qui nous accompagna tout au long de notre virée impromptue du Brabant wallon aux châteaux de le Loire en passant par Deauville, Honfleur, Lisieux et Alençon. Pas une goutte de pluie ne vint chagriner notre école buissonnière.

Lors de notre halte aux Buissonnets, une charmante dame nous ouvrit la porte de la maison convoitée, nous priant d’attendre quelques instants devant la cheminée qu’un groupe d’Anglais terminent la visite. Une forte odeur de cire et de propre comme celle des vieilles maisons bien tenues qui on ne sait pas trop pourquoi rappellent l’enfance s’exhalait des meubles fraîchement encaustiqués. Il n’y manquait que l’appétissant fumet d’une bonne soupe aux poireaux pour que le leurre soit complet, on se prenait à rêver : et si l’on tombait nez-à-nez avec Thérèse, en chair et en os, au détour d’un couloir ? Sera-ce la fillette qui joue encore à la poupée ou la demoiselle qui brûle de s’enfermer au Carmel ? Mais non, la gardienne nous ramena à la réalité, nous invitant d’un sourire à nous asseoir pour écouter la voix enregistrée qui sortait des haut-parleurs et racontait la vie de la maisonnée et de ses habitants. Lorsqu’on arriva à l’épisode de la conversion de Noël dans l’escalier, j’ignore ce qui me prit, un tsunami émotionnel me submergea. Pour masquer mon trouble, je me levai rapidement, tournant le dos aux autres, faisant mine d’admirer le jardin à travers les carreaux pour me donner une contenance, mais je ne pus retenir mes larmes plus longtemps et je me mis à sangloter. Les sanglots venaient d’un autre temps, me traversaient la gorge, plongeaient jusqu’au tréfonds de mes entrailles, tourbillonnaient entre deux mondes, deux époques, deux femmes. Le mystérieux va-et-vient se prolongea dans le secret de mon être tendu vers elle. Un fugitif instant, je fus elle, elle fut moi, une intimité se tissait de cœur à cœur, d’âme à âme. Je ressentais toute la tristesse de son deuil et du mien, je ressentais toute la force qu’elle reçut et la mienne, elle avait pris le dessus et moi aussi. Je versais les larmes qu’elle n’avait pas pu verser, je partageais la douleur de l’absence et l’énergie de l’élan vital qui nous pousse malgré tout à espérer. Au travers de ma bien-aimée, j’étais au diapason avec tous ceux qui souffrent. Je sortis de cette expérience comme on sort de l’eau fraîche, les yeux rougis et le pas léger. Je tamponnai discrètement mes joues d’un kleenex trouvé au fond de la poche de ma doudoune, je me retournai pour monter le fameux escalier sous le regard compatissant de la gardienne quelque peu perplexe. Les yeux baissés, j’esquissai un timide sourire pour tenter de dissiper le malaise.

À l’étage, la situation passa en un instant de dramatique à cocasse ! Alors que nous nous recueillions solennellement dans la chambre de Thérèse devant la reproduction de la statue de la Vierge du Sourire, à l’endroit sacré du miracle de guérison, Philippe sans doute allergique à l’odeur prégnante de la cire se mit à éternuer en rafale ! Incapable de réfréner ses tonitruants atchoums, il oscillait entre rire et embarras ! Au comble du supplice, il prit le parti de laisser éclater ses éternuements avec la distinction d’un lord anglais coincé dans une attitude de recueillement, affichant une expression sereine qui semblait dire : « tout est sous contrôle, rien à signaler. » Je l’observais en me pinçant les lèvres pour réprimer un trop large sourire, trahie néanmoins par quelques larmes de rire contenu qui roulèrent sur mes joues rebondies. Gênés mais complices, nous nous regardions du coin de l’œil, tentant d’éviter à tout prix un départ de fou rire irrévérencieux en ce lieu de vénération bien que je sois convaincue que cela aurait beaucoup amusé l’enjouée petite Thérèse. Quels pitoyables hôtes nous fûmes ! Snif par-ci, atchoum par-là, quelle galère, puis quelle joie une fois assis dans la voiture sur le parking d’en face de rire ensemble à gorge déployée de nos bêtises !

En 1891, six ans avant la mort de notre petite Thérèse naissait dans une famille juive le jour de Yom Kippour, Jour du Grand Pardon, la peu banale Édith Stein, philosophe, théologienne et féministe allemande devenue elle aussi carmélite sous le nom de Thérèse-Bénédicte de la Croix. Un petit détail pouvant engendrer une grande destinée, c’est tout simplement en visitant la cathédrale de Francfort qu’elle remarque qu’une dame, panier à provisions à la main, entre pour prier quelques instants puis s’en va. Pour Édith Stein, habituée à voir les croyants se rendre à la synagogue ou au temple protestant pour l’office, c’est tout à fait nouveau. Elle fut marquée par cette expérience d’intimité avec le Bon Dieu, anodine à nos yeux et dénuée de tout protocole, au point qu’elle restera gravée dans sa mémoire comme l’une des étapes à l’origine de sa conversion, non sans un petit coup de pouce d’une troisième Thérèse, mère des deux premières, dont le génie spirituel suinte par tous les pores de l’âme. Après la Française et l’Allemande, j’ai le plaisir de vous présenter l’Espagnole, mystique majeure de la spiritualité chrétienne et réformatrice du Carmel au XVIe siècle. À présent, je convoque devant vous l’immense Thérèse d’Avila dont les écrits furent le détonateur de la vocation carmélitaine d’Édith Stein, ce qui, on peut l’entendre, peina grandement sa mère ; son père est mort d’insolation alors qu’Édith n’avait pas encore trois ans. Étonnamment, lors du renouvellement de ses vœux temporaires, le 14 septembre 1936, elle sentira sans doute possible la présence de celle-ci à ses côtés. Ce fut une grande consolation car quelques jours plus tard, elle apprit que sa mère avait quitté notre monde au moment de cette sensation inexpliquée. En considérant rétrospectivement sa vie, elle écrira : « Ma quête de vérité était mon unique prière. » C’est pourquoi on comprend mieux l’impact qu’eut l’autobiographie de Thérèse d’Avila sur le destin d’Édith. Après l’avoir dévorée d’une traite durant la nuit, Édith s’était écriée : « Ceci est la vérité. »

Mais c’est une autre histoire que celle de la Santa Madre d’Avila, morte dans la nuit du 4 au 15 octobre 1582. Non, non, ce n’est pas une faute de frappe, vous avez bien lu. Thérèse d’Avila ne fit rien comme les autres, la nuit de sa mort dura dix jours !

« Comment cela est-il possible ? », me direz-vous mes amis. C’est simple, c’est à ce moment-là que se fit le passage du calendrier julien instauré par Jules César – logique ! – au calendrier grégorien adopté comme son nom l’indique par le pape Grégoire XIII dans les États catholiques dont l’Espagne – le reste du monde suivra plus ou moins rapidement selon les pays. On ajouta dix jours à la date du jeudi 4 octobre qui fut donc suivi du vendredi 15 octobre. Il s’agissait d’une histoire de décalage à compenser à cause de la façon de compter les années bissextiles.

Si la mort de la grande Thérèse d’Avila n’a rien de banal, sa vie est carrément extraordinaire, pleine de fantastiques mystères et de transverbérations, suaves orgasmes spirituels que nous explorerons plus loin, plus longtemps, plus profondément, nous aussi, avec un certain plaisir non simulé ! Laissons l’attente attiser le désir. Mais trêve de digression, revenons à nos pauvres moutons menés à l’abattoir par des bourreaux dépourvus de la moindre once d’humanité. Ce ne sont pas des moutons, mais bel et bien des êtres humains de chair et de sang comme vous et moi, des hommes, des femmes et des enfants que l’on a systématiquement assassinés. Au nombre de ces innocentes victimes monstrueusement réduites à un numéro de matricule tatoué sur l’avant-bras, on compte une sainte, une sainte à la fois juive et catholique, gazée en 1942 dans l’ignoble camp d’extermination nazi d’Auschwitz-Birkenau, souillure indélébile défigurant à jamais la très catholique Pologne et avec elle l’humanité tout entière. Sa naissance sous le signe de l’expiation augurait de l’offrande vive qu’elle fit de sa propre chair en entrant dans la chambre à gaz en témoin d’Israël et en martyre du Christ. En effet, Édith Stein fut canonisée par le pape Jean-Paul II et mieux encore, proclamée le 1er octobre 1999 co-patronne de l’Europe en même temps que sainte Brigitte de Suède et sainte Catherine de Sienne.

Ici ma date fétiche, le 1er octobre, date à laquelle on fête notre « petite » Thérèse jette un pont supplémentaire entre les deux femmes. Édith Stein a écrit : « Les mystères du Christianisme forment un tout indivisible. Si l’on plonge dans l’un, on est conduit à tous les autres. C’est ainsi que le chemin qui commence à Bethléem mène immanquablement au Golgotha, de la crèche à la croix. » Cette vérité s’applique également à notre histoire puisque nous avions laissé notre jeune amie, notre petite Thérèse de Lisieux en cette lumineuse nuit de Noël, déballant joyeusement ses modestes présents tout à côté du doux petit Enfant dans la crèche et nous la retrouvons à présent au pied de la Croix car le cri du Crucifié : « J’ai soif ! » alluma en elle le brûlant désir d’arracher aux flammes éternelles les âmes des grands pécheurs. Jésus a soif d’amour et désire nous attirer tous à lui, même les cas désespérés. Comme par hasard, c’est à cette époque que ma jeune protectrice entendit parler d’un cas gratiné, mais alors, franchement gratiné aux petits oignons !

En ces derniers jours de l’hiver 1877 alors qu’un froid glacial saisit Paris engourdi dans l’obscurité du petit matin, Madame Toulouze, cuisinière de son état, descend l’escalier de service et entre par la cuisine dans l’appartement au luxe ostentatoire, somptueusement meublé et fastueusement décoré de sa fortunée maîtresse, Régine de Montille. C’est le nom que Marie Regnault, jolie femme parfaitement délurée a jadis emprunté à l’un de ses amants pour donner plus de panache au personnage de demi-mondaine oisive et entretenue qu’elle s’est choisi en quittant sa province pour s’installer dans la Ville Lumière. Madame Toulouze est le témoin privilégié de la vie tumultueuse de cette courtisane qui mène grand train dans un fort bel immeuble de la rue Montaigne où elle tient salon. De la cuisine où elle s’affaire, la cuisinière observe sa patronne se parer chaque jour de ses plus beaux atours, robes de grands couturiers, bijoux hors de prix et parfums capiteux pour recevoir le Tout-Paris ou alors quelque amant. Régine de Montille tenait elle-même les rennes des magnifiques chevaux alezans qui tiraient prudemment sa voiture sur les Champs-Elysées enneigés lorsqu’elle remarqua un homme bien fait et bien mis, ôtant respectueusement son haut de forme pour la saluer. Elle ne le connaissait pas, mais intriguée elle arrêta son attelage. Ils bavardèrent un peu, l’homme lui plut. Elle l’invita à prendre une boisson chaude chez elle. Henri Pranzini l’observait à la dérobée et il ne fut pas déçu ; cette femme devait avoir à peu près quarante ans, elle n’était pas vilaine, mais surtout elle semblait, comment dire ?… pleine aux as !

Deux à trois semaines plus tard, le 17 mars dès les premières lueurs de l’aube, comme à son habitude, notre cuisinière quitte donc sa chambre de bonne du cinquième étage pour prendre son service deux étages plus bas. Elle ne comprend pas, elle a beau tourner la clef dans la serrure, elle ne parvient pas à ouvrir cette satanée porte verrouillée de l’intérieur. Elle appelle en vain Annette, la fidèle servante. À cette heure matinale sa maîtresse se repose de ses aventures nocturnes, mais ni Annette ni la petite Marie-Louise, sa fille de neuf ans ne répondent à ses appels rapidement transformés en cris. Elle court chercher le concierge qui tambourine tout aussi vainement à la porte et se résout finalement à appeler la police. Sous l’effet du stress, sa gorge se serre tant qu’elle peine à avaler sa salive tandis qu’un serrurier ouvre enfin la porte. Aussitôt le seuil franchi, c’est l’épouvante. Le commissaire n’a jamais vu un tel carnage. C’est un bain de sang, il découvre avec horreur les corps sans vie des trois victimes, égorgées. Vous l’aurez deviné, Pranzini sera arrêté à Marseille quelques jours plus tard. Dans un déchaînement de violence inouïe, il a sauvagement tué les deux femmes et la pauvre petite fille avec un couteau de boucher, simplement pour de l’argent et quelques bijoux. Il a entaillés leurs gorges si profondément que la petite en a été décapitée. La personnalité sulfureuse du meurtrier et l’horreur du crime fascine l’opinion publique, la presse fera une large place au procès qui mènera Pranzini à la guillotine. Il clamera son innocence, mais tout l’accuse. L’achat du fameux couteau peu avant les faits prouvera la préméditation. Bien que je préfère vous parler de saints plutôt que d’assassins, j’ajouterai quand même car ce n’est pas courant que cet homme cultivé parlait huit langues. Il était né avec beaucoup d’atouts dans son jeu, dans une honnête famille italienne d’Alexandrie. Dans son cas, l’excuse de la pauvreté ne s’appliquait nullement. Son excuse s’était le jeu, justement. Ce vilain vice l’entraîna irrémédiablement (dans irrémédiablement, il y a diable car il y est sûrement pour beaucoup) vers d’autres vices plus vilains encore. Il plaisait assurément à la gent féminine. Du reste lors de son procès, son charme opéra une fascination morbide sur certaines femmes faibles d’esprit ou impressionnables qui l’inondèrent de déclaration d’amour tout à fait déplacées. Cela dépasse l’entendement. Le matin de son exécution, une foule considérable l’attend. Une émeute éclate à l’apparition du condamné. La police arrête cent cinquante personnes. Le crime change de côté : le bourreau Deibler actionne le couteau de la veuve, sectionne le cou de Pranzini et ajoute ainsi une tête à la longue liste des têtes qu’il tranchera dans sa prolifique carrière jusqu’à ce que des crises répétées d’hématophobie y mettent fin. Il faut savoir qu’au cours d’une exécution mal emmanchée, le beau visage taillé à coups de serpe du coupeur de têtes à cran fut copieusement éclaboussé par le sang du condamné. Après ce gros coup de canif au moral, Deibler amputé de son sang-froid écourta sa vie professionnelle réduite comme peau de chagrin pour passer le flambeau à son fils qui exercera sans peine dans la capitale ce métier pointu, mort aujourd’hui, qui consistait à exécuter sans hésiter les peines capitales. Chez les Deibler, on est bourreau de père en fils, c’est une affaire qui roule comme les têtes dans le panier.

Suite à l’autopsie du corps de Pranzini qui révéla que les bras ainsi que d’autres parties de l’assassin (on ne parle pas ici de son cerveau !) étaient particulièrement développés, un véritable scandale éclata lorsque l’on s’aperçut que de grands lambeaux de peau avaient été prélevés sur le cadavre du condamné par un brigadier de police. Que voulait-il en faire ? Je vous le donne en mille : des porte-cartes pour ses supérieurs ! Le coupable de ce macabre larcin et la haute police échappèrent aux poursuites en détournant habilement et rapidement l’attention du public sur un nouveau scandale qui prit d’énormes proportions. L’affaire dite des décorations consistait en un gigantesque trafic de médailles, rubans et distinctions honorifiques dont la Légion d’honneur, organisé contre monnaie sonnante et trébuchante depuis l’Élysée par le gendre du président de la République, Jules Grévy qui se vit contraint de démissionner. Depuis ce jour, on peut dire que Grévy glissa sur la peau de Pranzini et que le mésusage d’une lame entraîne le mésusage d’une autre. Du couteau de boucher à celui de la guillotine, le chemin de l’enfer est pavé de mauvaises intentions. Le cercle vicieux n’avait pas fini de mal tourner lorsque le président Sadi Carnot qui succéda à Grévy fut poignardé par l’anarchiste Caserio, guillotiné à son tour. La boucle était bouclée et les tranchoirs bien affûtés !

Lorsque la toute jeune Thérèse entend parler du condamné à mort Pranzini dont le cas fait grand bruit, tout porte à croire qu’il mourra dans l’impénitence. Elle trouve en lui de quoi étancher sa soif pour les âmes des pécheurs. Elle désire ardemment tout mettre en œuvre pour l’empêcher de tomber en enfer. Pour ce faire, elle offre au Bon Dieu les mérites infinis de Notre Seigneur, elle fait dire une messe, elle prie. Elle sent au fond de son cœur qu’elle sera exaucée et demande au Bon Dieu un simple signe de repentir qui la consolera. Le lendemain de l’exécution, elle tombe sur le journal « La Croix », elle y découvre avec empressement et émotion que Pranzini ne s’était pas confessé avant de monter sur l’échafaud, mais qu’au moment de passer la tête dans le lugubre trou, pris d’une soudaine inspiration, il avait saisi le Crucifix tendu par le prêtre et avait embrassé par trois fois les plaies sacrées du Christ. Tel est le signe reçu par Thérèse car c’est justement en priant au pied de la Croix, en voyant le sang couler des plaies de Jésus que la soif des âmes était entrée dans son cœur. Pranzini, cet abject meurtrier, eut l’ineffable honneur de devenir « son premier enfant ». Si à quatorze ans ma chère protectrice a secouru un tel homme, je me dis qu’elle me protégera, moi aussi de bon cœur car bien qu’imparfaite, je n’égorgerai jamais personne !

Sa Sainteté le pape Léon XIII, assis sur un grand fauteuil, en imposait tout de blanc vêtu : soutane blanche, camail blanc lui couvrant les épaules et petite calotte blanche posée sur le haut de son crâne dégarni. Lorsqu’il tenait audience entouré de ses nombreux cardinaux, archevêques et évêques, les pèlerins passaient en procession devant lui. Chacun s’agenouillait à son tour, baisait le pied et la main du Saint Père avant de recevoir sa bénédiction, puis deux gardes-nobles indiquaient au pèlerin (qui avait été préalablement averti de se taire) qu’il devait se lever promptement et s’éloigner.

Avant de pénétrer dans l’appartement pontifical, la jeune Thérèse s’était vêtue de noir selon le cérémonial du Vatican, une mantille de dentelle couvrant humblement sa magnifique chevelure et accroché autour du cou, un ruban bleu et blanc décoré d’une large médaille de Léon XIII. Seul le Bon Dieu sait ce qu’elle a souffert avant d’oser présenter sa requête au Pape : le cœur battant à tout rompre, elle voit son tour arriver, se tourne vers Céline qui l’enhardit d’un « Parle ! », l’instant d’après elle baise la mule papale, rassemble tout son courage, joint les mains, lève son aimable visage baigné de larmes vers le souverain pontife et lui lance bravement d’une voix tremblante une supplique pour obtenir la permission d’entrer au Carmel à quinze ans. Léon XIII fixe alors intensément l’adolescente de ses grands yeux noirs et profonds, son visage touchant presque le sien et lui répond qu’elle doit obéir aux supérieurs. À ces mots, les mains posées sur les genoux du saint homme qui la regarde avec bonté, elle insiste : « Oh ! Très Saint Père, si vous disiez oui, tout le monde voudrait bien !... » D’un accent singulier et pénétrant, il répond à la petite en appuyant sur chaque syllabe : « Allons… Allons… Vous entrerez si le Bon Dieu le veut… » Comme à leur habitude, les deux gardes lui enjoignent poliment de se lever, mais comme elle n’obtempère pas, ils la soulèvent par les bras ; ce n’est pas encore suffisant alors ils l’arrachent de force des pieds du pape qui la bénit à l’instant de son « enlèvement ». On l’escorta de cette étrange manière jusqu’à la sortie.

Son papa la retrouva en larmes au sortir de l’audience, lui qui avait consenti à la demande de sa cadette malgré son jeune âge, à la fois profondément ému et honoré que le Bon Dieu lui réclame ainsi ses enfants. De bien douloureuses contrariétés éprouvèrent sa vocation, mais ni obstacles ni refus ne la découragèrent, au contraire elle se cramponnait obstinément à son idée, c’est ce qui décida Louis Martin à l’emmener avec Céline en pèlerinage jusqu’au pape avec le résultat que l’on connaît !

La petite famille pleine d’espoir s’était donc mise en route pour un magnifique voyage organisé avec un large groupe de pèlerins prêts à vivre une aventure excitante : pour la première et dernière fois de sa courte existence, la petite sainte en devenir quitte sa Normandie natale pour découvrir le monde. Ce périple d’un mois sera extrêmement enrichissant à tout point de vue. Au contact des autres, elle fait deux découvertes. D’abord, débarrassée de sa timidité, elle se sent à l’aise parmi les nombreux pèlerins issus de la noblesse ; elle comprend que loin de l’éblouir, tous ces titres ne sont pour elle que poudre aux yeux. C’est au Ciel qu’elle saura quels sont ses titres de noblesse. Je pense qu’on peut sans peine conclure à la totale réussite de ce pari ! Ensuite, elle réalise que les nombreux prêtres qui font partie du voyage auront bien besoin de ses prières au Carmel. Elle les avait idéalisés, elle pensait sincèrement que leurs âmes étaient pures comme du cristal, mais à force de les côtoyer, elle prend pleinement conscience de leur fragilité ! En plus de ces leçons sur la nature humaine, elle ouvre des yeux écarquillés sur les merveilles de l’art et de la religion. Le pèlerinage démarre sous les meilleurs auspices : dans la basilique Notre-Dame-des-Victoires à Paris, Thérèse reçoit de la Sainte Vierge la confirmation que c’était vraiment elle qui lui avait souri et l’avait guérie. Ensuite dans le train qui traverse la Suisse, elle est bouleversée par les paysages enchanteurs qui s’offrent à son regard neuf, élevant son âme vers Celui qui s’est plu à créer de pareils chefs-d’œuvre sur notre terre d’exil. Peut-être qu’en prenant exemple sur la jeune fille du train, nous réenchanterions nos vies avec une facilité déconcertante. Mille merveilles nous entourent chaque jour sans que nous n’y prêtions plus attention. Par habitude, négligence, paresse ou bêtise crasse, nous pensons souvent que l’essentiel est ailleurs. De vaines urgences polluent notre capacité d’émerveillement et parasitent notre hic et nunc. En latin, cela frappe plus vivement l’esprit, n’est-ce-pas ? Le temps de s’en amuser et l’instant présent est passé, CQFD !

Le génie de mère nature tout comme le génie humain dans tous les domaines imaginables sont autant de sources de joie auxquelles on peut s’abreuver sans limite, cela aussi est une énergie renouvelable. La vie offre un miracle sans cesse régénéré à ceux qui affûtent leur talent d’optimisme. Quant à notre Thérèse, elle engrangeait toutes ces beautés dans sa mémoire afin de s’en souvenir lorsque prisonnière au Carmel elle ne pourrait plus contempler qu’un petit coin de Ciel étoilé.

Les pèlerins arrivent à présent en Italie où la cathédrale de Milan leur offre sa majesté ciselée de marbre blanc. Les sœurs Martin s’extasient également devant les statues du Campo Santo qui semblent animées tant le marbre et la virtuosité dont elles sont faites défient les lois de la pesanteur. Leur enthousiasme juvénile irrita un vieux monsieur ronchon qui manquait vraisemblablement de fibre poétique. Rien ne lui convenait jamais, ni les voitures ni les hôtels. Il était même mécontent des villes visitées. Le caractère désobligeant de ce plaintif compagnon de route devint pour Thérèse un intéressant sujet d’étude. Elle disposait par ailleurs d’une impressionnante galerie de personnages divers et variés qu’elle observait en catimini sur le terrain et pendant les longs déplacements en train. Elle sondait le monde avant de le quitter. Bizarrement, elle trouva Venise triste. Il faut dire à sa décharge que la visite des cachots du palais des doges n’est guère folichonne ! Sainteté oblige, notre jeune intrépide s’imaginant vivre au temps des martyrs et désirant les imiter se serait bien vue pousser un dernier soupir en empruntant le pont du même nom et embrasser la célèbre cité lacustre d’un ultime regard nostalgique avant d’être jetée en prison pour y croupir jusqu’à la mort ! L’amour fou que je porte à cette extraordinaire jeune femme née quatre-vingt-dix ans avant moi m’a quelquefois menée sur ses traces comme lors de cette croisière en famille qui fit escale à Venise. Je voyais les geôles à travers ses yeux, soûlant mes fils avec des sainte Thérèse par-ci, sainte Thérèse par-là. Comme mes fils sont des hommes merveilleux, ils ne laissèrent rien paraître de la fatigue qu’aurait pu leur causer mes radotages. Notre petite famille n’avait quand même qu’une hâte : quitter ces funèbres oubliettes et retrouver l’éclat du soleil italien à la surface.

Et à Venise, il s’en passe des choses à la surface. Cela me rappelle une histoire coquine que j’ai entendue à la télé, je crois. Une jolie jeune femme éperdument amoureuse racontait que son charmant fiancé lui avait offert un somptueux week-end dans la légendaire cité des Doges. Grand prince, il avait cassé sa tirelire pour faire rêver sa belle en réservant une magnifique suite au Danieli, mythique palace vénitien offrant une vue de toute beauté sur le bassin de Saint-Marc, vue admirablement décrite par George Sand lorsqu’elle y séjourna en compagnie d’Alfred de Musset.

Aussitôt la porte de leur chambre refermée, les amoureux – enfin seuls ! – enivrés par l’exaltation du voyage et par le désir qu’ils avaient l’un de l’autre s’embrassèrent fougueusement, glissèrent sur le lit accueillant pour se perdre dans les plaisirs de la passion physique. Leurs mains brûlantes se cherchaient, leurs souffles courts se mêlaient, leurs corps tremblants se confondaient ; le monde disparut, englouti dans leurs étreintes éperdues.

Après avoir fait l’amour comme des dingues, ils levèrent les yeux sur deux cents matelots en délire sifflant entre leurs doigts et applaudissant les acrobaties du jeune couple qui regrettait amèrement de n’avoir pas pris quelques secondes pour tirer les rideaux au cas improbable où un navire de guerre passerait devant leurs fenêtres.

Que firent les tourtereaux surpris en pleine action ? Ils bondirent du lit en riant et saluèrent leur public !

Les ébats amoureux fussent-ils burlesques sont à mille lieues des préoccupations de notre pudique exploratrice en herbe qui n’est décidément pas faite comme nous ! La visite des lugubres basses-fosses vénitiennes n’était qu’un amuse-bouche qui se poursuivit sur une note amère, à la fois éperdument romantique et foncièrement glauque puisqu’elle vénéra ensuite avec délectation la langue de saint Antoine à Padoue. Adorer une langue morte peut sembler de mauvais goût, mais aiguise encore l’appétit de milliers de nos contemporains qui ont soif de grâces en tout genre ou de grec ancien !

Miraculeusement préservée depuis le XIIIe siècle, sortie intacte et fraîche comme une rose de la tombe trente-deux ans après la mort de son propriétaire, la langue de ce saint doté d’une prodigieuse éloquence n’avait prononcé que de pieuses paroles. Antoine, disert panégyriste de Jésus, chantant admirablement Ses louanges, joua de sa langue comme d’un instrument à la gloire de Dieu et en fit la trompette du Christ. Il prêchait si bien que même les poissons se pressèrent par milliers au plus près de la plage pour écouter son sermon qui fut un joli clin d’œil à saint François d’Assise, premier stigmatisé de l’histoire et fondateur de l’ordre des Franciscains auquel il appartenait. En effet, de son côté, Francesco exhortait non pas les poissons, mais bien les oiseaux à louer le Créateur : une multitude de mignons petits piafs posés à ses pieds buvaient sagement ses paroles. Contrairement à leurs sanguinaires cousins hitchcockiens, les dociles oiseaux franciscains inclinèrent la tête dans un silence respectueux afin de recevoir la bénédiction du saint homme, puis s’envolèrent dans un grand éclat de joie en quatre formations dessinant une grande croix vivante dans le ciel. On peut admirer les fresques allégoriques de Giotto sur la vie du saint dont celle du prêche aux oiseaux dans la nef de la basilique Saint-François d’Assise en Ombrie, Italie (oui, je sais, c’est mon côté guide touristique qui prend le dessus, je n’y peux rien, j’aime à partager la joliesse qui s’offre à nous.)

Le génial Yves Klein eut un tel choc en y découvrant le bleu Giotto qu’il inventera le bleu Klein déposé à l’Institut national de la propriété industrielle sous le nom IKB, International Klein Blue. La radicale monochromie bleue de Klein que les ciels de Giotto ont enfantés gardent mystérieusement une part spirituelle qu’il revient à chacun de découvrir. De la lumière à l’ombre la plus absolue, il n’y a qu’un pas que le célèbre artiste Anish Kapoor a allègrement franchi avant d’en faire encore un de plus !

Kapoor est, entre autres, l’auteur de l’emblématique Cloud Gate de Chicago, surnommé The Bean en raison de sa forme. Cette immense sculpture en acier inoxydable dans laquelle se reflète la ville attire les touristes du monde entier qui s’y photographient et rient de leur image déformée à la surface du haricot géant. Eh bien, c’est ce même homme qui a mis la main sur le noir le plus absolu, un noir qui absorbe la lumière : le Vantablack ! Si on peint un grand cercle sur le sol avec cet ultra-noir, l’œil percevra un trou et, je vous assure que personne n’osera y poser le pied. Mais cela, on ne pourra pas le faire car le richissime sculpteur ou plus exactement l’homme d’affaire n’est pas partageur. Suite à un accord commercial conclu avec le fabriquant – on parle d’un montant astronomique gardé secret – aucun autre artiste ne peut se procurer cette non-couleur issue de la nanotechnologie, dont la principale propriété est de rendre invisible l’objet qu’elle recouvre.

Si vous désirez vous mettre à la peinture, vous pourrez vous épanouir dans les bleus de votre choix, y compris celui de Klein, c’est uniquement le nom que vous ne pourrez pas revendiquer, mais impossible pour vous d’exorciser vos sentiments les plus troubles sur la toile en y jetant du Vantablack. Ne désespérez cependant pas trop vite, l’artiste belge Frederik De Wilde a développé le noir le plus noir en collaboration avec la Nasa et la Rice University à Houston bien avant l’autre. Mon compatriote, lui est moins borné, il n’entre pas dans une colère noire, il passe outre et j’en suis soulagée ; pardonnez-moi cet humble clin d’œil aux Outrenoirs de Pierre Soulages !

« C’est ce que je trouve qui me dit ce que je cherche », disait Soulages, mais si on ne trouve pas, on peut toujours invoquer le très efficace saint Antoine de Padoue pour retrouver les objets perdus, alors je vous demande mes amis de vous joindre à moi pour lui demander de retrouver l’amour qui manque parfois à nos vies et à nos cœurs lorsqu’ils qui se perdent dans la noirceur de nos turpitudes inavouées.

Point de ténèbres chez la petite Thérèse, apôtre de l’Amour qui quitte Padoue pour poursuivre son périple vers Bologne. À la descente du train alors que chacun s’affaire à chercher ses valises ainsi que sa voiture dans une joyeuse pagaille, un des très nombreux étudiants qui encombraient les abords du quai se saisit tout à coup de notre amie et l’emporte promptement bien loin du groupe. Thérèse lui lance un tel regard qu’il la lâche aussitôt. Enfin libre, elle court rejoindre Céline qui s’était élancée à ses trousses pour la secourir. À cause de cette mésaventure, la ville estudiantine lui devint insupportable, on la comprend aisément. Après un hommage à sainte Catherine dont le corps incorrompu refuse obstinément de se putréfier et garde au niveau du menton l’empreinte du baiser de l’Enfant Jésus, elle fut ravie de quitter l’effervescence ambiante pour prendre la route de Lorette.

Connaissez-vous la légende de la translation de la maison de la Vierge à Lorette, en Italie ? C’est dans cette humble maison de Nazareth que l’archange Gabriel salua la jeune Marie pour lui annoncer qu’elle enfanterait le Fils de Dieu. On peut la visiter de nos jours à Lorette comme l’ont fait de nombreuses personnalités de Descartes à Jean-Paul II car les anges la transportèrent miraculeusement par les airs de Nazareth en Croatie – pour y faire une escale de trois ans ! – avant de l’emmener le 10 décembre 1294 jusqu’en Italie où elle fut enchâssée dans une élégante basilique ! Ainsi elle ne pourra plus s’envoler ! Thérèse, émue de se trouver dans la Santa Casa où Jésus avait grandi eut l’immense privilège d’y recevoir la communion, ce qui la transporta, elle aussi, de bonheur. Elle désirait tout voir, tout connaître ; flanquée de Céline, elle se faufilait partout. Ainsi à Rome, elle n’écoutait déjà plus les explications du guide, mais ne pensait qu’à descendre dans l’arène du Colisée. Sous le regard de leur papa, tout étonné de l’audace de ses filles, nos deux intrépides escaladèrent les ruines et franchirent les barrières jusqu’au petit pavé croisé qui signalait l’endroit du combat des martyrs. Lorsque les lèvres de notre hardie exploratrice s’approchèrent de la terre jadis empourprée du sang des premiers chrétiens, elle demanda la grâce d’être aussi martyre pour Jésus et sentit que sa prière était exaucée. Louis lui fit signe de revenir, personne d’autre ne s’aperçut de la joie qui remplissait son cœur ni du secret qu’il abritait désormais. Comme il fallait toujours qu’elle touche à tout, agissant comme une enfant aux intentions pures qui se croit tout permis, elle regardait tous les trésors de son Père Céleste comme les siens. En vénérant un somptueux reliquaire d’or ouvragé, la polissonne parvint à toucher en y glissant son doigt tout menu l’un des clous baignés du sang de Jésus.

Exaltée, elle vivait le truc à fond même si en Italie elle fut bien souvent choquée de voir les femmes interdites d’entrée, traitées en quantité négligeable, systématiquement méprisées et menacées d’excommunication à tout bout de champ par ces gentils messieurs. La certitude que Jésus ne partage pas du tout ce genre de pensées, et qu’au Ciel les dernières seront les premières la consolait un peu de cette profonde injustice, mais, et j’adore ça chez elle, elle avoue que plus d’une fois pendant le voyage, elle n’eut pas la patience d’attendre le Ciel pour être la première… Féministe et drôle en plus, qui l’eût cru ?

Thérèse se prit ensuite d’une intense dévotion pour sainte Cécile en visitant sa maison changée en église. La sainte patronne des musiciens qui inspira si bien Claude Nougaro, proclamée reine de l’harmonie, non pas pour sa belle voix ni en raison de son talent pour la musique, mais en mémoire du chant virginal qu’elle fit entendre à son Époux Céleste caché au fond de son cœur, devint la confidente intime de notre vibrante Thérèse, ravie par l’abandon et la confiance sans limite de la tendre amie qu’elle découvrit à Rome, entre autres merveilles.

La rencontre à la fois espérée et redoutée avec Léon XIII ne prit pas, comme on le sait, la tournure escomptée, dès lors le charme du voyage s’évanouit puisque le but en était manqué. Thérèse désirait si ardemment entrer au Carmel pour répondre sans délai à l’appel pressant du Seigneur que dans la fougue de sa jeunesse et de sa foi, elle avait accompli tout ce qui était en son pouvoir. Mais pour l’heure Jésus se taisait comme pour lui apprendre la patience. Elle écrira plus tard qu’on ne prendra jamais la pleine mesure de la souffrance que cette épreuve lui infligea. L’adolescente se cramponna malgré sa déception aux paroles prophétiques du pape : « Vous entrerez si le Bon Dieu le veut. » Devinez quoi : le Bon Dieu le voulait. Savez-vous pourquoi le Christ se permettait de se jouer ainsi de la confiante Thérèse ? Rien de plus simple, elle s’était elle-même littéralement offerte à l’Enfant Jésus pour devenir son petit jouet ! Il n’y a qu’elle pour concevoir ce genre d’idée. Reconnaissez que je ne vous ai pas menti quand je vous disais que l’univers de ma sainte préférée est fascinant, voire carrément ahurissant. Thérèse voulait amuser le petit Jésus, elle aspirait à devenir son joujou, pas un jouet luxueux que les enfants sages osent à peine toucher, non, elle désirait être sa petite balle sans valeur, qu’il pouvait jeter à terre, faire rebondir, oublier dans un coin ou même percer si ça lui chantait. On peut dire qu’elle fut servie. Enfantin, peut-être, mais génial sans aucun doute car on peut tous s’identifier à cette petite balle quand bringuebalés au gré des contrariétés dont nous gavent les jours rétifs, on s’imagine être le jouet tombé en disgrâce de la fortune devenue mauvaise. La petite balle roula jusqu’à Naples, Pompéi, Assise, Pise et encore Gênes avant de rentrer en France, indifférente aux luxueux lambris dorés, aux majestueux escaliers de marbre blanc et aux riches tapis de soie des hôtels princiers où logeaient les pèlerins, soupirant amèrement pour la pauvreté du Carmel dont elle espérait devenir prisonnière afin de donner aux âmes les merveilles du Ciel, unique objet de ses désirs. Les contretemps à son entrée au Carmel n’ébranlèrent guère sa détermination, elle savait bien que Jésus éprouve souvent la foi de ses intimes. Je souligne à regret que je ne prends pas aussi bien qu’elle les contrariétés de la vie ; souvent, lorsque je ne suis pas exaucée, je me sens perdue, abandonnée, je me pose mille questions, je me révolte. La pénibilité de nos pauvres existences est bien suffisante, pas besoin d’en rajouter. S’il est vrai qu’Il aime, Jésus aime aussi se faire prier ! Personnellement, je dois parfois fournir un gros effort pour persévérer. Cela me fait penser à Thérèse d’Avila qui, alors qu’elle est en route en plein hiver pour fonder un nouveau couvent de carmélites déchaussées, tente sous une pluie diluvienne de traverser une rivière en crue. Pataugeant dans l’eau glacée qui lui monte aux épaules, elle devait sûrement se répéter en boucle cette humide comptine dont notre obsédé textuel wallon Julos Beaucarne disait qu’elle était faite pour les personnes habitant dans les pays pluvieux, ce qui les oblige à avoir une vie intérieure terriblement intense :

Il a tant plu, qu’on ne sait plus, pendant quel jour, il a le plus plu, mais ce qui est sûr, c’est qu’au surplus, s’il eût moins plu, ça m’eût plus plu !

Tout en chantonnant, elle tâtonne des pieds et des mains le fond boueux de la ravine dans l’espoir d’y trouver le pont de pierre qui s’y noie. Patatras ou plus à propos, plouf, elle trébuche et se blesse à la jambe.

Lorsqu’elle se plaint légitimement à Jésus de cet ennui supplémentaire dont elle se serait bien passée (elle le voyait comme je vous vois, enfin vous voyez ce que je veux dire !), ce dernier lui avoue sur le ton de la plaisanterie :

— Thérèse, c’est ainsi que je traite mes amis !

À ces mots, n’y tenant plus, elle s’enhardit d’un :

— Pas étonnant que vous en ayez si peu !

Tiens, prends ça dans les dents ! Thérèse et Jésus ont-ils dansé ce petit tango ? En ce qui concerne le rythme des événements, c’est sûr, mais pour les paroles, c’est peu probable, d’abord parce que j’ai beaucoup d’imagination et surtout il est évident que cette dernière repartie, sans doute apocryphe, contredit la pensée de la sainte qui nous incite au contraire à prendre le Christ pour ami et d’ajouter : « Personne, après l’avoir choisi comme ami, n’a été abandonné par Lui. »

Pourquoi prête-t-on dès lors si aisément cette punchline peu orthodoxe à la célèbre réformatrice du Carmel ? Sans doute parce ce qu’on l’a tous pensé ! Frustrés à maintes reprises, on aimerait user de Jésus comme d’une baguette magique (quand on est coincés dans les bouchons par exemple ou quand on interpelle le Bon Dieu de manière plus ou moins élégante au moment où l’avion s’arrache péniblement du tarmac !).

Mais, comme souvent dans la vie, des difficultés plus sérieuses s’accumulent et c’est toujours le silence radio. Empêtrée dans ce genre de situation, j’implore le secours de ma bien-aimée protectrice car elle connaît ma faiblesse et mon impatiente. Elle me laisse pleurer sur son épaule en me caressant les cheveux pour me nourrir de son infinie tendresse. Profondément révulsée par les tourments dont je suis la proie de prédilection, scandalisée par les souffrances du monde dont je suis le témoin impuissant, j’essaie de me convaincre qu’un beau jour, j’en comprendrai les raisons mystérieuses, inaccessibles à mon entendement. J’en saisirai peut-être le sens, si tant est qu’elles en aient un. Je pressens confusément que cela ne me plaira pas, je suspecte un argument imparable du genre : « C’était pour ton bien » pour faire passer la pilule !

Ne comprend-on la peine des autres que si l’on a soi-même souffert ? Si l’on est éprouvé afin de nous permettre de développer empathie et amour pour autrui, je me demande s’ils sont conscients là-haut que la lumière au bout du tunnel est encore loin car bien que toutes les générations précédentes aient essuyé de multiples catastrophes – ce qui aurait dû attendrir les cœurs – il y a toujours autant d’égoïstes en ce bas monde ! Je ne parle ni de vous ni de moi, nous sommes des petits joueurs avec nos petits égoïsmes quotidiens, non, je pointe du doigt les brutes sanguinaires qui se décrottent les bottes sur leurs semblables comme sur un paillasson, les réduisant en esclavage par cupidité, les massacrant par haine, soumettant des nations entières à des guerres immondes par ivresse du pouvoir. Pardon, en fait oui, je parle également de vous et de moi ; à bien y réfléchir, s’exonérer de nos mesquines cruautés (que l’on pense) insignifiantes serait trop facile puisqu’au bout du compte les petits joueurs forment une équipe conséquente de 7,5 milliards d’individus !

Tout se rejoue à chaque génération, c’est pourquoi, il est bon d’avoir de la mémoire. Si certaines contraintes nous font grandir, les épreuves inhumaines risquent de nous briser. Cependant quelques-uns s’en sortent par le haut comme ce fut le cas du poète et chanteur humaniste Julos Beaucarne dont je parlais à l’instant, qui est parvenu à élever ses deux petits garçons dans l’amour, ce qui est un exploit si l’on considère l’acharnement haineux déployé par l’assassin de sa toute jeune épouse.

« Au fond de ses yeux, il y avait la lueur qui rachète tout le noir de ce terrible monde », dira Julos de son amour perdu, sa Loulou, poignardée, tenez-vous bien, à neuf reprises par Ahmed, un jeune homme hébergé par la famille, qui aidait à la cuisine ou qui gardait les enfants quand le couple partait en tournée. Elle avait trente-trois ans, elle était maman de deux garçonnets de cinq et onze ans, Boris et Christophe. Chandeleur Septante Cinq, cette date fatidique, deviendra le titre d’un album. Par quel mystère, dans la nuit de l’épouvantable drame, cet homme dévasté par le chagrin trouva-t-il la force de coucher sur le papier un appel à l’amour universel, relayé ensuite sur fond de piano mélancolique par le grand Claude Nougaro ? Le voici :

« Amis bien aimés,

Ma Loulou est partie pour le pays de l’envers du décor. Un homme lui a donné neuf coups de poignard dans sa peau douce. C’est la société qui est malade, il nous faut la remettre d’aplomb et d’équerre par l’amour et l’amitié et la persuasion.

Sans vous commander, je vous demande d’aimer plus que jamais ceux qui vous sont proches, le monde est une triste boutique, les cœurs purs doivent se mettre ensemble pour l’embellir, il faut reboiser l’âme humaine.

Je suis maintenant très loin au fond du panier des tristesses. On doit manger chacun, dit-on, un sac de charbon pour aller en paradis. Ah comme j’aimerais qu’il y ait un paradis, comme ce serait doux les retrouvailles.

En attendant, à vous autres, mes amis de l’ici-bas, face à ce qui m’arrive, je prends la liberté, moi qui ne suis qu’un histrion, qu’un batteur de planches, qu’un comédien qui fait du rêve avec du vent, je prends la liberté de vous écrire pour vous dire ce à quoi je pense aujourd’hui : je pense de toutes mes forces, qu’il faut s’aimer à tort et à travers. »

Mon Dieu, pourquoi un type tue-t-il ainsi une jeune femme à l’aube de sa vie ? Mon Dieu, comment un homme fait-il triompher l’amour en écrivant une lettre d’espoir, les pieds posés sur le carrelage de la cuisine, maculé du sang encore frais de celle qui est sa vie ?

Le chemin pavé de nos défaillances mène les uns au vice, les autres à la vertu. Pourquoi la force morale requise pour redresser leurs torts avant qu’ils ne deviennent irréparables fait-elle défaut à certains, alors qu’il suffirait souvent d’une simple remise en question en amont des mauvaises pentes ? Se regarder bien en face dans le miroir aidera l’humanité à devenir plus humaine. Pour continuer à progresser et éviter les périodes de recul, prenons exemple sur les grandes figures qui ont illuminé l’histoire en œuvrant pour la paix. Chacun d’entre nous peut changer son cœur de pierre en cœur de chair. Le monde a plus besoin d’armées de Mères Teresa que d’armées de soldats. En outre, Mère Teresa avait choisi la petite Thérèse comme patronne et guide vers la sainteté, regardez le résultat : le nom de Thérèse, synonyme d’amour, résonna une fois encore dans le monde entier, laissant dans son sillage un parfum de charité. Les deux saintes quittèrent ce monde à cent ans d’intervalle, septembre 1897 pour l’une, septembre 1997 pour l’autre.

Dans la nuit du 10 septembre 1946, alors qu’elle prie et pense à toutes ces mères qui souffrent de ne pas pouvoir nourrir leurs enfants, Teresa entend avec certitude la voix de Jésus : « En Inde, il y a tant d’âmes pures, tant d’âmes qui n’ont pour seul désir que celui de se donner à Dieu. Si seulement tu répondais à mon appel et m’apportais ces âmes. Si tu pouvais les arracher au diable. » La Voix est partout, mais autour d’elle dans le train qui l’emmène de Calcutta à Darjeeling, tout le monde dort. « Si seulement tu savais la souffrance que j’éprouve à voir tous ces enfants dans la rue, toutes ces personnes dans le désespoir. » L’émotion de la missionnaire est à son comble, elle répond : « Jésus, c’est toi ! Je t’écoute, que veux-tu que je fasse ? » Le Seigneur bien décidé à changer le cours de son existence lui demande de Le faire entrer dans les maisons des pauvres : « Emmène-moi avec toi. » Il précise à Teresa que sa vocation est d’aimer et de souffrir et qu’elle exaucera le désir de Son Cœur en sauvant des âmes avant de lui expliquer comment faire : « Je désire des sœurs indiennes, Missionnaires de la Charité, qui soient mon Feu d’Amour au milieu des plus pauvres, des malades, des mourants, des enfants de la rue. Ces religieuses conduiront à moi les pauvres et offriront leurs vies pour les âmes. Tu t’habilleras avec de simples habits indiens, ou plutôt, comme s’habillait ma Mère, simple et pauvre. Ton sari deviendra saint parce que c’est mon symbole. » En effet, on peut dire avec le recul que le sari blanc à trois liserés azur de la Mère des pauvres fit un tabac ! Le blanc pour la pureté, les trois bandes bleues pour la pauvreté, la chasteté, l’obéissance.

Comme Teresa Lui confia sa crainte de ne pas être à la hauteur, Jésus la rassura : « Ne crains rien. Je serai toujours avec toi. Ne me repousse pas, laisse faire. Aie toujours confiance en moi, aveuglément. Prie toujours avec ferveur et toutes les difficultés s’évanouiront. »

Un long dialogue s’installa entre eux sur plusieurs mois. Teresa sortit du couvent et vécut parmi les pauvres qu’elle aida sans répit pour étancher la soif du Christ, elle accomplit l’œuvre que l’on connaît selon le désir du Seigneur qui l’avait prévenue qu’elle aurait à souffrir. On ne découvrit que bien plus tard, à travers ses lettres, que son éternel sourire flamboyant comme l’astre de vie masquait la terrible épreuve spirituelle de la nuit de la foi qu’elle endura courageusement pendant… cinquante ans ! Qui aurait pu s’en douter ? Je trouve ça complètement dingue ! Elle vécut dans le secret de son âme le supplice spirituel de l’obscurité que Jésus traversa au jardin de Gethsémani. Lorsqu’elle le comprend, elle écrit : « Aujourd’hui, j’ai vraiment éprouvé une profonde joie : Jésus qui ne peut plus traverser son agonie, veut le faire en moi. »

En effet, les grands mystiques se tiennent souvent dans le Jardin des Oliviers aux côtés du Jésus au front perlé de sang qui boit la coupe amère de l’angoisse et de l’agonie. Une fois encore, je mesure le gouffre, large comme le Grand Canyon, qui me sépare des âmes d’élite : j’abhorre la souffrance alors qu’elles la recherche en s’offrant comme victimes expiatoires pour poursuivre l’œuvre de rédemption du Christ. Malgré cela, je me sens très mal à l’aise face au dolorisme chrétien qui dérive jusqu’à se perdre aux confins de l’apologie de la douleur. Non, je reste convaincue que pour nous, les gens « ordinaires », soulager au maximum la détresse morale et la douleur physique est essentiel – sans pour autant transformer ceux qui souffrent en toxicomanes comme le font les États-Unis ravagés par la crise des opioïdes qui tuent les consommateurs de ces drogues légales par centaines de milliers ! Rendez-vous compte : c’est un scandale aux proportions colossales qui a déjà tué plus de quatre cent mille Américains, quatre cent mille ! Pas loin derrière la Covid-19, les accidents de la route ou les tueries de masse par armes à feu – si chères à une frange de la population très attachée à ses dangereux joujoux phalliques ! Prenons garde, il ne faudrait pas importer ces fléaux destructeurs en Europe.

Conscient des risques, chaque médecin devrait être à la pointe de la lutte contre la douleur ainsi que de toutes ses composantes qui impactent les multiples aspects de la vie d’une personne qui souffre. De l’état émotionnel aux angles sociaux et financiers, tout bouleversement doit être considéré. C’est loin d’être le cas. Cependant, chacun pourrait faire un premier pas en prêtant une oreille attentive à ceux qui ont besoin d’un peu d’amitié, ça commence par là. Quitte à encaisser comme tout le monde les inévitables chapitres douloureux de ma vie, je choisis de le faire avec Dieu et non contre Lui. Même s’il m’est impossible de réfréner quelques reproches bien sentis à son égard (ou pire encore), je reconnais volontiers que la foi aide vraiment et allège un peu la souffrance qui sinon me mènerait au désespoir. Alors dans toute ma belgitude, j’essaie de mordre sur ma chique (traduction : j’accepte en silence) par respect envers Celui qui a tout souffert pour nous laisser ce message désarmant : « Le Fils de l’Homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude. » Donner sa vie, c’est peu dire, quels mots choisir pour décrire l’avilissement des tortures subies par notre Sauveur, Lui qui a traversé l’enfer pour nous offrir le paradis ? Pourquoi condamner un saint qui prêche l’amour ? Comment peut-on clouer un homme sur une croix ? Fermez les yeux, pensez-y de toutes vos forces, je ne vous donne pas deux secondes pour en frissonner d’horreur !

Jésus a donc donné sa vie en rançon. Rançon ! Rançon ? Rançon… WTF (what the fork, parce que je suis polie et pour imiter la belle Kristen Bell dans The Good Place, série comique à succès qui parle… du paradis et de l’enfer) ! Qui est le rançonneur alors ? J’ai trouvé dans le petit livre testament de l’abbé Pierre, Mon Dieu… pourquoi ?, écrit en collaboration avec Frédéric Lenoir, une mine d’éclaircissements auxquels j’ai acquiescé souvent et bondi parfois (une seule fois en fait, mais j’y reviendrai plus loin). L’abbé qui a médité sur cette question toute sa vie m’a ouvert les yeux sur ce point. Le rançonneur, ce n’est ni le diable car l’Amour ne peut se donner au mal, ni Dieu qui se rassasierait de sa propre souffrance offerte en réparation de l’offense de nos péchés ! Les rançonneurs, c’est nous ! Ne sommes-nous pas nos propres bourreaux ? Déconnectés de notre source divine, nous ne corrigeons pas nos mauvais penchants et en devenons les otages. Nous créons notre propre malheur et celui de nos innocentes victimes à plus ou moins grande échelle selon les cas. Notre Sauveur a versé à chacun de nous la rançon de Son Sang pour nous libérer du joug de nos désirs égoïstes et nous attirer à Lui. Pourquoi ? Parce qu’Il nous aime plus que tout, parce qu’Il nous aime d’un indicible amour, parce qu’Il aime chacun de nous, parce qu’Il nous aime tels que nous sommes, parce qu’Il est Amour et Miséricorde. À nous d’en profiter ou non ! Nous pouvons utiliser notre libre arbitre à bon escient en accrochant notre petit wagon à sa grosse locomotive ! Nous ignorons ou nous oublions bien souvent que nous sommes aimés à la folie ! Par son sacrifice héroïque, Il le prouve et nous rend, à nous qui dévions si aisément de la voie du bien, notre dignité, notre liberté. Son pardon est gratuit et donné d’avance ! On n’en fait plus des sauveurs comme ça ! Et dire que je me souviens d’un temps où je débitais froidement, sans apitoiement, le Credo qui parle de Jésus qui « a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort et a été enseveli », j’aurais eu plus de compassion si on avait stipulé : « est allé chez le dentiste pour se faire arracher une dent » (ou un truc encore plus insoutenable pour la jeune génération : « a subi une coupure de Wi-Fi en plein milieu d’une partie ! ») Quelle ingrate je faisais !

Pourtant même si dans les moments de découragement, on lui en veut, Dieu ne nous dit jamais : « Vous prendrez bien encore un peu de malheur ! » Il ne désire pas nous voir souffrir, je pense que nous choisissons nos épreuves dans le but de nous perfectionner. Il désire au contraire notre confiance. C’est sidérant, Il voit tout et malgré cela Il reste bon et miséricordieux sauf cette fois-là :

un cambrioleur pénètre de nuit dans une grande maison. Il commence à fouiller partout lorsque tout à coup, il est tétanisé par une voix dans la pénombre : « Je suis Moïse, Jésus te regarde ! » Il braque sa lampe de poche en direction de la voix et tombe sur un perroquet qui répète : « Je suis Moïse, Jésus te regarde. Je suis Moïse, Jésus te regarde ! » Soulagé, le malfrat se moque du bel oiseau :

— Quel drôle de nom ! Quel genre de personne nomme un perroquet Moïse ?
— Le genre qui nomme un rottweiler Jésus !

Ah ! j’oubliais de vous raconter ce qui m’a choquée dans le livre de l’abbé Pierre, je me demande si cela vous interpellera également ? Dans le chapitre consacré au péché, il écrit ceci : « Un homme qui cède à une pulsion pédophile en caressant un jour un enfant, qui le regrette amèrement et ne recommence plus, n’a rien à voir – même si cet acte est d’une extrême gravité – avec un homme qui commet une fois cette transgression, puis qui y revient et banalise son action par toutes sortes d’alibis pour le rendre supportable à ses yeux. Ce qu’on appelle en théologie l’habitus, c’est-à-dire " le pli " du péché, est infiniment plus grave que l’acte. »

Alors, qu’en pensez-vous ? Y a-t-il quelque chose qui vous chiffonne ? Un mot ? Bon, déjà « plus grave que l’acte » c’est vite dit, ça dépend du point de vue. D’accord, on parle du pécheur, on oublie la victime sauf quand on la « caresse » ! Ce terme m’a vrillé les tripes, j’ai dû relire ce passage incongrûment « poétique » pour voir si j’avais bien compris. En lisant « en caressant un jour un enfant », l’esquisse d’un gentil monsieur qui tapote délicatement la tête d’un jeune enfant s’est imposée à mon imaginaire en lieu et place d’une scène horrible sur laquelle je préfère ne rien dire par pudeur excepté qu’elle commence comme ceci : un prête explique à un petit garçon de six ans qu’en fait, il existe un deuxième « petit Jésus » dont il ne faudra jamais parler…

Attention, loin de moi d’idée de juger l’abbé Pierre. Ce serait se foutr… se moquer du monde, qui suis-je pour juger ? Je n’ai pas bougé le petit doigt pendant qu’il sauvait le monde ! Ma critique se cantonne à cette unique remarque car cet opuscule m’a beaucoup apporté. J’y ai découvert la rafraîchissante largesse d’esprit de l’abbé dont l’Église gagnerait à s’inspirer, notamment en ce qui concerne l’ordination des femmes ou encore le mariage des prêtres, à ce propos j’ai la conviction que si les prêtres catholiques de cette génération n’ont pas accès au mariage, ce ne sera plus le cas de leurs enfants !

Le fondateur d’Emmaüs apporte des réponses simples, sincères et pleines de bon sens à des questions qu’on se pose tous sur la souffrance, le bonheur, le désir, le but de l’existence… Spoiler alert : l’abbé confirme que le but de l’existence est d’apprendre à aimer ; comme je l’ai déjà dit, je le pense aussi. À nous de faire émerger dans nos vies cette auguste et sublime mission, tissée dans la structure-même de notre ADN et de notre âme sans se laisser empoisonner par l’avalanche de sinistres faits divers, écœurants contre-exemples du Bon Samaritain, qui nous engloutit chaque jour. Si certains nuisent, blessent et vont jusqu’à tuer leur prochain, je reste quand même optimiste en regardant les efforts productifs des nombreux autres qui pointent l’aiguille de leur boussole morale, en toute discrétion, vers l’infaillible « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

« Vivre d’Amour, c’est naviguer sans cesse Semant la paix, la joie dans tous les cœurs Pilote Aimé, la Charité me presse Car je te vois dans les âmes mes sœurs La Charité voilà ma seule étoile À sa clarté je vogue sans détour J’ai ma devise écrite sur ma voile : Vivre d’Amour. »

Ah, ma sainte amie, je vous aime, je vous aime, je vous aime, je vous aime, je vous aime, je vous aime, je vous aime, je vous aime, je vous aime. Je vous le dis neuf fois, une fois pour chaque année passée au Carmel à y sauver les âmes, mais je ferais mieux de vous le dire à l’infini, de le marteler à la hauteur de vos mérites. Vos poèmes allument en moi le brasier de l’amour, néanmoins, mes actes ne reflètent que trop rarement le profond désir d’aimer qui m’étreint car bien vite, l’ardeur tiédit au fil des horripilants tracas quotidiens qui m’éloignent un peu de vous. Pour réchauffer la cendre, il me reste vos poésies, devenues mélodies sous la talentueuse impulsion de Grégoire. Vous me bercez à travers les voix suaves de Natacha St-Pier et d’Anggun ; votre éternelle jeunesse a toujours su se moderniser. L’espoir d’un perfectionnement concret renaît en moi, j’en veux encore plus, je voudrais vous voir, je voudrais vous toucher. Je n’ai jamais été fan de qui que ce soit, une saine admiration est mon maximum, mais face à vous, mes genoux flancheraient, mon quant-à-soi vacillerait, je me sentirais comme un sosie de Johnny devant feu son idole revenue lui chanter à brûle-pourpoint son bien nommé tube Allumer le feu en concert privé ! Je sais bien que cela vous déplairait, vous qui désirez vous effacer pour laisser briller la vraie étoile. Reconnaissez quand même que vous allumez la foi ! Alors, au paroxysme de mon enthousiasme, je remercie Celui qui vous a créée et qui vous a permis d’illuminer ma vie. Notre relation unique et primordiale ne m’empêche pas de vous partager avec vos centaines de millions d’admirateurs car l’amour se multiplie quand on le partage, n’est-ce pas l’essence-même de votre message ? Pour mieux l’appréhender, revenons à la veille vos quinze ans.

Le premier jour de l’année 1888, la jeune Thérèse reçoit un courrier de Pauline : la bonne nouvelle, elle peut entrer au Carmel, la mauvaise, elle doit attendre la fin du carême. Ces trois mois d’exil sont pour elle une terrible épreuve qu’elle mettra à profit pour se livrer à une vie « sérieuse », c’est elle qui le dit, moi je la trouvais déjà fort sérieuse jusque-là ! Elle s’exerce à briser sa volonté en retenant par exemple une parole de réplique ou en rendant de menus services sans le faire valoir. Elle offre au Bon Dieu la modeste mortification de ne plus prendre appui sur le dossier des chaises quand elle s’assied ! « Modeste », c’est encore elle qui le dit ! Quand je pense combien j’aime m’avachir dans le moelleux de l’épais cousin d’un fauteuil bien confortable ! Mon manque de discipline me ferait perdre à ce petit jeu légèrement maso au bout de deux jours, si prise d’une soudaine toquade imitative je m’y risquais ! Et vous, combien de temps tiendriez-vous ? Pour l’imbattable (selon moi) Thérèse, le temps s’écoula rapidement ; après un dernier repas de famille débordant de tendresse, vint l’heure déchirante des adieux. Aux portes de l’arche sainte, la délicate adolescente s’agenouilla devant son Roi. Il se mit également à genoux de la manière la plus touchante pour lui donner sa bénédiction paternelle. Quel inexprimable émoi mêlé de fierté et de douleur dut se saisir de ce père aimant au moment de présenter sa petite dernière au Seigneur ! À l’avenir, Il ne la verrait plus qu’à travers les grilles du parloir.

De l’autre côté l’attendent d’affectueuses embrassades prodiguées par ses deux sœurs entrées avant elle. Quelques mois plus tard, le jour de sa prise d’habit, le Ciel combla ses désirs, du plus émouvant au plus futile. Contre toute espérance, son père se remit de sa seconde attaque pour assister à sa dernière fête sur cette terre, ensuite malgré une douceur inhabituelle pour un mois de janvier, le temps se refroidit tant qu’au sortir de la cérémonie, un tapis virginal s’offrit en majesté aux regards ébahis des convives. Toute la ville s’en étonna ! La jeune novice qui avait toujours désiré que le jour de sa prise d’habit la nature fût comme elle parée de blanc écrira ces mots dans son carnet : « Quelle délicatesse de Jésus ! Prévenant les désirs de sa petite fiancée, il lui donnait de la neige… De la neige, quel est donc le mortel si puissant fût-il qui puisse en faire tomber du Ciel pour charmer sa bien-aimée ? »

Thérèse était en paix, heureuse, enfin récompensée de toutes ses épreuves. Sa petite cellule lui plaisait, elle trouva la vie religieuse telle qu’elle se l’était figurée car elle n’avait guère d’illusions, elle s’était préparée à rencontrer sous ses pas plus d’épines que de roses. Pour vous donner un exemple concret, elle se trouvait souvent prise dans l’étau des contrariétés d’humeur de sa maîtresse des novices et de sa mère supérieure. La première l’envoyait à quatre heures et demie arracher de l’herbe dans le jardin, ce qui lui coûtait beaucoup car elle croisait la seconde qui ne s’était pas privée de lui lancer cet injuste reproche : « Mais enfin, cette enfant ne fait absolument rien ! Qu’est-ce donc qu’une novice qu’il faut envoyer tous les jours à la promenade ? » L’envie de se justifier lui vint-elle à l’esprit ? Elle encaissa sans broncher, toujours aimable avec tout le monde, elle qui travaillait si consciencieusement, faisant même marcher parfois sa petite aiguille sans lever les yeux pendant son temps libre et sans que personne ne le sache – hormis vous et moi !

La petite trentaine de religieuses, toutes beaucoup plus âgées qu’elle, mènent en effet une vie austère consacrée dès l’aube à la prière et au travail. Les repas sont frugaux, on y souffre intensément du froid en hiver alors qu’en été, on étouffe sous la bure grossière des lourdes robes, des scapulaires, toques ou guimpes qui enserrent le visage et autres voiles ! Pour se rendre au lavoir, on doit chausser de gros sabots de bois peu pratiques par-dessus les alpargates, sorte d’espadrilles en chanvre, afin de les garder au sec car elles mettent un temps fou à sécher. Pauvreté, chasteté, obéissance sont les vœux de l’engagement à suivre le Christ auxquels se greffent les temps de silence, de solitude, les temps consacrés à diverses tâches comme les lessives, la cuisine, la couture, les temps des offices, des prières, des lectures pieuses ainsi que la contrainte de la vie en communauté où il convient de s’adapter au tempérament de chacune, n’oublions ni le manque de sommeil ni l’esprit de pénitence…

Certaines moniales pensent à raison qu’il est imprudent de faire entrer au Carmel une si jeune enfant, s’attendant à voir une jeune fille ordinaire. Au lieu de cela, elles sont comme saisies de respect en sa présence tant il émane de sa personne une impression de dignité, de modestie et de détermination. D’ailleurs, dès son enfance on la regardait de façon exceptionnelle, pas seulement pour sa beauté, mais pour je ne sais quoi de céleste dans sa physionomie. Victoire, la domestique qui aimait toutes les sœurs Martin, disait de mademoiselle Thérèse qu’elle avait quelque chose que ni les unes ni les autres n’avaient, quelque chose d’un ange. La jeune postulante devenue novice, résolue à offrir sa vie à Jésus, se trouva comblée d’être enfin entrée dans la clôture pour toujours et s’adapta avec joie à sa nouvelle vie. Les jours banals façonnés par le travail et la prière cédaient quelquefois leur place à des jours événements. Ainsi elle accoucha de sa profession dans la douleur, saisie la veille par un doute suppliciant sur sa vocation qui sera étouffé par l’acte d’humilité qu’elle fit en se confiant à sa maîtresse. Celle-ci sut rassurer pleinement la jeune fiancée qui vécut finalement le jour de ses noces dans un fleuve de tranquillité. Devenue Reine, elle profita de son nouveau titre pour obtenir les faveurs du Roi afin qu’il délivre toutes les âmes du purgatoire et convertisse les pécheurs. Waouh, ambitieuse la gamine !

Par contre sa prise de voile se passa dans les larmes, Louis Martin dont la santé déclinait et qui quittera ce monde quatre années plus tard n’était pas là pour bénir sa petite fille de dix-sept ans désormais jeune religieuse accomplie. Elle transformait habilement aussi bien ses peines que ses joies en servantes dévouées de l’amour. Tout sur son chemin devenait outil de perfectionnement. Les contrariétés recyclées en félicité par le truchement de petits sacrifices quotidiens et de vertus cachées tissaient son ordinaire. Soutenue par une maturité et une spiritualité sans pareilles, elle assiste au « ravissant spectacle » de la mort de mère Geneviève qu’elle aimait tendrement et qu’elle considérait comme une sainte dont elle recevait de grandes consolations. Ravissant spectacle ! Pardon, ma tendre amie, mais malgré toute l’estime que je vous porte, je ne m’habituerai jamais à votre façon de considérer la mort ! Vous savez parfaitement de quoi vous parlez, je vous le concède, car vous l’avez côtoyée de près lorsqu’en impératrice sanguinaire, elle régna sur votre cher carmel, décimant sans pitié vos compagnes. Une épidémie de grippe s’abattit sur vos sœurs, les morts se succédèrent. Seule debout avec deux autres religieuses, vous avez tout pris en charge, des soins aux malades jusqu’aux enterrements ! Je n’ose m’imaginer au même âge, dans les mêmes circonstances, cela n’aurait pas débouché sur le même genre de gestion du stress ! Disons que c’eût été plus folklorique, dans le genre « pétage de plombs » !

Mais notre petite fleur s’en sortit comme une… fleur, contrairement à moi qui ai vu à différents stades de ma vie, neuf de mes proches mourir et qui ai souffert de flashs envahissants s’imposant à mon esprit à n’importe quel moment de la journée. Je vous certifie que cela n’avait rien d’un ravissant spectacle. Toujours est-il qu’au monastère, dès la crise passée, les survivantes retournèrent à leurs occupations habituelles. Le monastère reprit son rythme de monastère.

Après le décès de leur papa, Céline entre à son tour au carmel de Lisieux, accomplissant ainsi son désir le plus cher et celui de sa petite sœur. L’expérience que lui apporte sa vie religieuse amène notre sainte en devenir à faire une importante découverte, une révélation dont chacun de nous peut tirer un grand profit : « Le royaume de Dieu est au-dedans de nous. »

À vrai dire, là où moi je vois un trait de génie, elle y voit son quotidien. Elle balance cette sublime énormité avec un naturel et une simplicité qui coulent de source. Au milieu des occupations de sa journée, elle écoute toujours l’inspiration de Jésus en elle qui la guide dans ce qu’elle doit faire ou dire. « Je découvre juste au moment où j’en ai besoin des lumières que je n’avais pas encore vues. »

Voici le secret de Thérèse : elle est hyperconnectée ! Elle chatte en direct avec le Bon Dieu qui vit dans son cœur aimant. Vu de l’extérieur, on aurait pu croire que Thérèse encore à l’aube de sa vie d’adulte était guidée par une ferveur tout enfantine et bien douce tant elle se montrait gracieuse envers les importuns qui la dérangeaient au cours d’un travail commencé, tant elle cherchait la compagnie des sœurs au caractère, disons « difficile » (les enquiquineuses, quoi !), mais en réalité elle souffrait en secret au-delà de ce que l’on peut imaginer. Tout semblait facile à cette petite dont la soif de s’anéantir en Dieu et d’être oubliée fut exaucée avec brio, ce qui lui fit dire : « Qu’elle est miséricordieuse la voie par laquelle le Bon Dieu m’a toujours conduite, jamais Il ne m’a fait désirer quelque chose sans me le donner, aussi son calice amer me parut-il délicieux… »

Mystère, mystère… mystère et boule de gomme, ces âmes d’exception qui me fascinent tant resteront toujours pour moi une profonde énigme ! Je comprends qu’elles désirent ardemment mettre leurs pas dans ceux de Jésus qui marche vers la croix, mais ma compréhension de leur macabre appétence stagne au niveau intellectuel, sans jamais passer le cap du cœur car tout en moi refuse obstinément la souffrance, même pour une aussi noble cause que celle de sauver les âmes, est-ce de l’égoïsme ou du bon sens ? Quoi qu’il en soit, ce masochisme mystique n’étant pas à la portée du premier venu, je préfère me concentrer sur ce qui semble par contre accessible à tous, soit s’efforcer de semer sur son parcours de modestes actes d’amour.

La novice Marie de la Trinité qui vécut pendant plus de trois ans dans une intimité constante avec Thérèse, alors maîtresse des novices (sans en avoir réellement le titre), témoignera au procès apostolique de la sainteté de son modèle faite de simplicité et de force, dans l’esprit de l’Évangile. Quand bien même la pensée de Dieu en elle était ininterrompue, la servante de Dieu désirait que sa vie soit imitable par vous et moi, exempte des faits charismatiques, dons surnaturels en tout genre, ribambelles de miracles et extases spectaculaires que la vie des saints offre habituellement à notre regard incrédule ! Pour rester humble et imitable jusqu’au bout, la petite Thérèse avait prié le Bon Dieu de ne pas préserver son corps de la corruption après sa mort. Dieu omnipotent permit ce miracle inversé, ce qui n’empêcha pas les restes mortels de Sa petite fleur de partir à la conquête du monde. La veille de sa première exhumation, treize ans après ses funérailles, Thérèse apparut à la révérende Mère Prieure d’un Carmel étranger pour lui dire qu’on ne retrouverait que des ossements et pour lui faire pressentir les merveilles qu’elle accomplirait par la suite. Il en fut ainsi. Il y avait foule dans le cimetière, pourtant on avait essayé de tenir la chose secrète, mais une sensation de surnaturel régnait. En ouvrant le cercueil, on trouva posée sur la dépouille mortelle de l’humble enfant, une palme fraîche et verte comme au jour de l’enterrement ! Était-ce la palme de l’immortalité ? Des parfums de violettes, de roses ou encore d’encens s’échappèrent du cercueil. Rebelote lors de la seconde exhumation en 1917. En plus des parfums suaves, on constata que l’austère livrée que l’on avait étendue sur les ossements sept ans plus tôt tombait en charpie contrairement au ruban de soie blanche placé en même temps et parfaitement conservé sur lequel on pouvait lire en lettres d’or : « Je veux passer mon ciel à faire du bien sur la terre. Après ma mort, je ferai tomber une pluie de roses. » La banderole intacte est le signe que l’on pourra placer toute sa confiance en la future sainte. La translation définitive de ses restes mortels à la chapelle du carmel de Lisieux se fit en grande pompe en 1923. Une foule innombrable suivit en silence le char tiré par quatre chevaux blancs qui emportait le cercueil couvert d’un drap d’or de celle qui nous ouvre la petite voie d’enfance spirituelle en nous invitant à nous abandonner avec simplicité et confiance à l’Amour. Thérèse retrouvait son cher Carmel.

Depuis ce temps, ses reliquaires sont pris d’assaut par les croyants partout où ils passent, c’est magique. J’ai toujours été fascinée par les phénomènes extraordinaires qui jalonnent la vie de ces âmes exceptionnelles. Si l’on se penche par exemple sur le cas de sa sainte patronne, Thérèse d’Avila, on découvre un vrai festival de curiosités. À côté d’elle, la vie de religieuse au cachet expressément ordinaire de ma protectrice semble presque ennuyeuse, et pourtant que nenni ! J’y ai débusqué la fameuse « blessure d’amour » reçue le 14 juin 1895 que Thérèse de Lisieux s’empressa de raconter à Mère Agnès de Jésus qui n’était autre que sa grande sœur Pauline devenue prieure. Cette dernière l’écouta d’une oreille distraite, passant complètement à côté de la grâce divine jusqu’à ce qu’elle lui en exprime le regret, à l’infirmerie, trois mois avant sa mort. Mère Agnès rapporte ainsi le récit de sa jeune sœur : « C’était peu de jours après mon offrande à l’amour miséricordieux, je commençais au chœur l’exercice du chemin de croix, lorsque je me sentis tout à coup blessée d’un trait de feu si ardent que je pensai mourir. Je ne sais comment expliquer ce transport : il n’y a pas de comparaison qui puisse faire comprendre l’intensité de cette flamme du ciel. Il me semblait qu’une force invincible me jetait tout entière dans le feu. Oh ! Quel feu ! Quelle douceur ! Une seconde de plus, je serais morte certainement. Enfin, ma petite mère, ajouta-t-elle avec simplicité, c’est ce que les saints ont éprouvé tant de fois. Nous lisons cela dans leur vie ; vous savez bien. Moi, je ne l’ai éprouvé que cette seule fois dans toute ma vie, et la sécheresse est revenue bien vite habiter mon cœur. J’ai passé dans cette sécheresse ma vie religieuse tout entière, pour ainsi dire. C’est très rare que j’ai été consolée ; d’ailleurs je ne l’ai jamais désiré. J’étais toute fière, au contraire, que le Bon Dieu ne se gêne pas avec moi ; les grâces extraordinaires ne m’ont jamais tentée ; j’aimais mieux répéter au Bon Dieu que mon désir n’est pas de le voir ici-bas. »

La blessure d’amour de la petite Thérèse présentée en toute humilité ressemble étrangement à la transverbération de sainte Thérèse d’Avila, le décorum en moins évidemment. Ce transpercement du cœur par un dard d’amour enflammé procure les souffrances et jouissances autant physiques que spirituelles les plus intenses que l’on puisse expérimenter ! Un orgasme atomique ! On veut ça, nous aussi ! Mais de telles pâmoisons extatiques ne sont probablement accessibles qu’aux élus qui ont traversés les sept demeures du Château intérieur (titre du chef-d’œuvre de la sainte d’Avila qui explique les étapes par lesquelles passe l’âme pour atteindre la perfection).

En outre, la Santa Madre Teresa ravie en extase plus souvent qu’à son tour reçoit de nombreuses visions du Christ, ce qui lui vaut moult persécutions dans l’Espagne du XVIe siècle où les bûchers de l’Inquisition brûlent au moindre doute. Son tyrannique confesseur, qui ne brille pas par sa perspicacité, attribue hélas ces manifestations au démon. Comme le signe de croix ne suffit pas à chasser le malin, il enjoint à la pauvre bonne sœur de cracher sur ses visions mensongères pour marquer son mépris ! L’épouse contrite cracha donc à regret, comme vous pouvez l’imaginer, sur son divin Époux, le suppliant de lui pardonner. Terrible pour elle, comique pour l’observateur extérieur qui croiserait cette respectable religieuse crachant dans le vide ! Jésus, sympa comme à l’accoutumée, lui dit de ne pas se troubler, Il sait qu’elle le fait par obéissance, Il la rassure, Il fera connaître la vérité. On peut dire aujourd’hui sans mentir qu’elle a atteint un succès de renommée mondiale ! Un jour, alors qu’elle tendait vers Lui la petite croix d’ébène de son rosaire, comme on le ferait pour faire fuir le diable, Il la lui prit et la changea en pierres précieuses, Ses cinq plaies s’y trouvaient admirablement dessinées. Elle était la seule à les voir, mais la croix a opéré des guérisons, à ce qu’on dit ! Un autre jour, gravé dans le marbre par Bernini de la manière la plus somptueuse qui soit (si vous n’allez pas à Rome dans un futur proche, googlisez-le), Thérèse d’Avila qui atterrissait à peine d’une extase se sentit cruellement abandonnée par Dieu lorsque… je la laisse raconter la suite : « Je vis un ange proche de moi, du côté gauche, un ange sous une forme corporelle. Il était petit et très beau ; à son visage empourpré, on reconnaissait un de ces esprits d’une très haute hiérarchie qui semblent n’être que flamme et amour. Il était apparemment de ceux qu’on nomme chérubins. Je voyais dans ses mains un long dard en or, dont la pointe en fer portait à l’extrémité un peu de feu. Il le plongea dans mon cœur et l’enfonça jusqu’aux entrailles ; en le retirant, il semblait les emporter avec lui, me laissant tout embrasée d’amour de Dieu. La douleur de cette blessure était si vive qu’elle m’arrachait des gémissements, mais la suavité en était si excessive que je ne pouvais ni en désirer la fin ni trouver de bonheur hors de Dieu. Il existe alors entre l’âme et Dieu un commerce d’amour ineffablement suave. »

Dieu la favorisa de ces ravissements à plusieurs reprises, même en présence d’autres personnes. On a longtemps glosé sur les refoulements sexuels suggérés par cette jouissance élevée à la centième puissance sans jamais expliquer comment le cœur de l’élue, préservé dans un reliquaire au musée de l’église de l’Annonciation d’Alba de Tormes, conserve encore les stigmates des blessures infligées par la flèche du chérubin. Et puis, si tous les frustrés du sexe accédaient à ce nirvana orgasmique, ça se saurait ! Je parie que les hommes se la mettraient derrière l’oreille et que les femmes poseraient un pudique couvercle sur leur libido, juste pour voir…

L’histoire ne s’arrête pas là ; pour sa belle espagnole, Dieu fit plus fort encore ! Au début des visions – Thérèse avait déjà quarante ans, elle avait donc atteint l’âge moyen d’espérance de vie de l’époque – le Seigneur l’avait progressivement apprivoisée, lui montrant uniquement ses mains d’une beauté merveilleuse. Quelques jours plus tard, il lui montra son divin visage, il y allait mollo comme pour habituer sa mystique épouse à soutenir l’éclat de sa majesté ! Complètement bouleversée, elle le vit en croix, mais elle eut également le privilège de goûter la splendeur du Christ glorifié dans sa Résurrection, d’une beauté qui dépasse l’imagination et d’un éclat qui n’éblouit point, la laissant enivrée d’amour pour son Jésus. Tiens, tiens, cela résonne à mon oreille comme les récits de certaines NDE ! Il se montra à elle en bien d’autres occasions, le seul tabou ? La couleur de ses beaux yeux ! Elle ne put jamais la discerner car lorsqu’elle s’y efforçait, la vision s’évaporait ! Chacun a droit à ses coquetteries, même Jésus !

Je vous ai promis du plus spectaculaire encore, croyez-moi, c’est du lourd ! Quoiqu’en réalité ce soit tout le contraire, c’est léger comme une plume ! Figurez-vous que la chaste Thérèse s’envoie en l’air ! Comme je suis bien certaine que vous n’avez pas l’esprit mal placé, vous aurez compris : Thérèse s’envole ! Oh, elle ne se prend pas pour la fusée Ariane, mais quand même, elle lévite à un bon cinquante centimètres au-dessus du sol ! Évidemment, si vous n’êtes pas versé dans l’étude des phénomènes mystiques qui constellent coutumièrement la vie des saints à travers les siècles, il se peut que vous soyez perplexes. Vous pensez que j’affabule, il est vrai que dans notre société cartésienne, on passe pour le ravi de la crèche, expression pieusement choisie vous en conviendrez, si l’on s’intéresse sérieusement à ces sujets. Toujours est-il que le récit qu’elle en fait est corroboré par d’abondants témoignages repris dans le dossier de son procès en canonisation. Sa compagne Anne de l’Incarnation expliquera qu’elle fut terrifiée lorsque Thérèse, agenouillée en prière dans la chapelle, se souleva de terre, tremblant de toute sa personne. Anne tenta vainement de retrouver son calme, s’approcha doucement pour mettre ses mains sous les pieds de la sainte qu’elle baigna de ses larmes pendant la demi-heure que dura son vol stationnaire, mais turbulent ! On partage son émotion bien que de nos jours, ni l’affolement ni la stupéfaction ne nous empêcheraient de dégainer notre smartphone ! Buzz assuré ! Soudain, Thérèse redescendit sur terre, se releva de son extase en altitude et lorsqu’elle comprit qu’Anne n’en avait pas perdu une miette, elle l’invita à garder le secret. Sa réputation n’était néanmoins plus à faire tant il lui était impossible de cacher les signes visibles des faveurs divines dont elle était constamment gratifiée. En public, elle luttait contre ce ravissement qui fondait sur elle sans prévenir, en s’accrochant à tout ce qui lui tombait sous la main : des barreaux d’une grille aux nattes qui recouvraient le sol et qu’elle finissait évidemment par emporter dans son céleste rapt. Des péripéties plus fantastiques encore s’enchaînent crescendo dans la vie mouvementée de la Madre ! Pour vous donner un indice, fredonnons à présent une chansonnette rigolote à la manière désinvolte de Maurice Chevalier, sourire séducteur aux lèvres, charmant canotier à la main, en roulant bien les r, façon titi parisien :

Quand un vicomte Rencontre un autr’ vicomte, Qu’est-ce qu’ils s’ racontent ? Des histoires de vicomtes… Quand une marquise Rencontre une autr’ marquise, Qu’est-ce qu’elles se disent ? Des histoires de marquises… Quand une bigote Rencontre une autre bigote, Qu’est-ce qu’elles chuchotent ? Des histoires de bigotes… Ça vous revient ? Vous voyez où je veux en venir ? Maintenant que nous avons saisi le principe, continuons sur notre lancée :

Quand une saint’té Rencontre une autr’ saint’té, De quoi vont-elles causer ? De la Sainte-Trinité…

Puis j’ajouterais :

Et que s’est-il passé ? Elles se sont envolées !

Imaginez la tête de sœur Béatrice quand, en entrant au parloir, elle surprit deux futurs saints flottant dans les airs. Elle trouva Thérèse agenouillée au-dessus du sol, devant saint Jean de la Croix qui lévitait assis sur sa chaise ! Il était venu lui rendre visite au couvent de l’Incarnation pour l’entretenir avec ferveur des mystères de la Sainte-Trinité lorsqu’elle fut élevée à sa suite dans un mouvement d’apesanteur mystique, signe de l’extraordinaire communion qui liait ces deux êtres hors norme ! Impossible de garder le secret de tels prodiges entre les murs du monastère en ébullition. Bientôt, toute la ville se rua à la chapelle pour guetter les talents surprenants de l’éblouissante Teresa de Jésus. Si le public en raffolait, ses supérieurs, eux broyaient cinquante nuances de noir. Les uns voulaient l’exorciser, les autres rêvaient de faire griller la nonne volante !

Bien d’autres épisodes extravagants émaillèrent la vie de cette femme de tête. Je fus touchée d’apprendre qu’elle aussi avait perdu sa maman à douze ans et avait choisi la Vierge Marie comme mère. Ah ! que n’y ai-je pensé, moi aussi ? Qui aurait pu deviner que cette adolescente frivole, d’une beauté renversante, passionnée de romans de chevalerie, cédant avec délectation aux vanités de la jeunesse, élégamment vêtue, coiffée et parfumée, mettrait sous l’impulsion du Seigneur son tempérament bien trempé au service de la réforme du Carmel devenu trop laxiste et qu’elle voulait plus austère. Pour se faire, elle sillonne l’Espagne avec détermination et courage pour y fonder des monastères de stricte observance de la règle de l’Ordre. Charismatique, elle réussit à embarquer sur les routes chaotiques quelques moniales, un prêtre et des serviteurs. Elle organise la vie monacale de tout ce petit monde dans deux ou trois chariots aux essieux grinçants, tirés par des mules. Sa pugnacité aura raison de la chaleur implacable, des embarras dus à la neige, des rivières en crue comme on l’a déjà vu, de l’inconfort des nuits passées dans des auberges sordides, de la casse, de l’insécurité, du risque de se perdre, des chemins au mieux cabossés, au pire impraticables et de l’épuisement général, qui sont pour elle autant de riches épreuves pour gagner le Ciel !

Sans cesse malade, fiévreuse, assaillie de mille maux, percluse de toutes sortes de douleurs, mais toujours à jeûner, toujours en oraison, toujours à l’écoute attentive de la présence du Christ en elle jusqu’à déborder d’amour pour Celui qui l’aime également à la folie. Tantôt victime de violentes attaques démoniaques qui la jettent contre les murs, tantôt ravie en extase pendant la messe pour se voir revêtue par la Sainte Vierge et saint Joseph en personne d’une robe éblouissante de blancheur et de lumière. Elle est inondée de gloire, parée d’un collier orné d’une croix d’une valeur inestimable, elle cherche en vain à comprendre de quel tissu est faite cette fabuleuse robe. S’agit-il de l’étoffe presque vivante que Betty avait admirée lors de sa NDE ? Et dire que j’en connais plus d’un qui s’ennuie ferme pendant la messe, contrairement à la Madre qui en profite pour se faire relooker par la Vierge ! J’avoue à ma grande honte que cela m’est arrivé aussi, de m’ennuyer à cent sous de l’heure, pas de me faire relooker par la Vierge, ce qui ne m’incite pas à y retourner souvent ! À ma décharge, j’ajouterai que certains curés manquent un peu de peps, la liturgie ronronne, tout est ânonné sur le ton monocorde si typique que nous connaissons tous, qui traîne en fin de phrases comme pour bercer les fidèles dont on ne sait plus s’ils sont recueillis ou endormis. Blottis dans leur semi-léthargie, ils en oublieraient que le Dieu vivant, souverain, puissant, intense se fait doux et humble de cœur pour se cacher derrière le rituel et se donner à eux avec amour et compassion. Bref, on s’assoupit au lieu de vibrer à l’unisson, le cœur dilaté, vivifié par l’amour fou que Jésus conçoit à notre endroit, qui perce nos solitudes quand on en prend conscience et dont le prêtre se doit d’être l’opiniâtre porte-flambeau. Les églises se vident, il n’y a pas de miracle, excepté celui de l’eau bénite qui se change en bière dans une église près de Namur… église désacralisée et réaffectée en brasserie ! Le calice contenant le vin de messe s’est transformé en énormes cuves de brassage qui trônent désormais dans le chœur, nous offrant une tout autre sorte d’ivresse. Si les croyants désertent les églises, qu’en est-il de Dieu ? Papaoutai ? Tu es aux cieux, mais habites-tu encore l’église de Malines réaménagée en luxueux hôtel où le génial Stromae, heureux mélange d’élégante décontraction à la Obama et de déchirante densité à la Brel, a dit « oui » à sa charmante fiancée ?

L’atmosphère des lieux avec ses rosaces colorées et ses vitraux en ogive me donne envie d’y croire, décor parfait pour célébrer l’amour entre deux êtres qui se choisissent. Formidable, ce beau mariage, alors on danse ? Bien sûr, Stromae, tu aurais pu poursuivre ta fête à Bruxelles, dans une autre église, transformée cette fois en boîte de nuit !

Par les temps qui courent, les églises abandonnées ou reconverties ne manquent pas. Que fait le Vatican ? Ignore-t-il que les curés aux prêches insipides font fuir les fidèles ? C’est pour cette raison qu’un distingué couple de tourtereaux demanda une bénédiction nuptiale au père Guy Gilbert, un prêtre intense et touchant dont on boit les paroles. Les riches et célèbres s’arrachent ce curé des loubards au langage vrai et fleuri, imposantes bagouses aux mains, éternel perfecto noir criblé de pin’s souvenirs sur le dos, qui consacre tout son temps loin du glamour et des paillettes aux jeunes en perdition en les accueillant dans sa bergerie des Gorges du Verdon. Les éducateurs de ce véritable refuge leur permettent une réinsertion en douceur en leur donnant la responsabilité de s’occuper des nombreux animaux qui vivent sur l‘exploitation agricole. L’abbé qui jongle avec dextérité entre deux mondes qui ne se touchent jamais, eut le don d’émouvoir aux larmes la Belgique tout entière le 12 avril 2003.

En ce jour exceptionnel, mille cinq cents prestigieux invités, richement vêtus, se pressaient dans les allées couvertes de pourpre de la somptueuse cathédrale Saints-Michel-et-Gudule nichée au cœur de la capitale européenne. Dehors, le long cortège de limousines noires s’arrêta au pied des marches de l’entrée monumentale. La mariée au bras de son père fit son entrée sur une Toccata de Bach. L’assemblée chamarrée, très affairée quelques instants plus tôt, se figea d’admiration suivant du regard la frêle silhouette blanche qui s’avançait vers l’autel, vers son destin, vers son prince ! Des milliers de fleurs blanches embaumaient de leur parfum printanier l’atmosphère recueillie de la nef. La jeune femme avançait lentement, précédée de trois petites filles d’honneur, sages et couronnées de fleurs. Sa longue traîne et son voile en dentelle retenu par un diadème en diamants ruisselaient dans son dos au rythme solennel de son pas, conférant au tableau une allure majestueuse.

Laurent épousait sa belle Claire sous le regard ému de son roi de père. « Laurent, tu es le dernier petit poussin à quitter le nid, après Astrid et Philippe ! » Cette déclaration du père Guy Gilbert cueillit l’auditoire qui éclata de rire comme un seul homme. Il faut préciser que, primo, il surprit tout le monde en s’exprimant en flamand, Belgique oblige, ce qui est un exploit pour un Français, secundo, il prononça cette phrase cocasse avec le plus grand sérieux, d’où un décalage amusant, tertio, étant donné son rang et sa corpulence, c’était bien la première fois qu’on traitait le prince de petit poussin, quarto, le petit poussin en question affichait quand même quarante ans au compteur ! Après les rires, les larmes coulèrent abondamment sur les royales joues pendant la méditation de l’abbé sur les foulards blancs, petit conte propice à la réflexion sur la miséricorde dont nous avons tant besoin et qui résout bien des conflits.

En voici le propos : un jeune homme déblatère contre ses parents dans tout le quartier, il salit leur réputation à tel point que son père, furieux, le chasse : « Jean, fout le camp ! Ne remets plus jamais les pieds dans cette maison ! » Jean s’en va à regret. Ce rejet l’a secoué, il prend conscience de son attitude impardonnable vis-à-vis de ses parents qui l’ont toujours bien traité. Pris de remords, il décide de leur demander pardon, mais ne sachant pas comment s’y prendre, il opte finalement pour l’envoi d’une lettre. « Papa, maman, je vous demande pardon. J’ai été stupide et injuste, je voudrais rentrer à la maison, mais j’ai peur de votre réaction. Si vous ne voulez plus jamais me revoir, je comprendrai, mais si par bonheur, vous me pardonnez, accrochez demain matin un foulard blanc au dernier pommier de la grande allée des pommiers qui conduit à la maison. » Le lendemain, il demande à son frère de l’aider à surmonter son stress. « Marc, viens me chercher en voiture, conduis-moi dans l’allée des pommiers. Je fermerai les yeux et tu me diras si tu vois un foulard blanc. » Ainsi dit, ainsi fait. La voiture roule lentement dans l’allée ; Jean, terriblement crispé, a enfoui son visage dans ses mains, il n’ose pas regarder.

— Je t’en prie, Marc, dis-moi maintenant, tu vois un foulard blanc dans le dernier pommier ?

— Non, Jean, il n’y a pas un foulard blanc dans le dernier pommier, mais des centaines de foulards blancs dans tous les pommiers de l’allée !

Et l’abbé Gilbert de conclure devant l’assistance émue : « Frères et sœurs bien-aimés, partez de cette cérémonie avec les mouchoirs blancs dans votre cœur. Le monde crève du manque de miséricorde. Catholiques, protestants, orthodoxes, musulmans, juifs, bouddhistes, athées, agnostiques, soyez des êtres de miséricorde. »
Je n’aurais pas pu mieux dire ! Beaucoup d’autres prêtres n’auraient pas non plus pu mieux dire ! En voilà un, enfin, qui n’assomment pas ses ouailles de bla-bla soporifique. L’Église s’endort, il y a tant de problèmes à résoudre en son sein, une grosse remise en question est vitale, elle aurait tout à gagner en devenant plus chrétienne, un comble ! Je veux dire par là qu’il est urgent qu’elle accueille à bras ouverts, comme le fait Jésus dont elle dévoie le message, toutes les personnes qui le désirent, sans aucun jugement de valeur. Qu’elle donne enfin l’exemple, au lieu d’être éternellement à la traîne, en reconnaissant l’absolue égalité entre les femmes et les hommes, qu’elle cesse immédiatement de discriminer les gays, les divorcés, qui sais-je encore, qu’elle s’excuse de son silence complice et répare autant que faire se peut les incommensurables préjudices causés par son armada de pédophiles qui doivent être débarqués et jugés dare-dare afin que cela ne recommence plus jamais. Qu’elle mette un terme à cet ignoble système d’étouffement systématique mis en place pour faire taire les petites victimes et leur entourage. L’attitude de sa hiérarchie qui couvre les crimes de ces fumiers est à vomir. Et je ne parle pas de l’hypocrisie financière de certains de ses princes qui, en plus, vivent dans un luxe insensé tout en osant proclamer qu’ils mettent leurs pas dans ceux du Christ !

L’humilité non plus n’est pas leur qualité première, mais Annie, la bonne du curé, leur donna sans le savoir une petite leçon ! Elle époussetait la statue de sainte Thérèse à l’entrée de l’église en chantonnant gaiement « J’voudrais bien, mais j’peux point ! C’est point commode d’être à la mode quand on est bonne du curé, c’est pas facile d’avoir du style quand on est une fille comme moué » lorsqu’un évêque entra. Elle lui donna du « Monseigneur » comme il se doit. Ensuite l’archevêque arriva. « Bonjour Votre Grâce », lui dit-elle respectueusement, puis ce fut au tour du cardinal qu’elle accueillit d’un révérencieux « Votre Eminence ».

Pris d’une soudaine envie de prier pour réussir à marquer encore plus de paniers, un basketteur de la NBA entra à leur suite. À la vue de cet homme très beau et grand comme la tour Eiffel, Annie le salua spontanément d’un « Oh, mon dieu ! » qui lâché à haute voix dans l’église résonna à en rendre jaloux les trois autres, instantanément rétrogradés et admonestés avec ironie.

« Oui, c’est bien moi », répondit le géant en riant.

« Quel corps », dit Annie, sous le charme du visiteur. (Lisez : quelle Cordy Annie ! Je n’ai pas pu m’empêcher de rendre ce petit hommage chansonnier à la grande Tata Yoyo que la petite fille que je fus idolâtrait.)

Ce petit monde sclérosé qui n’est pas digne du message d’amour universel que Jésus nous a donné doit se réformer. La crise des vocations sacerdotales s’éternise, trois ordinations en 2016, sept en 2017 pour la Belgique qui comptait plus dix mille cinq cents prêtres dans les années soixante et moins de trois mille de nos jours. Pour pallier ce manque, le clergé bricole en invitant des prêtres africains ou polonais. De deux choses l’une, soit Dieu n’appelle plus les siens, soit l’Église elle-même étouffe cet appel !

Les curés qui vivent leur vocation dans le don et qui nous transmettent l’amour de Jésus, enrichi du leur, sont d’autant plus méritants qu’ils sont injustement éclaboussés par d’abominables scandales de pédophilie aux proportions hallucinantes qui ne cessent d’éclater régulièrement avec malheureusement plusieurs décennies de retard. L’Église est tellement pourrie que plus aucun prêtres n’oserait prononcer les paroles du Christ : « Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les empêchez point ; car le Royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent. »

Au retour d’un pèlerinage à Lourdes, notre Guy Gilbert alors âgé de vingt-cinq ans fut pris en stop par un mécréant (c’est lui qui le dit, et il l’entend dans le sens de « qui n’a pas de religion », sans la triste connotation péjorative que certains lui donnent de nos jours), je disais donc qu’il fut pris en stop par un mécréant qui ne tarissait ni de sarcasmes ni de critiques à l’encontre de l’Église dans une langue plus verte que celle que je viens d’employer, mais qui arrivait aux mêmes conclusions que moi, comme quoi la situation n’a guère évolué en presque soixante ans. Le type caustique, mais sympa lui propose de manger avec lui. Étant donné l’ambiance et son manque de moyens, le père décline :
— Merci, mais j’ai une pomme dans ma poche, pour le reste, Dieu y pourvoira.
— Alors, vous êtes mon invité, parce que Dieu, c’est moi ! affirma l’autre d’un ton autoritaire. Sans souffrir de refus, il lui tendit sa carte d’identité. Son nom ? Jean Dieu ! C’est ainsi que Dieu en personne critique son Église bien-aimée, blagounette à l’appui ! Et ça doit lui faire mal, quand on connaît la peine qu’il s’est donnée pour la bâtir. La Vierge en parle souvent, comme par exemple dans son message de Medjugorje du 2 mars 2018, dans lequel elle insiste sur l’amour que nous porte le Père Céleste, sur la force qu’apporte la foi et sur le rachat du monde par le douloureux sacrifice de son Fils. Elle conclut ainsi : « Je vous en prie, vous mes enfants, priez beaucoup pour l’Église et pour ses serviteurs, pour ses bergers. Puisse l’Église être comme mon Fils la désire : claire comme de l’eau de source et pleine d’amour. Je vous remercie. » Puisque c’est demandé si gentiment, va falloir que je m’y mette car prier pour l’Église n’est pas ma priorité !

À l’instar d’MC Solaar, L’envie de rapper naît en moi. Néanmoins, je me retiens, Je ne ferais pas aussi bien. « Maintenant je me rends compte que j’aurais pu ouvrir les yeux Trouver du temps, de la lumière, comme sainte Thérèse à Lisieux » C‘est lui qui le dit, moi, j’adhère. Thérèse te sort de la galère. Lorsque ta vie se fait chienne, Compte sur la sainte Lexovienne. Ça veut dire qu’elle habit’ Lisieux, Au carmel, tout près du Bon Dieu. Ceci est juste une dédicace, À un rappeur qui a la classe, Et à une sainte qui nous dépasse, L’amour est un credo tenace. Aimer comme elle est une urgence Eksassaute, saisis donc ta chance.

Pour surfer sur l’air de temps, ma maligne petite Thérèse a su se choisir un poète-rappeur délicat qui l’associe à la lumière, choix cohérent quand on entend par ailleurs : « J’ai pollué tes ovaires juste pour t’baiser sans protection », un chouia moins romanesque ! Les nombreux propos dans la même veine, outrageusement dégradants envers les femmes, scribouillés notamment par Damso, ont conduit l’Union belge de football à… le choisir pour composer l’hymne des Diables Rouges pour la Coupe du monde de football en Russie ! Le son est bon, mais parasité d’obscénités, le talent noyé dans le sexisme, la misogynie manque de génie. Sous la pression des femmes, le projet a capoté, le manque de capote l’a finalement rattrapé, non sans une certaine publicité. Pourquoi exposer les chastes oreilles de nos enfants à de tels égarements ? Maintenant qu’il est papa, espérons que Damso évoluera, on verra… Peut-être chantera-t-il de sages comptines à son petit garçon ? Je l’entends d’ici :

Il court, il court le furet

Le furet du bois, mesdames

Vous voyez l’ironie de la situation ? Pour lui, on reste dans le salace, quant à moi, ça me ramène à mon sujet : les curés ! Je dois un petit éclaircissement à ceux d’entre vous, mes valeureux amis, qui n’ont pas encore perdu leur candeur enfantine… chut, ceux qui savent, ne soufflez pas, laissez leur quelques secondes de réflexion. Bon, je vous donne un gros indice : c’est une contrepèterie qui, au XVIIIe siècle, raillait le bon cardinal Dubois, un libertin à la réputation sulfureuse. Oui, oui, comprenez donc :

Il fourre, il fourre le curé

Le curé Dubois, mesdames !

Je pense que le rappeur aux textes insultants pour toute femme qui se respecte a enfin amorcé un début de remise en question en proposant sa première partie à la courageuse Angèle qui fait depuis la brillante carrière que l’on sait.

Pour amener le zigoto suivant à revoir également ses façons de penser, il en aura fallu un bon curé et aussi un moine et en plus un avocat très pieux et encore la petite sainte Thérèse.

Paris, février 1954, Jacques, 24 ans, très beau, très grand, gosse de riche, flemmard, dandy dilettante, trousse-jupons sans scrupules, promène son oisiveté à Saint-Germain-des-Prés, noie son désœuvrement dans l’alcool et rêve de se faire construire un voilier pour voguer sur les mers exotiques. Il ne sait pas naviguer, qu’importe, sa chimère requiert encore plus d’argent, alors il braque un bureau de change ! Lui qui a toujours tout raté, réussit par malheur à tuer un policier d’une balle dans le cœur, probablement sans l’avoir vraiment voulu. Myope, il avait perdu ses lunettes dans la course poursuite, affolé, il avait bel et bien tiré, mais sans viser. Le gardien de la paix, jeune veuf et père d’une fillette de quatre ans, n’en est pas moins mort sur le coup.

Jacques Fesch fut guillotiné au nom du peuple français, le… 1er octobre 1957 (là, vous me voyez venir !), laissant derrière lui sa femme Pierrette et leur jolie petite fille blonde, Véronique, ainsi qu’un garçon, Gérard né d’une autre femme, Thérèse qui confiera le bébé à l’assistance publique.

Ce n’est que quarante ans plus tard, en tombant grâce à une amie sur la photo dans un article de presse d’un homme qui lui ressemble, que Gérard désormais trompettiste accompagnant de nombreux artistes célèbres découvrira le visage de son père et la vérité sur ses origines car le journal mentionnait effectivement qu’un enfant prénommé Gérard, né d’une demoiselle Thérèse, avait était placé à l’assistance publique ! Le choc est énorme !

Ah oui ! le hasard faisant bien les choses, l’amie qui a changé sa vie avait déniché le numéro de L’Express en question… au fin fond du Mozambique alors qu’elle y passait ses vacances ! Et j’ajoute qu’elle avait quelquefois prié pour que son ami puisse enfin combler son ardent désir de lever le voile sur son histoire. Bingo ! Fort des nouvelles informations glanées çà et là, il démêle les fils de sa peu banale destinée et décide, le cœur tremblant, d’attendre sa mère en bas de chez elle pour enfin la rencontrer, mais elle le repoussera fermement, niant avoir eu un enfant. Pourquoi ce violent rejet ? Les Fesch, voulant éviter un scandale, avaient acheté son silence pour jeter définitivement aux oubliettes de l’histoire familiale cet enfant illégitime. Son bébé dans les bras ou hélas, plus exactement sur les bras, la naïve Thérèse n’eut pas la force de se débattre, seule, démunie, dans une terrible situation dont on prend mieux la mesure si l’on se replonge dans la mentalité de l’époque qui tenait les « filles-mères » en état de mépris. Pour ajouter à son désarroi, elle souffrait d’une maladie pulmonaire qui exigeait des séjours en sanatorium. Les embarrassantes circonstances de la venue au monde de son fils, doublées des sombres conditions de sa conception triomphèrent du lien maternel. Cette jeune fille totalement inexpérimentée apporta une troublante précision dans une lettre qui servit de témoignage au procès de Jacques : « De cette brutale et unique union est né un enfant. » Un petit mot, tout simple, qui n’est toutefois pas employé innocemment, retient ici mon attention en tant que femme : « brutale ! » Plus loin, elle ajoute : « Je pardonne quand même. » Avec l’argent perçu en gage de son mutisme, elle se paya un appartement à Paris dont, ironie du sort, Gérard hérita, ayant entre-temps obtenu une reconnaissance en maternité. Dans sa folle et tragique histoire, il trouve quand même une trace d’amour, une lettre écrite par son père la veille de son exécution, un testament de cœur dans lequel Jacques Fesch le reconnaît comme son fils. Pendant ses trois années d’incarcération dans les conditions très rudes de l’époque, Jacques a beaucoup changé, vraiment beaucoup ! Que s’est-il passé dans sa petite cellule dont il ne sortira que pour marcher, dans la plus grande dignité, vers l’échafaud ?

Au bout d’un an d’enfermement alors que son avocat profondément croyant – il avait accompli le pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle à l’intention de son client –, l’aumônier de la prison et le frère Thomas, un moine à la charité inépuisable devenu son ami, lui écrivent ou le visitent régulièrement, il commence à devenir réceptif à la possible existence de Dieu. Un soir dans son lit, les yeux ouverts, il souffre intensément pour la première fois de sa vie car il vient d’apprendre un douloureux secret de famille qu’il ne désire pas ébruiter (la curiosité est un vilain défaut, mea culpa, j’ai tenté de creuser l’affaire et j’en déduis qu’il serait peut-être question d’une révélation que Pierrette lui aurait faite au parloir et dont il n’aurait pas voulu qu’elle arrivât aux oreilles de la petite qu’il continua à considérer comme sa fille…)

À l’instant où un « Mon Dieu ! » jaillit de sa poitrine, laissons-le raconter ce qui advint : « Instantanément, comme un vent violent, l’Esprit du Seigneur me prit à la gorge. C’était une impression de force intérieure et de douceur. J’ai cru, avec une conviction inébranlable qui ne m’a pas quitté depuis. »

Cet homme a vécu une illumination mystique et une conversion exceptionnelle, au point que le cardinal Lustiger demandera sa béatification, ce qui souleva évidemment un tollé ! Traversé par le mystère de la foi vive et de la nuit spirituelle, le criminel se mua en écrivain de la rédemption, et peut-être même en saint, un saint qui fut tueur de flic, ce qu’il regrettera sincèrement ! On sait que pour bien se confesser, il faut avoir beaucoup pécher. Sur ce plan, il est imbattable ! Ma chère petite Thérèse n’était évidemment pas étrangère à cet extraordinaire changement de dispositions intérieures. Le condamné à mort avait reçu une petite image du beau visage de ma tendre protectrice, il l’aimait aussi beaucoup. Comme il connaissait l’épisode Pranzini, il lui fit confiance pour le guider sur sa petite voie d’enfance spirituelle. Sous la houlette de la Vierge et de la petite Thérèse, le prisonnier fit des bons de géant par-dessus le morne horizon de ces quatre tristes murs.

Au chant du coq, Pierre, le saint, reniait Jésus, au chant du coq, Jacques, le criminel, embrassait le crucifix, au chant du coq, la barbarie civilisée trancha la tête du jeune marié en ce 1er octobre 1957. La veille de son exécution, Jacques Fesch avait épousé Pierrette religieusement, par-delà la distance, par procuration. Elle se trouvait dans une église, lui lisait sa messe de mariage en prison. Aux derniers instants, il a écrit dans son journal : « Plus que 5 heures à vivre ! Dans 5 heures je verrai Jésus. Qu’il est bon Notre Seigneur. Il n’attend même pas l’éternité pour récompenser ses élus. Il m’attire déjà tout doucement à Lui me donnant cette paix qui n’est pas de ce monde. Je crois que je vais arrêter ce journal là où il en est, vu que j’entends des bruits inquiétants. Pourvu que je tienne le coup. Sainte Vierge à moi ! Adieu à tous et que le Seigneur vous bénisse. »

Laissez-moi à présent vous poser une énigme, tel le Sphinx à Œdipe, mais je vous rassure, ni vous ni moi ne mourrons à la fin, ce qui n’est pas le cas de Jacques Fesch qui espérait être guillotiné, si j’ose dire, le jour de la fête de sainte Thérèse de Lisieux. Où est le mystère ? Son souhait a été exaucé, me direz-vous. Si je vous réponds à la fois oui et non : dans un premier temps, il n’est pas mort le jour où l’on fête sainte Thérèse, dans un second temps, il est mort le jour où l’on fête sainte Thérèse, devinerez-vous pourquoi ? Je vous laisse trente secondes... Tic tac, tic tac, ne trichez pas en tentant déjà de lire la suite, réfléchissez, que s’est-il passé ? C’est un truc de ouf ! Le pauvre est mort deux fois ! Il avait deux têtes à trancher ! Mais non, je vous taquine, c’est plus simple que ça et surtout moins glauque, vous avez trouvé ? Le condamné désirait mourir le 3 octobre car à l’époque, c’est à cette date que l’on célébrait les Thérèse, mais il fut exécuté le 1er octobre (donc pas exaucé). Qu’à cela ne tienne, en avocate acharnée des vauriens, ma sainte préférée qui a plus d’un tour dans son sac trouva du haut du ciel le moyen, via Vatican II, de faire déplacer sa fête au 1er octobre (donc exaucé) ! Trop forte ma Thérèse, elle m’épate, elle m’épate, elle m’épate !

Sainte Thérèse est moderne, large d’esprit, d’une bonté infinie, elle ne juge pas, elle nous aime avec patience, avec douceur, avec générosité, sans flancher. Elle est infatigable et partout à la fois, en tout lieu, à toute époque, à toute heure du jour et de la nuit. Elle qui se rêvait missionnaire a bien réussi son coup. Elle soutenait sans cesse par la prière et le sacrifice ses deux frères spirituels, prêtres missionnaires, l’un en Chine, l’autre se préparant à partir pour l’Afrique. Voici comment elle concevait son rôle pour le salut des âmes en assistant le Père Roulland qui se trouvait alors à l’autre bout de la planète : « Le zéro en lui-même n’a pas de valeur, mais placé près de l’unité il devient puissant, pourvu toutefois qu’il se mette du bon côté, après et non pas avant ! » C’est un sacré numéro ce petit zéro qui est mon héros ! Oui, Thérèse est mon héroïne, elle écoute, elle accueille avec bienveillance tous ceux qui s’adressent à elle, sans distinction. Elle soulève des montagnes avec son petit doigt et avec humilité, elle nous touche, nous change, nous ouvre la voie vers un avenir meilleur, elle nous rend meilleur. Elle nous a promis une pluie de roses après sa mort, elle a tenu parole par le passé et tient toujours parole aujourd’hui en continuant sans relâche à inonder d’une pluie de grâces rafraîchissante ceux qui souffrent des brûlures du sort. Les roses pleuvent au sens figuré et au sens propre !

En 1916, à Ustaritz en Pyrénées-Atlantiques, Thérèse apparut à une religieuse gravement malade pour la guérir laissant sur le parquet une jonchée de pétales de roses de toutes les couleurs ! C’est sa marque de fabrique, une photo prise à la fin de sa courte vie dans le cloître, à la porte de l’infirmerie, en témoigne. On la voit allongée dans son lit installé à l’extérieur pour lui permettre de prendre l’air, soutenue par des oreillers, effeuillant des roses sur son crucifix. En désespoir de cause, l’un de ces pétales précieusement conservé comme relique fut placé dans le bandage de sœur Catherine Clarke à Londres en 1908. En juin, la pauvre rata une marche et se foula gravement le pied ; en octobre, on parlait d’amputation ! Aucun traitement médical ne fonctionnait, de plus le Ciel restait sourd à toutes les neuvaines, rien n’y fit, ni les médailles, ni l’eau de Lourdes, ni l’invocation d’une kyrielle de saints. Elle était si mal en point qu’on décida de la renvoyer chez ses parents en vue d’une opération de la dernière chance. Alors que la voiture qui devait l’éloigner de son cher couvent était prévue pour le lendemain, sœur Catherine qui attaquait le cinquième jour d’une neuvaine à la « Petite Fleur » cherchait désespérément le sommeil tant son pied, noir, enflé et informe la faisait souffrir. Vers trois heures elle s’éveilla, sa cellule était baignée d’une exquise clarté. Elle eut l’impression que quelqu’un soulevait sa couverture, alors elle regarda son pied complètement guéri, le bandage retiré ! Délivrée de la douleur, elle tomba à genoux pour remercier sa bienfaitrice.

À l’infirmerie du carmel, dans son lit d’agonie quelques temps avant de mourir, la petite Thérèse n’avait-elle pas prophétisé : « Ramassez bien ces pétales, mes petites sœurs, ils vous serviront à faire de grands plaisirs plus tard… N’en perdez aucun… » ?

La plus grande sainte des temps modernes, comme Pie X aimait à la nommer, nous confie son héritage capital à travers ses trois manuscrits autobiographiques écrits par obéissance envers ses supérieures, regroupés en un seul ouvrage, Histoire d’une âme, qui se terminent tous trois sur le même mot : « amour ». Ah ! l’amour ! J’ai tant besoin d’amour, j’en veux toujours plus, je ne suis jamais rassasiée, je suis boulimique d’amour. Il me faut ma dose quotidienne, c’est ma drogue, je suis accro à l’amour, je ne supporte pas le manque d’amour. Je veux être inondée d’amour. Il m’est plus facile d’en recevoir que d’en donner ou peut-être est-ce l’inverse ? Je l’ignore, quoi qu’il en soit, je m’applique à en donner même là où il ne naît pas spontanément. Je prends, j’engloutis, je me jette sur la moindre miette d’amour ! Je l’apprécie, je le savoure, j’en déguste chaque impulsion, je m’en délecte et je m’en gave. Je caresse sa rondeur, je me repais de sa douceur. Je le gobe tout rond, je l’avale tout de go ! Sa chaleur, son moelleux m’enchantent. Je m’abandonne à l’ivresse de l’amour. Bien sûr, il y a amour et amour. Sainte Thérèse en donne et en redonne encore, elle en met dans les plus petites choses, elle en saupoudre ses plus infimes pensées. Chez elle, l’amour met tout en relief. Les banalités prennent une dimension de faveurs célestes ! « L’Amour ne se paie que par l’Amour. » La petite fleur reprend la pensée de saint Jean de la Croix pour en faire sa devise. Elle rayonne d’amour, elle m’attire à elle, je cours vers elle, je me jette dans ses bras dans un élan de confiance totale. J’ai tant besoin d’amour, j’ai tant besoin d’amour. Quand les gens me voient passer dans la rue, ils se donnent discrètement un petit coup de coude et murmurent sur mon passage : « Regarde, Josy, c’est celle qui a besoin d’amour ! » Quand ma dentiste ouvre la porte de sa salle d’attente, elle s’écrie : « C’est au tour de celle qui a besoin d’amour. » Quand j’appelle mon chat, je lui explique : « Viens me faire un câlin, ma Cocotte, maman a besoin d’amour. » Quand on me présentera Brad Pitt, on dira : « Brad, laissez-moi vous présenter celle qui a besoin d’amour. » Quand je monterai au ciel, Jésus ouvrira grand ses bras pour que je puisse m’y réfugier : « Ah ! voici enfin celle qui a besoin d’amour. » Oui, oui, je compte mourir très vieille ! J’ai constamment le sentiment de ne pas être de ce monde, cependant je ne suis pas pressée de passer dans l’autre, tel est mon paradoxe. Je ne suis pas la seule, même les gens qui croient fermement au paradis le plus paradisiaque ne voient pas l’urgence d’y aller.

Aviez-vous remarqué que j’ai besoin d’amour ? Maintenant dites-moi qui parmi vous n’en a pas besoin ? C’est bien ce que je pensais ! Ma tendre amie me prodigue son amour de la façon la plus délicieusement intime, elle me l’insuffle directement dans le cœur, je le sens se répandre dans mon sang et me monter à la tête, il trotte sur ma peau comme une brise éthérée qui embaume mes cheveux d’une fugace senteur de roses. Il s’empare avidement de tout mon être dans un transport d’allégresse, sacré et secret. Quand il m’étreint, rien ne trahit ce soleil intérieur, si ce n’est un sourire au coin des yeux.

Animée du vif désir de me rapprocher plus encore de ma zélée apôtre de l’amour, je pénétrai au bras de mon tendre Philippe dans la basilique Sainte-Thérèse de Lisieux comme on se rend à un rendez-vous galant. Dès la porte franchie, l’atmosphère tamisée trancha avec l’éclatant soleil hivernal qui inondait le parvis. Nous étions seuls. Le temps s’étira, le bruit de fond du flot continu de mes pensées s’assourdit, je sentis l’air froid s’engouffrer mécaniquement dans l’ingénieuse soufflerie de mes poumons, je levai les yeux et là, je ne m’attendais pas à ça, une explosion de couleurs me ravit. Un foisonnement de jaunes et d’ocres mordorés se changeaient en or au gré des jeux d’ombre et de lumière. Les personnages se révélaient à moi au-delà des mosaïques, au-delà des peintures, des décorums et des vitraux, emplissant de leur majesté cet immense espace. Des vermillons brillants, des lapis-lazuli profonds, des verts apaisants, des blancs lumineux racontaient l’histoire de ma Thérèse dans un tourbillon jubilatoire. Au sommet de l’arc triomphal, Dieu paré de la belle écarlate de sa tunique surplombait de ses bras ouverts l’abside de laquelle le Sauveur nous attire à Lui d’un divin murmure figé dans la pierre : « Venez à moi vous tous qui souffrez. » À sa droite, la Vierge et à sa gauche, sainte Thérèse écartaient astucieusement les pans de son ample manteau pour permettre aux agneaux éparpillés à ses pieds, désireux de profiter de l’aubaine, de s’y abriter. Tout à coup, je fus arrachée à ma contemplation par le chant des oiseaux de la forêt tropicale qui retentit à toute volée dans cette église bariolée, nous transportant en un instant au Mexique ! On s’y serait cru ! Dans ce cadre exotique, ma nouvelle sonnerie de téléphone fit son petit effet. Le nom de mon fils cadet s’afficha sur l’écran, en mère inquiète, je me hâtai de décrocher : « Houston, on a un problème ! La chaudière s’est arrêtée, ça caille ici ! »

L’image mentale de deux pauvres petits pingouins coincés sur la banquise, noyés sous des piles de syllabi couverts de givre me vint spontanément à l’esprit ! À la maison, Michel et François peaufinaient leur blocus de leurs pauvres petits doigts raidis par le gel et de leurs innombrables neurones engourdis par le froid tandis qu’en parents indignes, nous jouions aux touristes. Nous les imaginions frigorifiés, révisant leurs cours sans relâche. Ce n’était pas le moment de s’enrhumer, quelques jours avant Noël, sachant que la session d’examens commence chaque année le 2 janvier, cadeau d’anniversaire empoisonné pour François. Il fallait agir vite pour que nos courageux garçons puissent affronter de façon optimale ce rituel obligatoire, mais infiniment rébarbatif, il faut bien l’avouer. Comme à son habitude, mon vaillant époux prit la situation en main pour régler le problème. Il sortit de ce lieu sacré, passa quelques appels afin de débusquer notre chauffagiste et l’envoya à la rescousse fissa. Je restai en tête à tête avec ma bien-aimée Thérèse, seule dans cette grandiose arche d’amour tapissée de mosaïques multicolores, érigée à la gloire de celle qui se voulait si petite et si humble, à l’opposé de sa personnalité et paradoxalement tellement elle ! Je pris des photos pour immortaliser l’accomplissement de ce qui semblait être une gageure que s’étaient volontairement imposés les bâtisseurs, soit parvenir à créer une ambiance sympathique, chaleureuse et généreuse dans un endroit aux dimensions extravagantes, presque comparables à celles de la cathédrale Notre-Dame de Paris, cette merveille qui a traversé les siècles pour brûler stupidement en ce terrible lundi d’avril 2019 sous les yeux du monde bouleversé. Je n’oublierai jamais les visages baignés de larmes qui fixaient les gigantesques flammes empourprant le ciel plombé par d’épaisses fumées menaçantes. (Vous comprenez pourquoi j’ai expressément choisi le mot « plombé » !)

Paris se figea dans une expression d’atterrement, hypnotisé par l’horrible beauté du drame presque irréel, Paris ne chancela pas, un élan de solidarité spontané jaillit du brasier. Si les grandes fortunes françaises annoncèrent d’emblée des dons colossaux pour permettre la restauration de ce symbole universel, toutes ne renoncèrent pas aux réductions d’impôts. Dans ce contexte poignant, l’optimalisation fiscale flirtant avec les limites de la décence agaça car face à cette manne bienvenue qui est incontestablement le fruit d’un noble geste, beaucoup s’interrogèrent à juste titre sur l’attitude de la plupart des super riches prompts à débourser de quoi sauver Notre-Dame, mais habituellement incapables de tendre la main aux « misérables ». S’ils se mobilisaient avec le même empressement pour sauver les SDF, les détenteurs d’immenses fortunes seraient plus appréciés de la population. Est-ce une question de désir forcené de prestige ou une question d’aveuglement égocentré, pire encore, est-ce un mélange des deux ? Devant l’attachement des hommes à leurs biens et devant leur coupable indifférence aux moins nantis (et je m’inclus à ma grande honte dans cette triste catégorie, bien que je me soigne), Jésus n’a-t-il pas dit : « Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu » ?

Voilà qui devrait faire réfléchir ceux qui planquent leur magot dans des paradis fiscaux et laissent crever les plus démunis en bas de chez eux, ce qui ne nous exempte pas pour autant de notre responsabilité propre. Mais comme toujours, Jésus qui est miséricordieux répondit ceci aux disciples qui se demandaient, suite à sa réflexion sur les chameaux contorsionnistes, qui pourrait bien être sauvé ? « Si cela dépendait des hommes, personne. Mais à Dieu tout est possible. »

À chacun de faire son examen de conscience.

« Ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne », nous dit notre Sauveur dont la Sainte Couronne d’épines a été préservée de l’incendie grâce à l’héroïsme des pompiers de Paris. En attendant d’avoir la joie de pouvoir visiter le vénérable monument restauré, majestueux phénix qui renaîtra de ses cendres pour nous offrir sa splendeur ressuscitée, rejoignez-moi à nouveau dans la Basilique Sainte-Thérèse de Lisieux où j’allumai deux bougies de neuvaine pour mes enfants au pied du reliquaire – séparé du public par des rambardes protectrices – reliquaire qui contient le cubitus et le radius du bras droit de ma sainte protectrice. Je sais, c’est déroutant lorsqu’on n’est pas habitué, mais beaucoup le sont apparemment car les reliques de la sainte patronne des missions font un tabac partout où elles passent et semblent compléter sur terre la tâche qu’elle s’est réservée au ciel. On peut affirmer sans mentir qu’elles en voient du pays ! Après la victoire de 1945, un tour du reliquaire fut organisé en action de grâce pour la libération du pays. Il faut voir les terrifiantes images d’archives qui montrent Lisieux rasée lors des bombardements du débarquement du 6 juin 1944. Tout était parti en fumée, il ne restait pratiquement rien de la ville dévastée, que monceaux de ruines, tas de gravats et de cendres d’où émergeait comme par miracle la basilique de sainte Thérèse. L’esplanade avait été touchée, mais les bombes tombées sur la bâtisse n’avaient pas explosés ! La cathédrale Saint-Pierre qui se situe au cœur du centre-ville, paroisse de la famille Martin, était également indemne ! Je continue ? Le feu s’était arrêté aux portes du carmel ! Encore plus surprenant, les Buissonnets ont été épargnés ; une photo d’époque montre trois moniales en longues robes de bure et voiles noirs, affichant un calme olympien en posant debout devant la maison d’enfance de la petite Thérèse, une énorme ogive encore intacte dressée devant elles, leur arrivant à la taille ! Je n’exagère pas en disant énorme, rien qu’en effleurant des yeux le vieux cliché jauni, on retient son souffle car la peur absurde de la voir exploser avec soixante-quinze ans de retard nous saisit.

La bataille fit rage à Lisieux, les soldats écossais et anglais de la 7e division blindée étaient entrés dans la ville pour la libérer le 23 août 1944 malgré la tenace riposte allemande. Un officier anglais expliquera plus tard aux carmélites qui avaient, avec d’autres, trouvé refuge dans la crypte : « Vous l’avez échappé belle, nous avions l’ordre de détruire la basilique, le tir était déjà pointé lorsqu’on nous assura qu’il n’y avait pas de soldats allemands retranchés à l’intérieur ! »

Après avoir échappé aux bombes aériennes, la basilique fut donc sauvée in extremis des tirs d’artillerie dévastateurs. Je vous invite à consulter les photos qu’on trouve facilement sur la toile pour mesurer l’ampleur de la catastrophe. Sous cet épouvantable déluge de fer et de feu, combien de précieuses vies anéanties ? Quelques-unes, peut-être même beaucoup auraient été préservées si seulement ces satanés tracts signés des forces alliées, censés prévenir la population, étaient tombés au bon endroit. Mais le vent qui soufflait fort ce jour-là en décida autrement. Quelle connerie la guerre disait Prévert !

Les lieux thérésiens rescapés de cet enfer ont-ils bénéficié d’une protection spéciale ? Je veux le croire, si le Bon Dieu ne peut intervenir face à l’opiniâtreté guerrière du genre humain qui vautre son libre-arbitre dans les égouts de l’Histoire, Il peut se permettre le luxe de préserver l’héritage tangible de sa fidèle bien-aimée dont les reliquaires partirent à la rencontre de ceux qui l’espéraient. Les reliques déploient leur fabuleux pouvoir d’attraction sur les cinq continents, soulevant la ferveur des foules qui viennent s’agenouiller pour plaider leur cause auprès de celle qui a l’oreille du Grand Manitou. Vénérer des reliques au XXIe siècle, qui l’eût cru ? Et pourtant, sous l’afflux des demandes, un reliquaire prend régulièrement l’avion pour des destinations lointaines tandis que l’autre, en l’occurrence une vertèbre de la sainte thaumaturge, sillonne la France en Renault Trafic ! La liste d’attente des diocèses désireux de les accueillir continue sans cesse de s’allonger. Ma douce protectrice attire dans l’allégresse, la ferveur et le recueillement des gens qui n’ont plus mis les pieds dans une église depuis des lustres. La liste des pays visités donne le tournis, la petite fleur apporte de l’espoir à tous jusque dans des lieux reculés. C’est ainsi que les oubliés de l’Oural qui vivaient au sortir du communisme dans l’insalubrité et le désespoir noir se sentirent honorés de sa visite. Des condamnés à mort philippins qui devaient être exécutés huit jours après avoir reçu Thérèse dans le couloir de la mort virent leur sentence commuée en prison à vie. Les pérégrinations de ses reliques se transforment en véritable épopée au regard de l’ampleur du phénomène. Toujours là où on ne l’attend pas, la petite Thérèse qui avait tant désiré devenir missionnaire se rendit même en Irak sous Saddam Hussein pour soutenir ceux qui désiraient se recueillir devant sa châsse, ce qui est un exploit, il faut le reconnaître. François Mitterrand, exténué par la maladie, trouva la force de descendre au pied de l’immeuble où il vivait ses derniers jours, pour pouvoir toucher quelques instants à pleines mains le reliquaire de la petite Thérèse qu’il avait réussi à faire venir jusqu’à lui. Tenez mes amis, si je vous dis qu’une relique de Thérèse s’est retrouvée dans un endroit encore plus fou, à quoi pensez-vous ?

Pendant que vous cherchez, je continuais à prier devant le reliquaire dans la basilique de Lisieux, nourrissant en mon for intérieur le secret espoir d’éprouver une nouvelle sensation mystique, puissante et mystérieuse, mais rien ne se passa selon mes désirs. Philippe entrouvrit la grande porte et me fit signe de le rejoindre. Le soleil froid m’éblouit un instant, les cloches du campanile voisin bourdonnaient dans l’air cristallin. Mon mari me fit le topo sur la situation, il avait contacté le chauffagiste qui par chance se trouvait dans le coin. Son diagnostic : il y avait de l’eau dans le fond de la cuve.

Son traitement, phase 1 : remonter la pompe pour atteindre le mazout qui stagne au-dessus de l’eau suffirait à faire fonctionner à nouveau la chaudière. Phase 2 : pomper l’eau, puis trouver la cause de sa présence inopportune dans cette fichue cuve qui a l’évidence se révélait peu étanche !

La bonne nouvelle : cela pouvait attendre notre retour au bercail. Pas une miette de notre conversation n’échappait à l’imposante statue de Thérèse qui nous espionnait du haut de son fronton. En revanche, le Jésus du tympan au-dessus du portail semblait indifférent à nos petits soucis domestiques, trop occupé à accueillir un bambin qu’il montrait en exemple à ses disciples : « Celui qui se sera fait petit comme cet enfant sera le plus grand dans le Royaume des Cieux.» Sous cette exhortation à l’humilité et à la simplicité, Philippe supervisa l’opération chaudière par téléphone.

L’abandonnant lâchement à son devoir paternel, je tentai de me reconcentrer sur ma prière, mais point d’illumination spectaculaire pour moi, pas la moindre révélation non plus ni même une minuscule inspiration, rien, nada, broquette ! J’étais bien embêtée, mon évolution spirituelle se trouvait parasitée par les triviales tribulations du quotidien. C’est ainsi que je compris qu’en effet la vraie quête mystique n’est pas tissée d’éblouissements surnaturels, elle commence modestement lorsqu’on prend soin au quotidien de ses enfants ou de ses proches, mais aussi des personnes que l’on croise sur sa route. Malgré cela, dans ce cadre enchanteur, agenouillée sur mon prie-Dieu, une seule chose me venait à l’esprit : « S’il vous plaît, sainte Thérèse, changez l’eau en mazout ! » Ri-di-cu-le ! Quoique… après tout, Jésus ne changeait-il pas l’eau en vin ? Et Desproges de glousser dans un coin de ma tête : « Tu m’étonnes que douze mecs le suivaient partout ! »

Un bien étrange crucifié, mais à y regarder de plus près, pas tant crucifié que ça, attira mon attention, je n’avais jamais rien vu de tel ! Au-dessus du reliquaire, haut perché sur le mur, un Christ grandeur nature en bois clair immaculé semblait en pleine forme, on aurait dit qu’il dansait sur de la techno, battant la mesure de ses mains libres, immortalisé au moment où ses bras redescendaient à l’horizontale après les avoir frappées l’une contre l’autre au-dessus de sa tête qu’il tenait haute. Debout, adossé au crucifix, il lévitait, les pieds posés sur un dancefloor invisible, libre de ses mouvements, un long pagne noué à la taille couvrait ses jambes jusqu’aux genoux. D’ailleurs, ce périzonium – mot savant pour désigner un simple caleçon antique – ceignait ses reins de manière si atypique qu’on aurait dit une jupe rigide en osier, ce qui lui donnait un look ethnique pas banal ! Un puissant projecteur braqué sur lui depuis le sol projetait l’ombre géante de ce danseur baba cool vers le haut du ciborium monumental, ajoutant un effet dramatique à cette scène incongrue. Aucun signe de souffrance, pas une seule égratignure, aucune trace de sang, ni clous ni couronne d’épines ne troublait la zénitude de ce sympathique Christ qui se tenait trop loin de mon regard inquisiteur pour que je puisse entrevoir sous une mèche de cheveux le pétard roulé maison qu’il avait probablement planqué derrière son oreille ! Qui donc est le sculpteur-farceur de ce facétieux Jésus ? Tout compte fait, c’est plutôt lui qui avait dû fumer des cigarettes qui font rire ou alors c’est un indécrottable optimiste ! Comme quoi le Jésus qui veille sur Thérèse ne manque ni d’humour ni de recul sur lui-même. Ce qui m’étonne le plus dans cette affaire, c’est l’approbation que ce gracieux crucifix a reçue de la part de gens incontestablement très sérieux ! Trop forte ma petite Thérèse révolutionnaire !

Mon époux me rejoignit enfin pour le reste de la visite des dix-huit autels et presque autant de chapelles de tous pays, offerts en ex-voto à la sainte qui touche décidément beaucoup de monde, même dans les contrées éloignées. Les dons affluèrent de la terre entière pour financer la construction de ce prestigieux monument : Mexique, Espagne, Italie, Ukraine, Chili, Brésil, Argentine, Portugal, États-Unis, Colombie, Grande-Bretagne, Écosse, Allemagne, Cuba, Irlande, Canada, Belgique, Pologne, Pays-Bas et bien d’autres pays encore figurent parmi les généreux donateurs. Face à cette longue liste, preuve bouleversante de sa popularité, il est impossible de nier l’impact plus que positif de la petite fleur sur des millions de vie aux quatre coins de la planète.

Quand il n’y en a plus, il y en a encore : sous la basilique supérieure, la crypte éploie ses cinquante mètres de long dans un foisonnement d’oiseaux et de fleurs qui mènent à une accueillante Thérèse auréolée de roses et couronnée d’un arc-en-ciel, bras ouverts, jamais lasse d’attendre ses enfants. Une ambiance bucolique feutrée, douce et paradoxalement intime se dégage de la splendide mosaïque Art déco aux couleurs pastel malgré la superficie impressionnante des lieux ! On se sent vraiment bien dans cet antre poétique propice au recueillement. On s’y délasse, on s’y déleste de ses chagrins, on y dépose les fardeaux trop lourds à porter, on y rêve d’une vie meilleure, on y pleure sur l’épaule de l’hôtesse des lieux, on y prie en redoublant de ferveur car on se sent écouté et compris.

Voilà ce que je sais de ma Thérèse et que j’avais envie de partager avec vous. Tournez-vous vers elle, elle saura vous surprendre. À propos de surprise, devinez celle qu’elle a apportée à notre famille ? Une nouvelle voiture ? Un jet privé ? Les numéros gagnants de l’EuroMillions ? Non, elle nous gratifia d’un ajout plus remuant que ça… un petit garçon de dix ans ! À l’époque bénie où je me sentais encore jeune et pleine d’allant, j’ai pensé que Philippe et moi pourrions éventuellement assumer un troisième enfant, mais en personnes responsables, nous avons rapidement renoncé à l’idée craignant que le temps et l’énergie ne viennent à nous manquer. C’est ainsi que quelques années plus tard lorsque nos fils frôlèrent respectivement leurs dix-huit ans et seize ans, nous avons choisi de parrainer un enfant. Après les formalités d’usage – une visite à la maison pour sonder le cœur de chacun des membres de notre famille, l’obtention d’un certificat de bonne vie et mœurs et une attestation médicale de bonne santé mentale (obtenue haut la main !) – les responsables de Parrain-ami nous questionnèrent sur nos attentes. Avions-nous une préférence pour une fille ou un garçon ? Quel âge nous conviendrait le mieux ? On nous mit en garde contre les difficultés que nous aurions à surmonter, on nous expliqua longuement que certains enfants au passé douloureux étaient très perturbés. Tous connaissaient des situations compliquées, les uns vivaient avec un seul parent, confrontés à la précarité, les autres grandissaient en institution à l’écart de leur famille. Nous nous engagions à accueillir l’enfant un week-end par mois et quelques jours pendant les congés scolaires. Quelques réunions plus tard, conscients des nouvelles responsabilités que nous étions prêts à endosser, nous nous laçâmes dans l’aventure. Nous n’avions aucune exigence particulière, nous tenterions d’instaurer une relation rassurante et stable avec l’enfant que l’on nous confierait quoi qu’il arrive. Et sainte Thérèse dans tout ça, me direz-vous ? Eh bien, c’est elle qui a choisi le loustic, nous nous en sommes entièrement remis à elle. Nous lui avons confié notre espoir de parvenir à faire la différence dans la vie d’un enfant. Il ne restait plus qu’à patienter. Quinze jours plus tard, le téléphone sonna : « Bonjour, c’est Audrey. Nous avons un petit Soufian qui attend depuis très longtemps une famille de parrainage. Il est placé dans un centre d’hébergement depuis des années. Sa maman, handicapée par une santé physique et mentale vacillante n’est pas apte à s’occuper de ses enfants. Quant au papa qui boit beaucoup, il ne le voit qu’extrêmement rarement, pour ne pas dire jamais ! Mais je dois vous avouer qu’il s’agit d’un enfant au comportement difficile, qui fait des crises et souffre de troubles caractériels ! Qu’en dites-vous ? Vous n’êtes absolument pas obligés de le prendre car malheureusement, il y en a d’autres qui attendent aussi… »

Penchés sur le haut-parleur, Philippe et moi échangions des mimiques étonnées, joyeuses ou perplexes au fur et à mesure qu’Audrey distillait miel et vinaigre dans ses propos. Alors qu’elle attendait une réponse, nos regards se croisèrent et dans un élan commun, un hochement d’approbation à peine perceptible déclencha un grand « oui » bilatéral ! J’avais secrètement demandé à ma protectrice de me donner la confirmation qu’elle s’occupait personnellement du dossier et que je pouvais me reposer une fois encore sur sa générosité. Le deal (en fait, ma prière) ressemblait à ça : elle choisirait l’enfant, je m’engageais à prendre celui qu’on voudrait nous confier, soit le premier qui se présenterait, le signe que je demandais à Thérèse pour me rassurer serait un lien quelconque avec le mois d’octobre. « Faites que tout se passe bien, merci d’avance ! » en fut la conclusion.

Un mercredi après-midi de mai 2014, le jeune Soufian débarqua chez nous, ses dix ans sous le bras, encadré par Audrey et Catherine, deux magnifiques femmes dévouées à la cause des enfants. Le petit nous avait déjà vus en photo et sembla nous reconnaître. Rien de tel qu’un appétissant gâteau au chocolat dégusté dans la bonne humeur pour mettre le pitchoun en confiance. Michel et François lui montrèrent le piano, enclenchèrent le bouton automatique et le petit fit mine de nous jouer avec grande dextérité un concerto pour piano de Mozart. Il salua son public sous un tonnerre d’applaudissements. Nous étions conquis, lui aussi. Sa bouille d’angelot mangée par de tendres yeux noirs de biche apeurée, ses boucles d’onyx, ses rondeurs pouponnes, son sourire mutin, son irrépressible bougeotte s’ancrèrent candidement dans nos vies. Depuis le jour de notre première rencontre, la lune de miel perdure. Grâce au soutien d’Audrey de Parrain-ami, nous avons su passer au-dessus des difficultés qui se sont présentées au fil des âges traversés. Soufian grandit vite, nous avons déjà célébré ensemble plusieurs de ses anniversaires qui semblent s’enchaîner à la vitesse de la lumière. Nous quittons l’ère des petits bobos, des promenades à vélo, des histoires à l’heure du coucher, des bisous et des câlins spontanés, des légers grincements de dents lors des devoirs de mathématiques… mais nous sommes confiants dans l’avenir.

Notre famille s’est enrichie en s’embarquant dans le parrainage d’un enfant. Quant à Soufian, il sait qu’il peut compter sur nous pour la vie, il a trouvé un point de repère stable, un fil conducteur dans une vie chahutée, un nouvel horizon. C’est à présent un jeune homme très courageux, sa force de résilience me bluffe. Ne lui répétez pas (pas encore), mais je l’admire. Je sais que d’autres aventures nous attendent alors qu’il marche vers ses dix-huit ans.

Ah oui ! vous ai-je dit qu’il souffle ses bougies le 16 octobre ?

Un dernier mot pour rassurer les inquiets qui se demandent encore comment s’est terminée notre mésaventure « chauffagère » : effectivement, cela aurait pu nous coûter bonbon si nous avions dû remplacer la citerne à mazout enterrée, mais par chance, elle était toujours étanche, l’eau de pluie s’infiltrait par le trou d’homme, on s’en est donc sorti à peu de frais ! Voilà, je devais mettre fin à l’insoutenable suspense. Dans la vie, on apprend à jongler indifféremment avec les sollicitudes terrestres et les inclinations célestes ! À propos de ciel, cela me rappelle que je dois encore vous donner la réponse à ma question sur l’endroit insolite où l’on a transporté une relique de la petite Thérèse. Vous avez trouvé ? Si le ciel est un indice, la bonne réponse est… l’espace !

L’astronaute américain Ron Garan, très lié spirituellement au couvent des carmélites de New Canet au Texas se vit confier une petite relique de la plus grande sainte des temps modernes à mettre en orbite dans l’espace. Ce fut chose faite en 2008 lors de sa mission en direction de la Station spatiale internationale.

Alors, vous aviez deviné ? C’est dingue, non ?

P.-S. : Je me suis réjouie un peu trop vite ! Deux mois plus tard, les tracas d’infiltration d’eau dans la cuve à mazout ont repris de plus belle, on a dû la condamner, la sécuriser, en faire placer une neuve hors sol et construire un abri en bois adossé au mur du garage pour la protéger. Résultat des courses : cela nous a effectivement coûté bonbon !

Annotations

Vous aimez lire Brigitte Nézer Poumay ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0